A très peu d’exceptions près, tous les hommes veulent la justice. Mais…Laquelle? Car autant chacun est à peu près bon juge de l’injustice - surtout de celle dont il est victime - autant peu seraient capables de dire en quoi consiste exactement la justice. Mais avant d’en débattre, une question préalable se pose: pourquoi préférer la justice à l’injustice? La réponse semble évidente: parce que nous vivons en société, que tous les hommes ou presque veulent la justice, et que, faute de l’obtenir, il faut s’attendre à un conflit permanent. Mentionnons cependant l’objection des interlocuteurs de Socrate au début du dialogue de « La République »: dans un monde injuste, celui qui veut à tout prix la justice et la place au-dessus de son intérêt personnel doit s’attendre à avoir le dessous en tout. Dans ces conditions (poursuit l’interlocuteur, Trasymaque) ce qu’il faut, c’est faire semblant d’aimer la justice car c’est ainsi qu’on gagne l’estime des hommes), et préférer secrètement l’injustice - du moins chaque fois que son intérêt personnel est en jeu.
Est-ce vraiment ainsi qu’il faut vivre parmi les hommes? Mais cela présuppose une nature humaine éternelle, foncièrement incapable de justice, et impossible à changer, du moins sur ce point. Pourtant ce n’est là qu’un postulat: le Christ ne l’a pas crû, ni Socrate, ni d’autres grands esprits qui ont contribué, ne serait-ce qu’à la marge, à faire progresser le sens de la justice. Il est vrai néanmoins que vivre selon la justice dans un monde injuste implique un héroïsme moral qui n’est pas à la portée de tout le monde, d’autant que l’entreprise comporte un risque d’erreur, car
(à nouveau) : en quoi consiste la justice?
On peut rapprocher « justice » et « justesse », recherche du mot, de la parole, et même de la conduite « justes » au sens d’approprié, de convenable -et il est vrai que bien des malentendus seraient évités si l’on voulait se donner cette peine: on peut assimiler la justice à l’amour- ce qu’a fait le Christ-, mais précisément tout le monde n’est pas le Christ et l’amour n’est pas toujours éclairé; on peut surtout tendre à la justice par l’égalité, tout en sachant que, dans une humanité où les hommes sont tous différents, il faut tempérer cette recherche par le souci de la liberté, et qu’il est absolument fou de vouloir entre tous les hommes une égalité parfaite.
Face à tant de difficultés, faut-il se rabattre sur le droit et sur l’institution judiciaire chargée de l’appliquer? Peut-être. Mais à au moins deux conditions: 1) pas n’importe quel droit, mais les droits de l’homme 2) à condition de supposer un progrès constant du droit. Ce légalisme - qui exclut l’établissement de la justice par voie de révolution - est la solution retenue par Kant : à mesure que le droit progresse et s’affine - ce qui ne va pas sans controverses intellectuelles ni luttes politiques et sociales -, son bien-fondé tend à s’imposer aux consciences, et ses avantages se font mieux sentir. L’égalité et la liberté étant maintenues dans un juste équilibre, le droit s’intériorise assez pour qu’on en vienne à faire par devoir et sens moral ce que l’on faisait par simple obéissance au droit. A terme, on obtiendrait ainsi une approximation correcte de la justice, non certes une justice parfaite (au-dessus des forces humaines et dont le contenu est de toutes façons abstrait et à peine pensable), mais telle qu’elle convienne à des hommes; car, ajoute Kant: " dans le bois noueux dont est fait l’homme, on ne peut rien tailler de tout à fait droit ".