De façon déconcertante, il n’existe pas de définition incontestable et pleinement satisfaisante de l’homme, en sorte que c’est le même être, l’homme, qui prétend exercer son empire sur toutes choses qui en est réduit à ne pas même savoir exactement qui il est; et il est trop facile de travestir cette impuissance en choix en affirmant que la définition de l’homme doit rester assez floue pour ne pas enfermer la liberté humaine dans un cadre trop rigide.
La difficulté d’une bonne définition n’est pas seulement technique (convenir à tout le défini et rien qu’au défini), et une définition est plus qu’une commodité de classement: elle doit dire ce qu’est la chose définie( en termes philosophiques: exprimer l’essence de la chose); la difficulté tient aussi au fait que, s’agissant de l’homme, une définition n’a rien de neutre: elle engage une vision de l’homme en même temps qu’une conception du monde et de la place de l’homme dans le monde; aussi doit-on s’attendre à des divergences et des disputes autour de la définition de l’homme plus qu’à propos de tout autre terme du langage.
Actuellement, la conception dominante de l’homme ,sous l’influence notamment du matérialisme scientifique, aurait tendance à le définir comme un animal comme les autres, mais qui aurait mieux tiré parti que les autres des hasards de l’évolution et réussi à développer au sein de la société des compétences et des facultés supérieures. Bizarrement, cette animalisation de l’homme( inverse de la sacralisation religieuse qui fait de l’homme une créature faite à l’image du Dieu créateur), ne le rend pas plus proche des animaux, qui sont martyrisés comme jamais et menacés d’extinction; et l’effacement des limites entre nature et culture qu’elle institue est aussi arbitraire et pose autant de problèmes que le clivage étanche entre les deux qu’on trouve dans les définitions plus anciennes. Pour donner une idée de ces problèmes, il suffit de considérer la définition usuelle de l’homme, « animal doué de raison ». Comment la raison peut-elle venir se greffer sur un corps animal sans en modifier l’animalité de fond en comble? Un « animal doué de raison » est ce qu’on appelle un « carpin » (mariage de la carpe et du lapin) et l’union de la raison et de l’animalité est aussi incompréhensible que celle de l’âme et du corps dans la théologie et la philosophie classique.
Bien que l’homme aie une origine animale , une « nature » avec laquelle il ne peut jamais tout à fait rompre sans se porter gravement préjudice, il se produit lui-même au cours de l’histoire et devient autre chose qu’un animal. En attendant d’en savoir plus sur cet « autre chose », on peut s’interroger sur l’accent mis par les définitions actuelles sur son côté animal, et se demander notamment si cette réduction de l’homme à un animal bien doué n’est pas ce qui convient à une organisation de la société entièrement dominée par les préoccupations économiques, et dans laquelle l’usage se répand de ne plus s’adresser aux hommes qu’en tant qu’êtres de besoins et dans la langue du besoin; il y a là, au-delà d’un parti-pris réaliste (pourvoir d’abord aux nécessités de la vie matérielle, commencer par le commencement), le signe d’une grave perte de confiance en l’homme, dont toute l’histoire atteste qu’il est plus et mieux qu’un sur-animal, et qui espérons-le pourra encore en fournir la preuve..