Si la matière ne peut pas penser, alors c’est l’âme ou l’esprit qui le peuvent; mais peu de gens aujourd’hui sont disposés à admettre l’existence d’une âme immatérielle jointe au corps matériel- sans mesurer toujours à quel point cette position est risquée puisqu’elle déchoit l’homme au rang d’un assemblage de matière, assemblage dont la complexité peut bien étonner, mais qui ne fait pas pour autant de l’homme un être à part dans la nature et méritant une considération particulière.
Le dualisme, l’union en l’homme de deux substances, la substance matérielle( le corps) et la substance pensante( l’âme) a toujours posé problème, ne serait-ce que celui-ci: ce qui est immatériel ne saurait occuper un lieu et avoir une position dans l’espace, donc être joint à un corps. Ceci dit, pourquoi penser le corps comme distinct de l’âme? La Bible ne l’a pas fait( l’âme, c’est la personne entière), et un philosophe comme Spinoza n’admet la distinction des deux que pour l’annuler aussitôt: matière et pensée ne sont que des traductions dans des langages différents d’une substance divine unique et univoque à travers tous ses attributs(dont seuls deux nous sont connus, matière et pensée); et, dit Spinoza, « tout ce qui arrive à l’âme arrive aussi à son corps ».
Pourquoi la pensée devrait-elle être immatérielle? On ne la voit jamais fonctionner qu’associée à un corps( sauf pour ceux qui croient aux « esprits »); et elle ne se développe que sur la base d’un langage qui est une réalité matérielle( des sons, des graphes, des gestes); certes, ce n’est pas toute matière qui est susceptible de penser, mais une chair vivante, dotée d’un sens externe et d’un sens interne, qui traduit les données du monde extérieur en impressions et en conserve la trace dans une mémoire. Or ce sont là les conditions élémentaires de la pensée. Que des comparaisons viennent à se faire entre l’impression fixée par la mémoire et l’impression actuelle, qu’une conclusion (donc un jugement) en résulte qui se traduise par une conduite, et le processus de pensée est en route; il reviendra ensuite au langage( qui fixe les expériences et en facilite la mémoire) et à la vie sociale( qui les multiplie) de développer ce qui est en germe, et qui correspond aussi à des évolutions organiques(développement du cerveau, affinement de l’habileté de la main et de la sensibilité générale).
Plus un corps est complexe et plus il est apte à penser et inversement (Spinoza, Ethique, chapitre2). Bien entendu le parallélisme (qu’on voit si bien fonctionner dans tout ce que la psychanalyse nous a appris sur les formations symptomatiques, qu’il s’agisse de conduites -actes manqués, comportements obsessionnels..- ou de réactions organiques- paralysies, cécité..-), ce parallélisme a des limites liées au développement du langage qui en vient à fonctionner de façon autonome et selon ses règles propres, constituant ainsi un « monde de l’esprit » avec ses savoirs et ses problèmes, mais dont l’autonomie n’implique pas pour autant l’existence d ‘ « esprits » séparés de leur corps.
Reste l’énigme de la conscience, l’énigme d’un corps qui se retourne sur ses propres opérations pour se voir voyant, se savoir sachant, etc.., et ce en contraste avec toute propriété connue de la matière. S’’agit-il d’un épiphénomène dont nous surestimons l’importance, d’une extension de la vigilance commune à tous les animaux, ou de quelque chose de plus, de la manifestation de « l’esprit » de l’homme? Un doute subsiste, que le progrès des neuro-sciences lèvera peut-être un jour.