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A quoi sert la littérature?

Commençons par une définition de la littérature: c’est la part de la production intellectuelle écrite qui s’efforce de rendre compte de la réalité par le détour de l’imaginaire et les moyens de l’imagination. Comme le mot « réalité » est vague et difficile à préciser, simplifions-nous la tâche en appelant par convention « réalité » tout ce qui peut être mis en mots et exprimé par des mots, en sorte que même une œuvre de pure fiction décrit au moins la réalité mentale de son auteur. Cette définition inclut la poésie, le roman, les contes et nouvelles, certaines formes de récits, les écrits pour le théâtre; elle exclut la philosophie et les sciences humaines, les témoignages, les récits de voyage, les biographies et les autobiographies non romancées, et tout genre d’écrits qui se borne à rendre compte des faits (encore qu’il existe des genres hybrides qui mêlent réel et imaginaire, narration de faits et développements de fiction ou considérations personnelles, comme les mémoires, les chroniques, ou encore les romans et récits qui reposent sur l’évocation de grandes fresques historiques ou sociales, comme « Guerre et paix » de Tolstoï.)

Tout de suite on voit par les problèmes que pose sa définition que la littérature n’est pas une chose simple, et que s’il n’est pas toujours commode de dire ce qui est littérature et ce qui ne l’est pas, cela tient à la complexité de la notion de réel, qui bien entendu ne se borne pas au seul réel physique, mais comprend toutes sortes de niveaux, mental, psychologique, social, historique, l’imaginaire étant alors un bon moyen- et peut-être le seul- d’opérer une synthèse entre ces niveaux -mais nous aurons peut-être l’occasion de revenir sur ces problèmes.

Par ailleurs, la littérature peut s’aborder selon deux versants, suivant que l’on considère l’œuvre faite ou l’œuvre à faire et en train de se faire. A ce second versant, nous réserverons le nom d’ »écriture », pour désigner l’expérience singulière de l’écrivain, l’œuvre faite relevant quant à elle de la production culturelle, avec toutes les résonances sociales qui s’y attachent.

La question « à quoi sert la littérature? » ne reçoit pas la même réponse selon qu’on considère l’un ou l’autre versant, l’œuvre faite intéressant en tant qu’objet culturel la société, tandis que l’œuvre à faire, le travail de l’écriture, concerne uniquement le rapport singulier que l’écrivain entretient avec le langage.

Commençons par ce second volet. Si la question se pose de savoir à quoi sert la littérature et si cette question n’est pas entièrement dépourvue de pertinence, c’est parce que l’expérience de l’écriture est en un sens la chose la plus vaine, parce qu’elle ne change rien, parce que la chose écrite n’a pas en elle ce pouvoir de modifier l’état du monde qui est impliqué par la moindre action. Comme le dit un certain jugement populaire- celui des gens qui ne lisent jamais de livres, et encore moins de livres de littérature-, « ce ne sont que des mots » Cette vacuité de la littérature -qui ne concerne pas d’ailleurs toute espèce d’écrit littéraire puisqu’il existe une littérature engagée qui se donne pour dessein express de changer le cours des choses-, il faut bien voir qu’elle lui est essentielle, et qu’elle est à l’origine de ce qu’on peut appeler le « drame » de l’écrivain. Quoi qu’il écrive en effet, l’écrivain éprouve le sentiment de n’avoir encore rien dit, ses œuvres ne le remplissent pas, elles le vident, ce sont autant de coups de sonde dans une nuit qui, à mesure qu’on l’éclaire, se fait de plus en plus vaste- au point qu’il peut très bien se faire qu’un écrivain ne relise jamais les livres qu’il a écrits. Le péché originel de l’écriture, c’est de commencer, de ne pas savoir ni pouvoir demeurer dans le silence qui la précède et dans la sécurité de ce silence; car sitôt l’écriture en route, elle est happée par un mouvement qui ne peut plus s’arrêter. Cela tient à différentes causes, mais en particulier à celle-ci, que toute œuvre est essentiellement inachevée. Elle est faite pour être lue- comment en serait-il autrement?- toutefois à peine est-elle livrée au public que l’écrivain a le sentiment qu’elle lui échappe complètement, et que les réactions qu’elle suscite ne sont pas celles qu’il attendait. En sorte que le résultat presqu’inévitable de la publication, c’est le malentendu. Il faudrait écrire un livre qui n’ait pas besoin de la probation d’un public, un livre parfait, qui tienne son existence de lui-même; mais cela, c’est le livre impossible, et c’est à la poursuite d’un tel livre et faute de pouvoir l’écrire que l’écrivain enchaîne publication sur publication (bien entendu, on ne parle pas ici des écrivains qui écrivent sur commande, ou parce que, étant écrivains professionnels, ils ont besoin de publier pour vivre).

Un autre aspect de cette vanité de l’écriture tient à la nature même du langage. Dans la vie hors-littérature, la vie dite « normale », le langage sert à des fins bien précises et est utilisé au service de ces fins comme un instrument. Mais dans le processus de l’écriture, tout se passe comme si les rôles étaient inversés, comme si c’était le langage qui se servait de l’écrivain pour le conduire là où il n’a pas forcément envie d’aller. Cette expérience est redoutable, parce qu’alors le langage d’une certaine manière tourne à vide, au rebours de toute espèce d’usage qui en est fait ordinairement. Le résultat est une sensation d’enfermement, ou plutôt de labyrinthe (très sensible par exemple dans l’écriture de Kafka): l’écriture ouvre des portes qui ouvrent seulement sur d’autres portes, et ainsi de suite à l’infini.

Certes cette expérience ne concerne qu’une frange très réduite de la littérature, et la plupart des écrivains se tiennent prudemment en-deça; mais l’important est de voir qu’elle concerne l’essence même de la littérature, qui repose toute entière dans la décision d’écrire et de prendre le langage au sérieux. Car le langage porte en lui un monde de significations dont il est impossible de faire le tour: les mots se renvoient les uns aux autres dans un va-et-vient qui ne peut être arrêté que par la décision au fond arbitraire de privilégier telle piste à telle autre, et leur exploration est nécessairement un processus qui n’a pas de fin. L’arrêt de ce processus, ce sont les œuvres, dans leur apparence d’achèvement qui n’est qu’une apparence, laquelle n’est parfois même pas marquée( aucun des grands récits de Kafka n’est achevé).

C’est ce vertige de l’écriture et l’impossibilité de conclure à laquelle elle semble vouée qui autorise à considérer l’entreprise littéraire comme la chose la plus vaine: la littérature tourne autour du silence qui la précède et à laquelle inexorablement elle reconduit. Certes on peut donner de la chair au langage en l’habillant de nos émotions et de nos sentiments, voire de nos conceptions du monde, mais il n’est pas sûr que ce faisant on ne cède pas à la facilité ni qu’on réponde de la façon la plus appropriée à l’appel du langage.

En un sens la littérature ne dit rien, ou plutôt elle dit le rien, elle dit ce rien qui est tout, elle nous parle de la fragilité inouïe d’une condition humaine toute entière suspendue à la poussière des mots. Parce que- conformément à cet effort de synthèse évoqué en début d’exposé- elle fait voler en éclats les cloisonnement grâce auxquels, y compris en philosophie, nous utilisons le langage, elle touche à ce lieu où le langage parle seul, où le langage parle sans plus personne qui le parle, où il se fait pur ressassement, comme dans l’œuvre de Samuel Beckett. Avant comme après l’expérience de l’écriture, rien n’est changé, la vie n’est pas spécialement allégée. Et cependant l’accumulation des œuvres, l’effort têtu pour les produire en dépit de leur possible insignifiance, font émerger, à la limite du sens et du non-sens, quelque chose comme une doublure du monde; doublure qui en est peut-être la vérité, et qui, en tous cas, si précaire soit-elle, devient pour beaucoup le seul monde où il soit possible d’habiter.

On peut se demander ce qui pousse l’écrivain à poursuivre une exploration si désolante. Un jugement courant porté sur la littérature tend à en faire le lieu privilégié de déploiement de l’imaginaire. Je propose pour ma part l’idée que la littérature traite du réel, le mot étant entendu dans un sens voisin de celui que les psychanalystes donnent à ce terme. Le réel, c’est ce qui ne peut être énoncé autrement que par métaphore, c’est l’innommable, ce qui défie le langage, l’insoutenable, peut-être la mort.

Le réel ,disent les psychanalystes, c’est l’impossible. Parce que la littérature se voue à la confrontation avec cet impossible, elle semble vouée à l’échec, et en effet, d’une certaine manière, l’impossible reste l’impossible. Et cependant, d’où nous vient le sentiment de jubilation que nous procure la lecture de certaines œuvres, si ce n’est du fait qu’il semble bien qu’elles aient réussi à manifester l’impossible, à l’exposer au grand jour, à le faire sortir de la nuit où il se tient en retrait?

Dire l’impossible: c’est pour cela que les écrivains écrivent, malgré l’ennui, et parfois l’harassement, qu’il y a à écrire, et c’est pourquoi l’écriture constitue une expérience-limite, qui à la fois comble et vide celui qui s’y adonne; car bien entendu, et comme il vient d’être dit, l’impossible demeure hors d’atteinte, et renait chaque fois des cendres de l’œuvre faite. Le symbole est ici celui de Sysiphe poussant son rocher, bien qu’appliqué à l’écriture Camus ne l’eût peut-être pas approuvé; comme symbole de la condition humaine, l’expérience de l’écriture dit que l’homme peut presque tout, jouit dans cette expérience d’une liberté sans limites, et qu’en même temps ce tout n’est rien, et le voue seulement à interminablement recommencer.

Dans un ouvrage remarquable et dont je recommande la lecture, intitulé « éloge du risque », la psychanalyste Anne Dufourmantelle donne à la question « pourquoi la littérature? » la réponse suivante: parce qu’on ne peut pas toujours mentir. Ce n’est pas que dans la vie courante les gens mentent ou se mentent à eux-mêmes sciemment, c’est seulement que l’usage paresseux qu’ils font du langage est objectivement un mensonge. « Usage paresseux » étant d’ailleurs trop dire, car c’est plutôt que le contexte humain et social ne se prête pas aisément à l’exposition de la vérité, surtout si, comme il vient d’être dit, elle est presque insoutenable.

C’est donc à la littérature qu’il revient de s’en charger. Une œuvre littéraire -et bien entendu il faut entendre par là les œuvres de haut niveau-, se réduit donc à l’ensemble des manœuvres ( procédés de style et d’exposition, jeux des métaphores, types de récits..) grâce auxquels l’insoutenable de la vérité peut être exposé dans la langue et porté au regard. Le travail que le lecteur moyen n’a pas la force d’effectuer par lui-même, elle le fait à sa place. Et par là nous touchons au second versant impliqué par la définition de la littérature, à savoir la question de son usage social.

Mais tout d’abord, il faut revenir à la question du sujet. Demander à quoi sert la littérature? n’invite pas à dresser un catalogue des divers services que la littérature peut rendre à la société, services que tout le monde connaît et que l’on peut énumérer sans avoir à en passer par une réflexion tant soit peu approfondie sur l’essence de la littérature; mais la question invite plutôt à se demander si les objets culturels que constituent les œuvres littéraires ne sont pas voués, quant à leur usage social, à la même stérilité paradoxale que celle de l’expérience d’écriture dont elles procèdent. On peut- et l’on ne s’en prive pas- parler de littérature, assurer aux œuvres même les plus sulfureuses la plus large diffusion, en amplifier le contenu par les moyens de la mise en scène ou de la lecture publique, rendre hommage aux auteurs en leur dressant des statues ou en baptisant de leurs noms des lieux publics; mais toutes ces manifestations, qui au demeurant peuvent être de bonne volonté et ne pas procéder nécessairement d’une intention de récupération, passent néanmoins à côté de l’esprit de la littérature, lequel est fondamentalement anarchique et asocial, sinon anti-social. Ce qui se dit dans les grandes œuvres ne peut pas être assimilé par la société, car il participe du même secret dont est issue l’écriture. Ce secret, c’est l’épreuve de la singularité à l’état pur, irréductible, irréconciliable, une singularité que la société ne peut que vouloir faire taire, et qu’elle fait taire même en en parlant- surtout en en parlant. Quant au lecteur, et pour peu qu’il soit bon lecteur, la lecture des œuvres constitue à son tour une expérience secrète, qui le renvoie à sa propre singularité, et dont il ne peut parler ensuite qu’en la déformant et en la simplifiant. Car la plongée dans un autre monde que constitue la lecture d’une œuvre authentique n’est pas d’une nature telle qu’on puisse ensuite en parler, sinon superficiellement. Cela n’empêche pas qu’on puisse et qu’on doive le faire, ne serait-ce que pour attirer l’attention sur les œuvres et inviter à les lire, mais sous réserve de savoir de quoi il retourne, et de savoir qu’elles sont ,en leur fond, inassimilables dans les termes de la langue sociale.

Il se passe donc pour l’œuvre faite le même phénomène que pour l’œuvre en cours d’écriture: c’est à la fois quelque chose d’énorme, l’équivalent intellectuel d’un tremblement de terre, et en même temps il ne se passe rien et la montagne accouche d’une souris( pas tout à fait cependant s’il se peut qu’un lecteur soit profondément touché et se mette à son tour à écrire).

Le renversement du sens et de la portée de l’œuvre est à proportion de sa nouveauté et de son étrangeté, et il est ce à quoi il faut s’attendre et à quoi il faut se faire, tout se passant comme si un temps de latence était nécessaire pour que la société l’assimile. Quand enfin cette assimilation se fait et que l’œuvre trouve sa place parmi les autres œuvres de la culture, on peut dire que sa signification est perdue dans le temps même où les esprits accèdent à sa compréhension; fort heureusement pour elle, le temps qui passe peut restaurer sa nouveauté radicale, et on n’en finit pas si facilement avec une grande œuvre; il n’empêche: dans la mesure où elle pointe l’envers du décor et révèle l’existence quotidienne comme simple décor; et dans la mesure où elle dévoile l’étrangeté, qui peut aller jusqu’au fantastique, de ce que nous tenons pour la banalité bien assurée du quotidien, l’œuvre ne peut que susciter un malaise et au moins à sa parution une forme de rejet.

L’Œuvre déchire le silence qui s’était fait autour de quelque chose qui ne pouvait pas être dit, et qui même, du point de vue de la société, ne devait pas l’être. La vérité qui soudain se fait jour est énorme, bouleversante, sa révélation à la fois répond à une urgence et à une exigence(il faut que la vérité soit dite), et en même temps, comme il faut que la vie sociale continue, la société ne peut rien en faire. Lorsqu’un grand écrivain comme Céline parle de la condition populaire en France entre les deux guerres, on découvre que, au sein de la civilisation la plus avancée, la plupart des hommes ont toujours vécu et continuent de vivre comme des rats; une telle révélation déborde si largement ce que la société peut admettre qu’elle ne peut rien faire d’autre que de traiter l’œuvre en objet esthétique, qui sera ensuite livrée aux commentaires. L’ébranlement suscité par l’œuvre est bien réel, et il agit à la manière d’une onde de choc qui se propage dans la société en cercles de plus en plus larges; et en même temps on constate qu’il n’y a pas de réponse adaptée à un tel ébranlement, que le cri de l’œuvre se perd dans le désert et ne fait d’une certaine manière qu’ajouter au désert. Après l’œuvre, rien ne devrait plus être comme avant; mais en réalité tout continue. C’est pourquoi la littérature convient tout particulièrement à cet âge où l’on n’est pas encore entré dans le sérieux -ou le prétendu sérieux- de la vie, je veux dire l’adolescence; l’adolescent qui se plonge avec passion dans la lecture des grandes œuvres a d’une certaine manière tout compris; mais avec ces lectures il entre simplement en possession d’un savoir dont il ne peut rien faire et qu’il est aimablement prié d’oublier s’il veut tenir sa place dans le monde adulte; s’il ne l’oublie pas, il faudra néanmoins qu’il le monnaye et lui donne une forme acceptable, -à moins qu’il ne décide de devenir à son tour écrivain et de se lancer dans l’entreprise folle de dire ce que la société appelle tout en n’ayant pas d’oreilles pour l’entendre.

La littérature est à la fois la vie et l’envers de la vie. Pour l’écrivain, c’est la vie, ou plutôt la vérité de la vie, qui ne peut être atteinte que par ce détour; mais pour le lecteur disons moyen, cela peut être l’envers de la vie, où il risque de se perdre, et il peut lui être difficile de faire le lien entre ce qu’il lit et sa propre réalité vécue. Dans ce cas, la littérature reste ce qu’elle est le plus souvent, un divertissement et un moyen d’évasion. La « bonne » littérature, qui atteint son but, est donc celle qui parvient à faire la jonction avec la vie ordinaire et à en révéler l’aspect extraordinaire, qui met à jour la profondeur cachée derrière l’apparente banalité du monde. Comprise ainsi, la littérature devient un supplément de vie, une vie qu’elle rend à la fois plus lisible et plus intéressante.

Pour finir, et à titre d’illustration de ce que peut la littérature et de la manière dont elle procède, je voudrais examiner brièvement avec vous un texte « bien connu » (mais compte-tenu de ce qui vient d’être dit, j’écris « bien connu » entre guillemets): il s’agit de « La métamorphose » de Franz Kafka. Pour en savoir plus, on pourra se reporter à une étude de Nabokov publiée en préface de l’édition de « La métamorphose » parue en livre de poche.

L’argument du récit est le suivant: un beau matin, à son réveil, un voyageur de commerce qui vit chez ses parents, Grégoire Samsa, se retrouve transformé en un énorme insecte, une sorte de cafard, ou de cancrelat; cependant, à part cette transformation, son esprit est resté celui du Grégoire Samsa habituel, en sorte que la première question qui se pose à lui est de savoir comment il va bien pouvoir faire pour être à l’heure à son travail, et d’abord comment il va pouvoir faire pour se lever, car il est couché sur le dos et, dans son nouveau corps, il n’arrive pas à se retourner pour sortir de son lit. Au début, il ne croit pas à ce qui lui arrive (ce peut-être une impression persistante d’un mauvais rêve), mais, même quand il y croit, il ne pense pas que cela tire à conséquence, et, une fois tiré du lit à grand peine, il songe d’abord à s’habiller et à ouvrir la porte de sa chambre pour prévenir ses parents d’avoir à informer son directeur que, suite à un léger malaise, il sera sans doute en retard au bureau. Toutefois, la suite du récit- les réactions horrifiées de sa famille, puis celles de son chef de bureau venu en personne aux nouvelles- montre que ce n’est pas si simple. Commence alors pour lui une nouvelle vie, une vie de cancrelat, qu’il occupe comme il peut, notamment à parcourir les murs et le plafond de sa chambre, et à se nourrir des déchets que sa sœur lui glisse une fois par jour avant de refermer rapidement sa porte. Peu à peu, son exclusion du monde humain se précise, se fait définitive. Inconsolable, ayant perdu l’affection des siens qui ne supportent plus sa présence dans l’appartement, il finira par se laisser mourir de faim, jusqu’à ce que la nouvelle femme de ménage, une gaillarde qui n’a peur de rien, s’enhardisse à ouvrir sa chambre, le découvre mort, et le balaie avec les autres ordures, au grand soulagement de sa famille pour qui une nouvelle vie va pouvoir commencer.

Tel est le récit dans sa littéralité. Il est possible de le lire tel quel , comme une sorte de conte fantastique. Mais et de lui-même, il prête à interprétation. On peut par exemple penser à une maladie grave, et à la manière dont elle affecte et le malade, et son entourage; ce dernier est d’autant plus affecté que, dans le cas de Grégoire Samsa, c’est lui qui fait vivre ses deux parents et sa jeune sœur: que vont-ils devenir? Après une phase de relative tolérance, notamment de la part de la mère et de la sœur, ce sont les sentiments négatifs qui l’emportent, jusqu’à la conclusion finale: cette chose n’est pas notre frère, ni notre fils, c’est une vermine, dont il faut se débarrasser. Mais d’autres lectures sont possibles, on apprend par exemple que Grégoire Samsa n’a pas de vie personnelle, qu’il ne vit que pour sa famille, c’est pour elle qu’il travaille; or son métier de voyageur de commerce l’oblige à être très souvent absent, en sorte que, s’il existe bien aux yeux de sa famille, c’est de manière abstraite, en tant que pourvoyeur de fonds. La maladie, la métamorphose qu’elle induit, vient alors comme l’irruption brutale de l’identité refoulée de Grégoire Samsa, ce qui de lui comme de sa famille était nié pour qu’il continue à être le bon petit fils obéissant qui apporte son argent à la maison.

Si maintenant on s’éloigne un peu de la littéralité du texte, apparaissent d’autres significations, de portée plus large. Grégoire est le fils, l’enfant de la maison. Dans la construction de la personnalité de l’enfant de la maison, il existe un passage périlleux, qui s’appelle l’adolescence. L’adolescence se marque par une transformation du corps de l’enfant, une métamorphose; si cette métamorphose n’est pas accompagnée, si qui plus est les parents y réagissent par un rejet, alors il n’est pas impossible que l’adolescent, et d’autant qu’il est plus fortement attaché à ses parents et dépendant d’eux, se perçoive lui-même comme un monstre, de la vermine, une chose qui n’a pas sa place dans le monde humain. Donc si on renverse l’ordre du récit, on obtient ceci: ce n’est pas parce que Grégoire Samsa est devenu une vermine qu’il cesse d’être aimé des siens, mais c’est à l’inverse parce qu’il n’est pas aimé des siens, parce qu’il n’est au fond pour eux qu’une utilité et une pièce rapportée et que la vie affective authentique de la famille le tient à l’écart, qu’il devient un monstre.

Kafka a beaucoup joué dans ses récits du thème de l’animal parlant. L’animal qui parle,qui développe des raisonnements et des réflexions compliquées tout comme un homme, est une métaphore de la condition humaine: c’est parce que nous avons un corps, et un corps qui se cogne partout autour de lui à d’autres corps tout semblables au notre, mais cependant entièrement étrangers puisque situés au dehors, c’est à cause de cette situation, de la cruauté paradoxale de cette situation, que nous parlons. Si nous n’étions pas cet animal possible, si nous n’étions pas sans cesse exposés au risque de demeurer ou de devenir un animal, il n’y aurait pas lieu de parler, et par conséquent le propre de l’homme et ce qui fait son humanité proprement dite ne se réaliserait pas.

Kafka a génialement compris cette situation, mais son génie consiste surtout à avoir su l’exprimer dans la langue quotidienne, et en l’inscrivant dans des contextes qui sont ceux de la vie la plus ordinaire, là où elle nous tenaille le plus et où nous sommes le plus aux prises avec elle, parce que, derrière les routines, se cache l’étrangeté absolue.

Quoi de plus banal que l’existence d’un voyageur de commerce, avec ses soucis, ses plaisirs et ses tracas minuscules? Lorsque le malheur survient- ici sous la forme de la métamorphose-, il arrive comme le reste, et c’est à peine si, au moins dans les premiers temps, il est aperçu et pris en compte. Grégoire Samsa métamorphosé en vermine vaque à ses occupations, consulte sa montre, se dit qu’il sera en retard à cause de cet incident, pense à ses lots d’échantillons qui l’attendent au bureau. Et c’est ce surgissement de l’extraordinaire au sein du plus ordinaire qui d’un seul coup renverse les rapports et nous fait toucher du doigt l’étrangeté vertigineuse de la condition humaine ordinaire, sans jamais chez Kafka quitter le plan de la narration la plus neutre et la plus fidèle à l’expérience concrète de tout un chacun., et sans jamais céder aux facilités du merveilleux et du fantastique.

Voilà ce que peut l’art de Kafka, et voilà ce que peut, entre autres choses, la littérature.

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