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Peut-on penser la mort ?

Dans un petit texte de Kafka, l’astrologue chinois calcule dans les étoiles la date de sa mort. La tâche l’occupe des années, nuit après nuit. Il est sur le point d’en voir le terme, quand soudain il meurt. Dommage: il ne lui manquait plus qu’une décimale.

La mort est imprévisible, nous ne savons ni le lieu ni l’heure, elle vient « comme un voleur dans la nuit ». Tout ce que nous savons, c’est qu’elle est inéluctable, qu’elle viendra. Pour autant, elle reste extérieure à la vie, ou rien, sinon parfois des signes avant-coureurs, ne semble la manifester. Et la tendance spontanée est de la considérer comme un accident, ce qui n’aurait pas dû arriver et pourtant arrive. Heidegger la caractérise comme « la possibilité d’une impossibilité ».

A quoi tient cette « impossibilité » de la mort? A ceci qu’elle n’a rien à voir avec la vie, qu’elle en est l’envers, comme le néant est l’envers de l’être. Freud dit que l’inconscient ne connaît pas la mort. La mort des autres reste un phénomène de la vie, le cadavre un fait de la vie. Seule notre propre mort pourrait nous renseigner sur le néant qu’elle est, mais par définition nous ne pouvons pas la vivre. La mort reste donc une impossibilité de fait, un événement impossible qui pourtant advient.

Ce n’est pas moi qui suis mort, c’est mon cadavre. « Je », le sujet, ne meurt pas. La conscience est un flux ininterrompu, le temps qu’elle imprime au monde un continuum:

ni dans la conscience, ni dans le temps, il ne semble y avoir de place pour le hiatus du néant, la césure de la mort. Il se pourrait pourtant que la vie même de la conscience dépende de la mort à venir, et que sa temporalité ne soit qu’une perpétuelle mort surmontée. C’est ce qui résulte de l’analyse du temps comme passage, mort à chaque instant de l’instant précédent; et c’est ce qui résulte de l’analyse de la conscience comme perpétuel arrachement à l’être, à son opacité, à son indifférenciation Heidegger exprime cet arrachement comme le mode d’être propre du « Da-sein »: l’homme est l’ être-là, l’être-jeté qui ne doit pas simplement vivre, mais exister par une perpétuelle sortie hors de soi( ek-sister). En ce sens, l’homme « connaît » la mort au sens où il l’éprouve dans son être: c’est d’elle qu’il reçoit l’impulsion qui le fait exister. On peut vouloir l’ignorer, vouloir s’installer dans la banalité du quotidien où les choses sont ce qu’elles sont, mais le cours ordinaire de la vie rend cette attitude intenable, oblige à en sortir; l’ennui, l’angoisse, viennent rappeler que le mouvement de la conscience ne peut pas s’arrêter.

Or justement ce mouvement la mort l’interrompt. Scandaleusement le temps est fini et se dirige vers son terme. Tout se passe comme si la mort partielle liée au déroulement de la vie ne faisait que préparer la mort complète, qui à la fois achève la vie et la parachève. Le néant(de la conscience) travaillait pour l’être, pour le faire exister. Voici maintenant que l’être aura travaillé pour le néant, pour la mort. L’homme est ainsi « l’être-pour-la-mort », une mort qui à la fois bâtit et circonscrit sa vie. Nous ne sommes pas seulement empêchés de vivre par elle, mais nous vivons par et pour elle. Et c’est un insondable mystère.

Le définitif de la mort peut bien être conjuré(par des croyances en une vie après la mort), il reste à le penser et à le comprendre. Une approche peut être donnée par la mort de ceux qui nous sont les plus proches: ils étaient et ils ne sont plus, et pourtant ils « sont », plus qu’ils ne l’ont jamais été de leur vivant équivoque où ils changeaient sans cesse. La mort les a changé en eux-mêmes, fait de leurs multiples visages un seul, donné à leur vie son caractère d’unité, de trajectoire unique et incomparable à toute autre. Par là peut s’établir sinon une justification de la mort, du moins une compréhension de sa fonction.

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