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L'individualité n'est-elle qu'une illusion ?

Introduction :

La question « l’individualité n’est-elle qu’une illusion ? » prend le sens commun à rebrousse-poil et paraît au premier abord une provocation. C’est plutôt le contraire qui est communément admis. Quelle est cette thèse contraire ? Il y en a en fait deux.

1. Premièrement : ce que nous sommes coïncide-t-il avec l’individu que nous sommes ? Autrement dit existe-t-il quelque chose de réel qui soit « en dehors » de notre individualité et qui constitue néanmoins notre être ?

2. Deuxièmement : si oui, reste-t-il quelque chose de réel lorsque qu’on l’enlève ? S’il ne reste rien alors l’identité ne constitue qu’une hallucination

Ces thèses provocantes ont leurs lettres de noblesse dans l’histoire de la philosophie. Schopenhauer s’est inspiré de ce qu’on connaissait à son époque des conceptions du monde de l’Inde pour poser que la réalité sensible n’est qu’illusion — Maïa. En conséquence les individus que nous sommes et qui la composons en partie ne sont eux-mêmes que des illusions et des obstacles qui nous empêchent d’accéder au bonheur de notre dissolution dans le grand tout indifférencié, le « Nirvana » et de la métamorphose de notre individualité finie en un être supérieur infini. Il y a inversion des signes chez Freud malgré l’influence sur ce dernier de Schopenhauer. Il reprend au biologiste la définition du vivant : c’est ce qui résiste à la mort. Formellement il n’y a pas de différence en effet entre le Nirvana et Thanatos. Mais dans le cas de Schopenhauer le Nirvana est chargé de valeur positive et c’est le but à atteindre malgré l’obstacle de l’individualité. C’est diamétralement opposé chez Freud. Mais chez tous les deux l’individualité n’est pas quelque chose de constitué une fois pour toutes, mais le résultat provisoire d’un processus, le processus d’individuation. Dans les deux cas la différenciation individuelle est prise sur un fond d’indifférencié. Mais chez Freud en outre l’individualité n’est pas synonyme d’intégrité et d’insécabilité. Notre individualité est essentiellement clivée : dans ce que nous sommes il y a du « ça » non saisissable, non individualisable.

Dans un premier temps je mettrai en évidence les deux dualités corrélatives de l’individualité pour savoir si ces deux corrélats, environnement physique et biologique d’une part et environnement social et culturel d’autre part — l’esprit — de l’individu sont eux-mêmes des illusions, à moins que toutes deux invisibles elles ne soient que la seule réalité renvoyant alors l’individualité au monde des illusions. Et d’autre part je rappellerai que cette dualité externe se réfracte en nous par une dualité interne au fond de notre individualité.

Dans un second temps on verra comment le processus d’individuation assigne des limites au corps réel ou halluciné de l’individu. Si ces limites n’existent pas en soi elles relèvent davantage d’une ontogenèse que d’une ontologie ou plus précisément d’une morphogenèse. Comment la forme advient-t-elle aux choses pour les constituer en individus et en particulier à notre être corporel, psychique et social pour en faire un individu. Est-ce le fait d’un moulage ou le résultat du développement d’un embryon, d’un germe, d’une embryogénèse ?

Enfin à partir des enseignements de cette embryogénèse transposée dans le mental, le social et le culturel — ce qui est problématique — je poserai la question de l’individualité spirituelle.

Les deux corrélats invisibles mais non illusoires de l’individualité visible

Dualité externe

Étymologiquement l’individualité est la caractéristique de quelque chose d’insécable, d’indivisible. Atome signifie avec des racines grecques la même chose qu’individu avec des racines latines. Mais ce sens étymologique est très pauvre.

L’essence historique et spirituelle au-delà de l’individu

Ce sens en effet exclut toute connotation morale ou même humaine. Par exemple lorsque quelqu’un parle d’un « drôle d’individu » ou même d’individu tout court, cela jette une suspicion sur l’être humain dont on parle ; on suspecte qu’il ne veut pas livrer son nom propre — ou pire ses papiers d’identité à la police — parce qu’il a quelque chose à cacher. Considérer quelqu’un donc seulement comme un individu, c’est au fond lui reprocher indirectement de ne pas nous donner accès à son être véritable, son essence, symbolisée par son nom propre. Par exemple si je considère Socrate uniquement en tant qu’individu, spécimen de l’espèce humaine, certes j’en conclus qu’il est mortel suivant le syllogisme célèbre, mais sans rien connaître de plus de sa personnalité à laquelle renvoie le nom propre Socrate. Qu’est-ce qui s’ajoute à l’individu anonyme indexé par le code de sécurité sociale de Socrate ? Quel est ce « plus » original auquel renvoie le nom propre Socrate, son histoire, sa pensée, son influence sur les autres à son époque et dans toute l’histoire humaine ? Réduire Socrate à n’être qu’un individu est donc un contresens qui repose sur l’illusion que Socrate ne désigne que l’individu incarné dans un lieu et une vie finie ni plus ni moins.

Quand la qualification du terme individu est morale en positif ou en négatif, il est synonyme de personnalité : une forte personnalité, un individu original, créatif, etc.

Par contre l’anonymat de l’individu est maximal lorsque l’individu n’est qu’un terme dans une série comme l’analyse Jean-Paul Sartre quand il examine une queue à un arrêt d’autobus. L’individu ne compte alors que comme le numéro d’une place. Le maximum de déshumanisation est atteint par les nazis lorsqu’ils tatouent un simple matricule sur le bras des êtres humains emmenés comme du bétail à abattre dans les camps d’extermination. De quoi l’être humain est-il amputé d’essentiel lorsqu’il est déshumanisé en étant réduit à n’être qu’un terme uniquement différencié d’un autre par un numéro ? Il est exclu de la société humaine, privé de relations sociales, de vie culturelle et, bref, privé « d’âme » dans les limites de son corps.

Le corps réel est plus que le corps individuel

Le rapprochement du monde concentrationnaire avec l’univers carcéral met en évidence la nécessité vitale pour l’individu d’avoir pour corrélats non seulement une âme et une vie culturelle et sociale, mais également un environnement physico- biologique sans lequel il ne peut pas « respirer » au sens propre et au sens figuré. C’est plus particulièrement le cas lorsqu’il subit l’isolement total des prisons de haute sécurité allant jusqu’à la privation sensorielle, la privation de sommeil, de chaleur, de soins etc. Cela réalise évidemment un isolement social et culturel total, bref la perte de toute individualité propre.

Dualité interne

L’individu au premier coup d’œil paraît pourtant comme une totalité, corps et âme, à l’intérieur des limites du corps. Que lorsqu’on décapite quelqu’un son âme puisse mourir avec lui a de tout temps angoissé l’être humain au point que la plupart des religions posent cette âme comme éternelle. Dans les représentations naïves et imagées de la mort l’âme s’échappe de la prison du corps pour s’envoler vers un ailleurs insituable géographiquement. Selon les religions l’être humain est coupé en deux essences distinctes, celle de son corps individuel historiquement et géographiquement situé et limité dans l’espace et dans le temps et celle de son âme dont personne ne sait où elle va et sous quelle apparence sensible puisque personne n’est revenu sur terre pour le dire ! A l’exception du Christ selon les Évangiles ! Mais « quel est l’avenir de cette illusion » pour reprendre le titre d’un célèbre livre de Freud ? La réponse à la question posée serait alors que l’individualité spirituelle ne serait certes qu’une illusion, mais une illusion absolument nécessaire pour que l’être humain puisse supporter le désespoir inhérent à sa condition mortelle. On retrouve ici le pessimisme ontologique de Schopenhauer.

Mais le caractère éventuellement illusoire de l’éternité de l’âme humaine et de la localisation matérielle et historique de son devenir après la mort, un au-delà après la fin des temps, ne démontre pas qu’il en est de même ici-bas.

Tout d’abord l’insécabilité du corps humain. C’est entendu, si on décapite un individu, il meurt. Et la question est bien celle de la mortalité de son individualité psychique. Mais si la section au lieu de porter sur la tête ne porte que sur un membre, l’individu démembré continue à vivre. Il continue à être conscient, à parler, à avoir des sentiments etc. bref à avoir une âme. Néanmoins comme l’a montré il y a plus d’un siècle la psychanalyse, l’individualité consciente qui se croit libre, « un empire dans un empire » comme dit Descartes, n’est pas la totalité de l’être psychique. L’inconscient ne connaît ni le temps ni la négation logique. Il y a donc du « ça » en nous quelque chose au neutre et à la troisième personne qui s’oppose à ce que notre être exprime à la première personne du singulier avec un genre déterminé. Ce dernier en effet doit être soit masculin, soit féminin, dans le langage. En effet dans le langage il n’y a pas de tiers exclu. La plupart des êtres humains subissent cette logique du tiers exclu. Une infime minorité et depuis peu de temps récuse le genre qui leur a été assigné par la nature, leurs parents et la société. Mais cette infime minorité reste néanmoins prisonnière du genre grammatical qu’elle choisit d’adopter pour s’exprimer. Dans toutes les langues que ce soit avec les pronoms personnels ou les adjectifs le locuteur doit adopter un des deux genres et s’y tenir.

Bref notre individualité corporelle et psychique est prise dans deux dualités, une dualité externe qui oppose le corps et l’âme de l’individu à son environnement matériel et culturel, psychique et social et une dualité interne qui oppose l’individu conscient à des pulsions qui le débordent de toutes parts et qui le rendent étranger à lui-même, au point qu’il s’aliène lui-même à l’intérieur de lui-même : sa raison doit composer avec la « folle du logis » comme dit Descartes.

À ce stade la réponse à la question posée est nuancée. Certes il y a dans notre être de l’individualité corporelle et spirituelle. Mais notre être ne se limite pas à ces deux individualités. Il est débordé d’une part vers l’extérieur, par un environnement d’une part matériel, chimique et biologique et d’autre part psychique, social et culturel sans lesquels il ne pourrait subsister. Par contre comme il ne peut pas exister d’individualité sans un environnement à la fois matériel et spirituel croire en l’autosuffisance de l’individualité ne peut être qu’une illusion, un fantasme, une métaphore. On pense à Hegel qui parle du « génie d’un peuple » incarné par l’empereur Napoléon lorsqu’il passe à cheval devant sa fenêtre au soir de la victoire d’Iéna ou à un chef d’État qui parle de « l’identité de la France » etc. Mais d’autre part l’individualité de notre corps n’est pas une illusion. L’illusion est que notre être ne soit que cela, ni plus, ni moins. En d’autres termes, que nous ne soyons qu’individualité n’est qu’une illusion. Il y a deux conjonctions de concession deux « que » : qu’individualité, qu’illusion.

L’individuation plutôt que l’individualité

Dans le mot individualité, le suffixe « alité » renvoie en français à un adjectif substantivé : la saleté est l’état de ce qui est sale ; la santé est l’état de quelqu’un qui n’est pas malade, la dualité est la caractéristique d’un domaine caractérisé par le cardinal deux, le contraire de l’individualité caractérisée lui par le cardinal un. C’est à rattacher au fait que beaucoup de participes passé ceux des verbes du premier groupe en « er » finissent par un « é », un « e accent aigu », « é », : passé, pensé, occupé, partagé, clivé, divisé ou individualisé etc.

L’individualité est construite par un processus d’individuation

Or ce qu’apprend la psychologie du développement de l’enfant est que son individualité corporelle et psychique résulte d’un long processus scandé par des crises. Celui-ci va de l’indifférenciation première d’avec le corps de la mère et de sa dépendance absolue vis-à-vis d’elle, du moins au début. La dépendance ensuite s’affaiblit en même temps que l’individu se particularise et élargit de plus en plus les cercles de son environnement matériel et social depuis la famille nucléaire, puis le voisinage familial et social et l’école jusqu’à l’environnement professionnel et politique.

Il y a donc un double mouvement de singularisation et de socialisation qui canalise et radicalise notre individualité et en même temps tisse des relations qui structurent et singularisent également les corrélats corporels et spirituels de la personnalité qui s’édifie sur la première.

Mais il y a bien contours de cette individualité. En résumé l’individualité corporelle c’est ce que limite visuellement l’enveloppe de la peau : la personnalité spirituelle c’est ce que nous pouvons sortir de nous-mêmes, de nos tripes comme on dit, de notre fonds culturel pour l’exprimer avec des mots qui partent de notre bouche pour aboutir aux oreilles de nos interlocuteurs. Ce schéma d’extériorisation d’un vouloir dire intérieur s’étend également au dialogue interne avec soi.

Les deux schémas de production des formes et des limites de l’individualité

La question se pose alors de savoir comment nous prenons forme, comment nous adviennent ces contours, ces silhouettes et ces identités. Bref comment s’effectue cette « individuation » qui aboutit à moment donné à une identité provisoire, la nôtre ?

Deux traditions philosophiques prétendent expliquer comment naissent les formes que nous percevons avec nos yeux de chair, métonymie des autres cinq sens naturels, mais aussi avec les « yeux de l’esprit », métaphore employée par Leibniz. Parler d’individuation à la suite des progrès des sciences modernes, essentiellement ici la biologie et la psychologie au sens large, sens large qui comprend celle du développement de l’enfant et la psychanalyse, se traduit en termes philosophiques par le fait qu’on quitte le problème de l’ontologie pour celui de l’ontogenèse. L’ontologie pose la question de la nature des étants ? En effet « on » en grec c’est le participe présent du verbe être, einai, l’étant ; « ontos » est le génitif de ce participe présent ; en conséquence l’ontologie est la connaissance de l’étant. Comment les étant prennent forme, c’est le problème de l’ontogenèse. Autrement dit l’ontogenèse est en même temps morphogenèse. En grec morphè c’est la forme. Morphogenèse c’est donc la genèse de la forme des étant. Ce problème dans toutes les religions et tous les mythes c’est celui de la création du monde et de ses créatures individuelles.

Pendant des siècles deux conceptions philosophiques se sont affronté qu’on peut symboliser par les noms de Platon et Aristote. Pour ce dernier le dieu créateur est une espèce de potier qui modèle de la glaise ; il donne une forme — morphè en grec — à une matière première informe — hylè en grec —. C’est pourquoi ce schéma est qualifié d’hylémorphique. Les étant sont classés d’après leur forme, leur morphologie. Les classes de formes équivalentes correspondent aux espèces animales. Ce qui les sépare d’un fossé infranchissable (à quelques exceptions près comme les mulets et les baudets) est le critère d’interfécondation intra spécifique. À l’intérieur de chaque espèce les individus sont caractérisés par des différences formelles accidentelles. Mais qu’elles soient spécifiques — c’est-à-dire au sens étroit des espèces – ou accidentelles — celles des individus, le problème fondamental d’Aristote est de savoir comment la forme modèle la « matière informe de la vie », sa hylè.

À l’opposé de ce schéma hylémorphique Platon défend celui des archétypes. Archè en grec signifie à la fois origine et principe. Le mythe correspondant n’est pas celui du potier — encore que Platon l’utilise aussi, notamment dans le Timée — mais celui de l’embryon ou de l’œuf primordial comme dans l’école orphique. À l’origine il y a un embryon, un germe, une « petite graine » ou encore au XXe siècle un ADN. Cette origine est également un principe de développement. Ainsi l’ADN est le programme de développement qui aboutit à tel individu particulier. Son code génétique est différent de tout autre et lui est caractéristique de sa naissance à sa mort. Cet ADN est commun à l’embryon et à l’adulte. Il reste invariant dans la morphogenèse de l’adulte. Quand n’existait pas l’ADN on faisait référence à l’embryon. Chez Platon le nom savant du principe abstrait dont la réalisation biologique s’appelle l’embryon est l’archétype. La classification aristotélicienne des étant (morphologie) renvoie ainsi à la typologie platonicienne des embryons, des arkhè. Chez Platon la morphologie aristotélicienne est remplacée par la morphogenèse, comme parallèlement l’ontologie est remplacée par l’ontogenèse et l’individualité par l’individuation.

Jusqu’à la fin du XIXe siècle la problématique des formes caractéristiques de l’individualité a oscillé entre Aristote, le schéma hylémorphique, et Platon, le schéma archétypal.

L’individuation comme structuration

Le dépassement de cette dualité a eu lieu à la fin du XIXe siècle avec ce que les psychologues appellent la théorie de la Gestalt — Gestalt en allemand signifie forme — et en philosophie la phénoménologie de Husserl qui aboutit à la « phénoménologie de la perception » de Merleau-Ponty : comment nos cinq sens naturels perçoivent les formes extérieures ? La perception combine des schèmes de projection et d’introspection. Les premiers projettent les structures internes de l’esprit sur les objets pour les leur imprimer. Les seconds importent par la médiation des perceptions par les sens les structures objectives et extérieures des objets. Autrement dit ces deux révolutions de la fin du XIXe siècle préfiguraient la révolution structuraliste du XXe siècle. Les formes perçues résultent de deux structurations, celle de la subjectivité et celle de l’objectivité, entre lesquelles la médiation des sens physiologiques opère une synthèse, un isomorphisme. Morphè, c’est la forme on l’a déjà vu. Et ISO en grec signifie égal, identique. La structuration a priori de l’intellect renvoie ainsi aux archétypes de Platon. Et la construction de l’isomorphisme entre les deux structurations renvoie au schéma hylémorphique d’Aristote.

Pour faire cet exposé je me suis inspiré du livre de Gilbert Simondon « L’individuation psychique et collective » qui intègre dans le problème de l’individualité ces deux révolutions de la fin du XIXe siècle et de ses développements depuis. Le processus qui conserve — laisse invariant — le principe de l’origine, — l’archétype —, celui de l’in-formation, à travers les différents stades de la morphogenèse (Platon) qu’il informe suivant un schéma hylémorphique (Aristote), Gilbert Simondon le désigne en forgeant le néologisme de « transduction ».

L’individuation comme équilibre ponctué

Mais il y a deux autres révolutions dans les sciences de la vie à la fin du XIXe siècle qui éclairent le problème de l’individuation. La première est celle de Darwin et de sa théorie de l’évolution. La seconde, moins connue, et celle de Haeckel en embryologie.

La loi de Haeckel : l’embryogénèse récapitule la phylogenèse

La loi de Haeckel s’énonce ainsi : l’embryogenèse récapitule la phylogenèse. En termes plus simples au cours de son développement l’embryon humain passe par sauts successifs par tous les embryons des différentes espèces qui l’ont précédé dans leur arbre généalogique selon la théorie de l’évolution SA de Darwin. Il commence par être paramécie, puis poisson, puis reptile, puis oiseau etc. et enfin singe et humain. Et cela continue à l’air libre, si j’ose dire, selon certaines spéculations qui reprennent à leur compte les métaphores des âges de l’humanité. Les spécialistes du développement psychologique de l’enfant comme Henri Wallon ou Jean Piaget distinguent ainsi d’abord le stade du miroir, puis l’acquisition du langage, puis l’âge de raison avec l’apprentissage des schémas intellectuels de l’équivalence logique et enfin l’adolescence comme crise du départ de la famille et rite de passage vers la société des adultes etc. Et ce n’est pas fini à l’acquisition de la majorité juridique et civile.

Selon ces conceptions l’individualité n’est jamais achevée de telle sorte qu’il vaudrait mieux utiliser à sa place le mot d’individuation par rapport à laquelle l’individualité ne serait plus qu’un horizon. « Deviens ce que tu es ». Ce que subvertit Freud, douloureusement pour le narcissisme de l’individu humain : « Là où le Ca était, le Je doit advenir ». C’est la traduction par Lacan de l‘aphorisme freudien en allemand « Wo Es war, soll Ich werden ». Comme Freud, contrairement à la grammaire de l’allemand, utilise des majuscules pour ce qui correspond à « ça » (Es) et à « je » (Ich) en français, il fait référence aux trois instances en lesquelles il démembre l’unité illusoire pour lui de l’individualité : l’inconscient, le ça ; le Moi, le Je ; et le Surmoi. Ceci conduit à distinguer l’individualité et la personnalité qui inclut la première mais la déborde vers l’extérieur physique et social d’une part vers l’intérieur de l’inconscient.

Les discontinuités de l’identité

Le problème posé par l’embryogenèse est celui des discontinuités — des crises — entre les différentes étapes. Il a son parallèle d’ailleurs dans la théorie de l’évolution de Darwin. Pourquoi y a-t-il des trous entre les espèces ? Pourquoi ne passe-t-on pas continûment du lion à l’agneau ? Pourquoi les espèces se rangent selon un arbre généalogique qui comporte des embranchements à partir desquels le critère d’interfécondation ne fonctionne plus ? Pourquoi un arbre plutôt qu’un éventail ? Les spécialistes de l’évolution en arrivent à une théorie celle des « équilibres ponctués ». À moment donné il y a une mutation brutale et une bifurcation — un embranchement — à partir de laquelle une nouvelle espèce apparaît qui s’émancipe de l’ancienne et perd la possibilité d’interfécondation avec elle. C’est la ponctuation. Puis il y a un long palier qui peut durer des millions d’années, un équilibre. Cette métaphore fonctionne également en histoire des sciences. Dans son livre célèbre sur « Les révolutions scientifiques » Kuhn popularise l’alternance des ruptures épistémologiques, pour employer le vocabulaire de Gaston Bachelard, et des régimes de croisière de la science normale.

Cette phylogenèse des espèces — phylum en grec c’est la branche généalogique — serait donc récapitulée selon la loi de Haeckel par l’embryogenèse. L’individualité corporelle résulterait ainsi d’une embryogenèse relevant elle-même « d’équilibres ponctués », chaque ponctuation correspondant à une espèce du patrimoine phylogénétique humain.

La « transduction » de Gilbert Simondon et « l’équilibre ponctué »

Le passage d’un stade embryonnaire un autre correspond alors à un bouleversement des formes, une révolution « morphogénétique », qui ne correspond ni à un remodelage des stades embryonnaires antérieurs selon le schéma hylémorphique, ni à la descente dans la réalité d’un archétype fixé une fois pour toute éternité au ciel des idées platoniciennes et qui ne ferait que ce dupliquer et se répliquer. D’ailleurs à la fin de sa vie Platon s’est rendu compte que cette philosophie des archétypes ne pouvait rendre compte du devenir à la différence de la théorie aristotélicienne hylémorphique de la « génération et de la corruption », titre d’un de ses livres de métaphysique.

Cette opération obéit à un schéma qui n’est ni hylémorphique, ni archétypal. Georges Simondon l’appelle « transduction ». On pourrait également l’appeler transformisme. Mais le danger consiste à risquer de régresser de Darwin à Lamarck. Ducere en latin c’est conduire. Transduction ainsi consiste à conduire un principe invariant (archè) à travers des métamorphoses (morphè) qu’il modèle (schéma hylémorphique).

Simondon justifie ce concept à partir de la théorie de l’information développée au début du XXe siècle notamment par Norbert Wiener et Brillouin, où il faut décomposer ce mot « information » en un « in » et en une « formation », c’est-à-dire « mettre une forme dans », ce qui relève plutôt du schéma hylémorphique. Mais l’information en un seul mot est aussi le principe invariant qui se transmet et qui programme, par exemple l’ADN. C’est pourquoi la « transduction » — le transformisme en un nouveau sens — relève également du schéma archétypal.

Conclusion

Au terme de ces développements sur l’individuation, il apparaît que la personnalité qui inclut l’individualité physique et psychique en est l’horizon inaccessible, fantasmatisation de son terme et donc une illusion. Mais selon la métaphore de « l’équilibre ponctué », l’individualité possède une stabilité sur des périodes tellement longues qu’elle a toutes les caractéristiques de la pérennité et de la substantialité. Il en serait de même pour le développement psychique, social et culturel de l’enfant ; après une série de bouleversements qui constituent autant de profonds remaniements de son individualité, il accède à la période de la personnalité adulte, longue à l’échelle humaine, qui aboutit à la crise finale de sa mort, moment qui fixe à jamais ce que l’individualité aura été, au futur antérieur. Mais ce en quoi la personnalité spirituelle excède l’individualité psychique devient de plus en plus important et de plus en plus social.

Mais alors le processus d’individuation spécifiquement humain se déconnecte en deux processus distincts. Le premier est celui de l’individuation corporelle qui correspond à la naissance biologique. Le second est l’individualisation psychique, sociale et mentale qui correspond à une deuxième naissance, dans le monde de l’esprit et que les sociétés reconnaissent sous le terme de majorité et à partir de laquelle se développe une personnalité de plus en plus singulière de plus en plus collective. Mais alors que le processus d’individuation biologique accède à une individualité corporelle presque définitive à la fin de l’adolescence, la personnalité dont la naissance débute à ce même âge reste un horizon toute la vie durant qui envahit de plus en plus individualité par son contexte culturel et social et ses propres créations.

Si l’individualité corporelle et tangible est complétée par son environnement biophysique et socioculturel, la personnalité spirituelle et sociale de l’être humain reste un horizon, certes réel, mais inaccessible : elle fonctionne comme une idéal nécessaire qui oriente la construction de la personne, sans être néanmoins une illusion, mais plutôt un impératif moral.

La réponse à la question de départ se décline donc en trois thèses que je soumets à vos critiques impitoyables.

Premièrement : le corps de l’individu n’est pas une illusion. Mais la personnalité qui s’édifie à partir de cette identité corporelle et psychique est une construction qu’il est illusoire de croire figée.

Deuxièmement : mais l’individu n’est pas qu’un corps ; l’individu ne pourrait pas vivre sans un environnement matériel physico-biologique aussi peu illusoire que son corps ; mais cet environnement est en partie invisible du fait de l’articulation des cinq sens naturels l’individualité physique n’est pas seulement contenue par la peau. La limitation à l’enveloppe de la peau de la parole, de l’odorat, du toucher etc. est illusoire. Bref l’individualité insécable de ce que contient la peau est une illusion. Le cardinal de notre être n’est pas un mais deux. Nous sommes essentiellement dualité. L’illusion consiste à croire que nous ne sommes pas tous un peu schizophrènes.

Troisièmement : par contre il n’existe pas d’individualité mentale, sociale et culturelle qui ne soit pas partagée avec autrui. La réalité spirituelle du sujet parlant est une personnalité qui ne se réduit pas à une individualité. L’individualité corporelle naît avec l’individu et s’achève à la fin de l’adolescence. Celle-ci constitue alors une seconde naissance, celle d’une personnalité sociale à partir d’une individualité corporelle. L’individualité psychique, sociale et culturelle n’a aucune consistance propre aucun achèvement autre que celui de l’horizon inaccessible de l’achèvement de la personnalisation psychique, sociale et culturelle. En ce sens elle n’est qu’une illusion. Et même et surtout c’est non seulement une illusion, une erreur, mais dramatiquement un mensonge à soi-même qui ne peut que dégénérer en un individualisme c’est-à-dire un égoïsme catastrophique psychiquement et surtout éminemment condamnable moralement et politiquement.

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