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Faust, Cycle penser le temps

  • cafephilotrouville
  • 8 juin
  • 21 min de lecture

 

Cycle Penser le temps 

Arrête-toi, instant qui passe tu es si beau

                Bernard Guibert                    15 février 2025

Introduction

Citation complète

Pour faire un titre relativement court, j'ai condensé quatre vers du premier Faust de Goethe où le héros, Faust, signe un pacte avec le diable, un pacte faustien, où il abandonne son âme si Méphistophélès réussit à combler tous ses désirs.

Ce sont les quatre vers qui vont du vers 1699 au vers 1702 :

« Si je dis à l'instant qui passe :             Augenblick

Attardes toi, tu es si beau !                    verweilen

Alors tu peux me charger de chaînes,    Dann will ich gern zu Grunde gehn !

Alors je consens volontiers à périr ! »

Les trois pièces de théâtre

Le Faust de Goethe est une pièce de théâtre colossale qui a deux parties.

Le premier Faust est une pièce ordinaire qui dure trois heures. C’est la plus connue. Elle fait 4612 vers. Elle a été écrite en 1808.

Le second Faust représente le double du premier de telle sorte que le total des deux pièces dure 24 heures. La totalité de l’œuvre fait 12 111 vers. Goethe a achevé cette œuvre en 1832 peu de temps avant sa mort.

Elles ont été précédées par une œuvre de jeunesse en 1775, Urfaust, le Faust originaire.

Elles ont été très rarement jouées en entier. En général on se contente du premier Faust. Mais Goethe a travaillé toute sa vie jusqu’à la veille de sa mort en 1832.

Goethe

Goethe est né en 1749 à Francfort. C’est un génie qui a touché à tout, aux sciences naturelles, au dessin, à la poésie évidemment, à la philosophie, à la littérature, à la politique et à l’économie : ministre des finances du duché de Weimar.

Il a fait des études de droit à Leipzig puis à Strasbourg.

Rentré à Weimar il est devenu l’ami intime du prince de Saxe Weimar. Il a occupé de hautes fonctions administratives de ce duché. Il a même été ministre des finances du duché de Weimar.

Il se lie à la cour avec un certain nombre d’artistes et de poètes. Ils créent le mouvement préromantique Sturm und Drang. Il écrit un best-seller qui le rend célèbre dans toute l’Europe et la fait pleurer à chaudes larmes, Les souffrances du jeune Werther, en 1774. Cette œuvre inaugure le romantisme.

Il voyage en Italie de 1786 à 1788. Il s’enthousiasme pour les paysages méditerranéens, les monuments de l’Antiquité classique et sa littérature.

Il se livre à des travaux scientifiques en sciences naturelles essentiellement et il devient correspondant d’un certain nombre d’Académie des sciences.

Il accompagne le duc dans ses expéditions militaires, notamment en France. A la bataille de Valmy le 21 septembre 1792 : « C’est l’aube d’une ère nouvelle ».

Il est mort à Francfort en 1832 la même année que Hegel.

Philosophiquement Goethe a été en secret un spinoziste comme il l’a confié à la fin de sa vie dans ses conversations avec Eckermann. Il ne l’a pas assumé publiquement parce qu’à l’époque Spinoza était un philosophe maudit et Goethe ne voulait pas compromettre la carrière de ses amis à l’université, Fichte et Schelling.

Plan

Le premier Faust, selon moi, montre comment les passions tristes, notamment la passion romantique, dans le vocabulaire de Spinoza constituent un divertissement au sens pascalien du terme et le second au contraire comment la sublimation du désir dans l’œuvre éternelle est rédemptrice.

Cela mérite dans une troisième partie de confronter la conception de l’éternité de Goethe à celle de Spinoza.

 

Premier Faust : (l’impossibilité de rassasier le désir infini) 

Le pacte faustien

Dans un prologue Dieu et Méphistophélès font un pari au sujet de Faust que Dieu veut féliciter en l'admettant au paradis. Méphistophélès lui parie qu'il réussira à tenter Faust en lui donnant la satisfaction suprême au point qu'il lui donnera son âme au moment de mourir.

Faust est un grand savant blasé qui a épuisé les charmes de la connaissance.

Il sort un matin de Pâques de la ville et jalouse les citadins qui dansent, chantent et se réjouissent de la résurrection de la nature et de Dieu.

Amer il dit : Grise est la théorie et vert est l’arbre de la vie. Goethe est spinoziste en ce sens que Dieu est synonyme de la Nature (Deus sive Natura, dit Spinoza) perpétuellement vivante et créatrice. Il est désespéré puisqu'il ne connaît pas la vraie vie pleine de jouissance. Et il est tenté de se suicider.

À ce moment-là apparaît Méphistophélès qui l’en dissuade en lui promettant de se mettre entièrement à son service et d'accomplir tous ses souhaits en échange de son âme.

Le contenu du pari

Dans les vers qui précèdent immédiatement les quatre vers du titre de cette introduction, Faust précise son attente.

« Si en me flattant tu peux m'amuser au point

Que je me complais en moi-même,

Si tu peux me tromper par la jouissance,

Que ce soit là mon dernier jour !

Je te fais ce pari ! »

Méphistophélès répond :

« Tope ! »

Faust :

« Tope là aussi !

Si je dis à l'instant qui passe :

Attardes toi, tu es si beau !

Alors tu peux me charger de chaînes,   

Alors je consens volontiers à périr !       Dann will ich gern zu Grunde gehen 

Alors peut sonner le glas funèbre,

Alors tu seras quittes de ton service,

Que l'horloge s'arrête, que l'aiguille tombe,

Que le temps, pour moi, soit révolu ! »

Dans le texte allemand le contraste entre l’instant qui passe et l’arrêt, est beaucoup plus fort. Le mot allemand pour instant est Augenblick, le clin d’œil.

Le verbe arrêter en français traduit le verbe allemand verweilen qui signifie plutôt attendre, tenir (une note par exemple) ou persévérer. La connotation est celle de durer plutôt que de s’arrêter.

La contradiction dans les termes est complète entre le clin d’œil et la durée infinie.

L’autre expression très importante en allemand est celle qui est traduite par : Alors je consens volontiers à périr. En effet l’allemand utilise le mot Grund qui est à la fois la fosse et le fondement. Donc dans ce vers Goethe exprime l’ambivalence du désir de Faust, celui d’aller au fondement des choses, à leur essence, quitte à ce que ce soit au prix de la mort du corps.

Le même jeu de mots est repris par Hegel dans La phénoménologie de l’Esprit dont la parution est contemporaine (1809) du premier Faust de Goethe.

Hegel vient de lire le livre Adam Smith L’enquête sur la richesse des nations qui est le livre théorique du capitalisme naissant et une réflexion sur ce qu’est le travail. Hegel d’ailleurs reprendra ce thème de la rédemption par le travail dans la célèbre dialectique du Maître et de l’Esclave. Le second Faust s’achève d’ailleurs sur la rédemption également par le travail collectif des hollandais contre la mer. Ce thème de la rédemption par le travail est également repris par Marx. Mais chez ce dernier le travail est marqué négativement par l’aliénation et la domination alors que Hegel et Goethe ne parle pas de profit, de domination et de souffrance. Il y a chez eux identité complète entre le travail la production. Goethe parle seulement de production, de création, artistique et scientifique. C’est elle seulement est rédemptrice.

Goethe reprend une légende médiévale où un magicien vend son âme au diable. Il en fait un premier Faust en 1775.

La personnalité de Faust

Goethe a travaillé 60 ans à cette œuvre.

Sans cesse interrogé au sujet de la signification de cette œuvre Goethe a déclaré que la première partie décrivait un être troublé par la passion qui peut obscurcir l’esprit de l’homme.

La seconde partie oppose la sérénité harmonieuse et heureuse de l’Antiquité classique à un Moyen Âge chrétien, passionné et cauchemardesque. Il décrit un monde antique, beau et païen moins soumis à la passion et sublime.

Dans le prologue que Goethe rédige à la fin de sa vie il pose explicitement la question du salut de l’âme. Méphistophélès demande au Seigneur de lui donner la permission d’essayer de pervertir Faust. Mais Dieu qui admire les efforts de l’homme pour se dépasser, sait à l’avance que l’aspiration à l’infini de Faust le sauvera et fait donc le pari avec Méphistophélès qu’il échouera.

Méphistophélès est donc le provocateur — l’esprit qui nie, le nihiliste — qui a la permission de Dieu de tenter Faust. Ces provocations empêchent Faust de s’assoupir dans l’inertie et en même temps d’être en permanence à la croisée des chemins de sa liberté entre le bien et le mal. Deux âmes coexistent en lui. L’une cramponnée à la terre et aux passions. L’autre aspire à s’élever au mystère divin.

Par la magie il convoque l’Esprit de la Terre et de la Vie pour pénétrer le mystère des choses, l’essence de la Vie (Zu Grunde gehen). Mais il échoue. Désespéré il veut se suicider.

Faust ne se satisfait plus de l’interprétation et de la contemplation du monde, le Verbe qui inaugure l’Évangile selon saint Jean. Il lui substitue la fameuse phrase : Au commencement était l’action. Im Anfang war die Tat.

Méphistophélès vient lui proposer le pari. Faust relève le défi, persuadé que jamais le démon ne pourra satisfaire ses désirs.

Les tentations

Méphistophélès entraîne Faust dans des bacchanales, des beuveries. Il lui promet de retrouver de la jeunesse pour aiguiser ses expériences.

Il rencontre Marguerite une pure et délicieuse jeune fille. Il demande au diable de l’aider à la conquérir. Mais le diable dit que devant une telle innocence il ne peut rien. Néanmoins il lui donne des bijoux qui permettent à Faust de séduire Marguerite. Macho il plaque la jeune fille. Enceinte, son frère veut venger son honneur. Mais Faust le tue. Il s’enfuit. Pendant ce temps Marguerite tue son enfant après la naissance. Elle est lynchée par la foule.

Méphistophélès emmène Faust participer à une orgie, la nuit du sabbat, la nuit de Walpurgis.

Mais le fantôme de Marguerite lui apparaît avec la trace de sa pendaison autour du cou. C’est évidemment la culpabilité d’avoir trahi Marguerite qui assaille Faust et pas tellement d’avoir tué son frère. Il condamne l’illusion de la passion. Contrairement aux hommes qui l’ont condamnée Dieu sauve néanmoins Marguerite à cause de son amour sincère pour Faust. Dieu d’amour donc. Faust a agi en vulgaire séducteur. Mais lui aussi a éprouvé un amour sincère partagé par Marguerite.

Ce que Faust a vécu c’est l’enthousiasme du sentiment, puis la stupeur et la révolte devant le malheur qu’il a déclenché et enfin le sentiment tragique de la faute.

Cela est un aveu autobiographique de Goethe. Il s’est toujours voulu libre de ne se lier avec aucun amour et en même temps il s’est toujours senti coupable de cet égoïsme.

Le désir est condamné à la déception. Post coïtum omnis animal triste

Plus que le summum de la jouissance et de l’orgasme, Faust a cherché l’absolu du sentiment mais ne l’a pas trouvé.

Comme l’ont démontré les biologistes et comme cela a été repris par Freud, le plaisir et la jouissance ne peuvent naître que d’une oscillation de la sensation : la déception ne peut que suivre le plaisir. Post coïtum omnis animal triste. C’est le refus de cette limite intrinsèque de la jouissance qui découle de la finitude de l’être humain qui fait le malheur de l’homme selon Spinoza. C’est le désir ,contradictoire dans les termes, d’éterniser l’instant de l’orgasme qui rend impossible la profération de la fameuse formule : arrête-toi instant qui passe tu es si beau.

C’est l’idéal de l’amour romantique. C’est cette lecture qui a enthousiasmé les contemporains de Goethe. Sur la base d’un contresens. En effet dans Les souffrances du jeune Werther Goethe voulait dissuader ses contemporains de s’abandonner aux passions romantiques, les passions tristes selon Spinoza. C’est toute l’ambiguïté du personnage de Goethe qui a été préromantique dans l’histoire de la littérature allemande, qui a lancé le romantisme, mais a été critique de ce dernier pour faire l’éloge du classicisme au point d’être considéré comme un écrivain classique. Toutefois son projet était de réconcilier le romantisme germanique et l’Antiquité classique comme le démontre le second Faust.

Conclusion du premier Faust : l’impossibilité de rassasier le désir infini.

Le second Faust : (De la malédiction du pouvoir individuel à la rédemption par la puissance créatrice partagée)

Dans le second Faust le héros, écrasé par la culpabilité veut se réconcilier avec la vie grâce à la poésie, la nature et la fréquentation de l’univers de l’Antiquité classique. La tragédie du premier acte se transforme en un immense poème cosmique où se succèdent des allégories que les critiques littéraires de l’époque ont jugées ennuyeuses et impossibles à mettre en scène, ne serait-ce que par la longueur épouvantable des quatre pièces que représente le second Faust.

Le monde germanique romantique laisse la place à une Grèce antique de rêve. Faust se marie avec la belle Hélène. Méphistophélès se métamorphose en un dieu païen de l’Antiquité inoffensif qui accompagne Faust dans ses plaisirs. Tous les deux oublient le pari initial

Pouvoir sur (domination, potestas) et pouvoir de (puissance, potentia)

Au premier acte il commence un nouveau voyage où il se met au service de l’empereur. comme Goethe l’a fait pour le duc de Weimar.

Le pouvoir de créer de la monnaie

Il commence par créer la monnaie au service de l’empereur. Il fait de la spéculation et il s’enrichit. L’empereur lui donne de grands domaines à coloniser.

Le pouvoir de conquérir la beauté suprême

L’empereur demande à Faust de lui présenter les spécimens de l’humanité les plus beaux du monde. Avec l’aide de Méphistophélès il se rend aux enfers de l’Antiquité classique pour visiter les Parques, les mères, symboles de la puissance créatrice de la nature (Deus sive Natura de Spinoza). Elles lui font connaître Hélène et Paris les héros troyens.

L’interrogation de Goethe est de savoir si la création artistique peut aboutir au bonheur suprême. Ce bonheur sera l’enfant qu’il aura avec Hélène de Troie. Mais l’ambition est trop élevée et elle est déçue.

La création d’un homme artificiel

Avec son assistant Wagner devenu une gloire scientifique, au sommet des autorités académiques et scientifiques, il fabrique un être vivant, Homonculus. Mais cet être artificiel voit tout, sait tout mais il n’a ni à ni consistance ni plénitude physique et ne peut donc sentir et jouir du monde réel.

Cela nous fait penser à l’intelligence artificielle aujourd’hui et au rêve de faire un surhomme et d’aller sur Mars. Mais Homonculus pour pénétrer la nature (Zu Grunde gehen)  se dissout dans la mer. Nouvelle déception.

La nuit de sabbat classique Walpurgis la création de la beauté suprême

Admirateur de l’Antiquité classique Goethe mais dans le deuxième Faust le symétrique de la nuit de sabbat germanique du premier. Il s’agit d’un défilé de tableaux censés illustrer la beauté de l’Antiquité classique par opposition aux monstres des légendes germaniques.

La définition du mal est alors minimale. Il s’agit du chaos et de la laideur et non pas du mal moral dont Faust a fait l’expérience avec les fautes qu’il a commises avec Marguerite.

Homonculus a aidé Faust à trouver Hélène de Troie qui représente l’idéal de beauté du poète Goethe dans l’Italie méditerranéenne de l’Antiquité classique par opposition aux tempêtes et aux monstres du monde germanique et gothique.

L’idéal de Faust, et donc celui de Goethe, est de fusionner l’Antiquité classique et le monde germanique. Ce mariage est symbolisé par l’allégorie de celui de Faust et de la belle Hélène.

Leur enfant nommé Euphorion joint au sens maternel de la beauté classique de la belle Hélène l’inquiétude intellectuelle de son père, Faust. Mais comme Icare, l’impatience de s’élever toujours plus haut le fait sombrer dans la mer. Faust vit donc une fois de plus la déception de la chute après l’élévation, de l’amour plein avec Hélène et de la paternité où l’enfant est censé réalisé les désirs du père.

Mais grâce à Hélène il est parvenu à la pleine maturité, à la connaissance de soi et à la confiance en soi par la possession d’Hélène de Grèce. Faust devine enfin que la vraie voie qui conduit l’homme au bonheur se trouve dans l’action continue : il se lance dans des grandes entreprises au service de l’humanité.

Les triomphes militaires

Rentré en Allemagne avec trois géants appelés par Méphistophélès, il aide l’empereur à remporter une grande victoire contre l’anti-empereur.

Les grands travaux humanitaires

Faust il obtient de l’empereur des territoires à coloniser. Il se lance alors dans des grands travaux pour conquérir des polders contre la mer et devenir un bienfaiteur de l’humanité.

Le pouvoir détruit l’innocence

Mais deux vieillards, Philémon et Baucis, qui vivent le parfait amour serein et heureux dans une petite maison, refusent d’abandonner leur cabane et font obstacle au plan de Faust. Méphistophélès emploie les grands moyens en utilisant les trois géants qui par erreur mettent le feu à la cabane et tuent ainsi les deux vieillards.

Faust prend progressivement conscience de sa faute, comprend trop tard que sa quête du pouvoir pour le pouvoir (libido dominandi de Spinoza), son amour du pouvoir sur, de la domination, a détruit un amour humain rédempteur. Il décide de renoncer aux facilités de la magie, l’essence de son pouvoir de domination, pour s’affirmer comme homme libre qui assume ses fautes.

La mort de Faust

Au moment de mourir à 100 ans, devenu aveugle, il entend les serviteurs de Méphistophélès creuser sa tombe. Mais comme il est aveugle il croit entendre les pioches des hollandais qui construisent une digue contre la mer. Il s’identifie alors à « un peuple libre sur une terre libre ». Après avoir abandonné la quête du pouvoir pour le pouvoir symbolisé par la magie pour la simple humanité, il passe de l’individualisme à l’altruisme.

Dans son enthousiasme il s’aveugle sur la signification des bruits de pioche et de bêche qu’il entend. Il croit que c’est le peuple hollandais qui se précipite pour combler la brèche dans la digue et il prononce la fameuse phrase fatidique :

« Au-dedans, ici, s’épanouit un paradis,

Qu’au dehors le flot fasse rage, se hausse jusqu’au rebord,

Sitôt qu’il effrite la digue, prêt à faire irruption avec violence,

La communauté, d’un seul élan, accourt pour fermer la brèche.

Oui ! À cette pensée je me suis donné tout entier,

C’est l’ultime leçon de la sagesse :

Celui-là seul mérite la liberté et la vie

Qui chaque jour doit les conquérir.

Et ainsi, environné de périls,

L’enfance, l’âge mûr, la vieillesse déroulent leur cycle fécond.

Ce fourmillement, je voudrais le voir,

Me tenir sur une terre libre parmi un peuple libre.

À l’instant qui passe, je pourrais dire alors :

Arrête-toi, tu es si beau !

La trace de mes jours terrestres

Ne saurait disparaître en des éternités.

Dans le pressentiment de cette félicité si haute,

Je jouis à présent de l’instant suprême. »

Similarité et opposition entre la formule initiale et la formule finale

Faust prononce la formule fatidique mot à mot comme la première fois.

Mais les vers qui la précèdent sont chaque fois radicalement différents.

Dans le pari initial Faust ne parle que de sa jouissance individuelle et de son narcissisme. Il emploie le mot se complaire. Il emploie le mot jouissance.

À la fin de l’œuvre par contre, il se présente comme le citoyen libre d’un peuple libre sur une terre libre, le citoyen de la république de Hollande, la patrie de Spinoza. Ce dernier s’était révolté contre le lynchage des frères de Witt. Il y a donc une dimension collective et politique à la fin du Faust de Goethe comme dans l’opéra de Fidelio de Beethoven ou dans la révolution française.

En outre ce n’est qu’à la fin que Méphistophélès montre l’envers du décor : « la pauvreté, la détresse, la faute ». Dès lors apparaît le souci (Sorge, terme appelé à une grande destinée philosophique notamment chez Heidegger). Cela ressemble d’ailleurs aux philosophies orientales (ou au stoïcisme) pour lesquelles Goethe, comme Schopenhauer d’ailleurs, a une grande admiration qu’il exprime dans son œuvre le Divan.

La rédemption de Faust

Donc théoriquement Méphistophélès doit emporter l’âme de Faust en enfer. Méphistophélès vient réclamer à Dieu son dû.

Mais celui-ci refuse. En effet comme chez Kant, il n’y a de bonne que la bonne intention. L’intention de Faust a été de se fondre dans le collectif hollandais en train de se sauver dans l’œuvre commune contre les éléments marins.

Paradoxalement dans un pays protestant et sans doute par provocation d’un Goethe agnostique et spinoziste, la pièce se conclut par l’exaltation, féministe avant l’heure, de l’amour féminin qui est une incarnation suprême de l’amour sous la figure de la vierge Marie figure catholique s’il en est. Là encore se mêle l’autobiographie de Goethe et son amour de la femme, comme éternel amoureux.

Ce sont d’ailleurs les derniers vers de la pièce :

Doktor Marianus [théologien spécialiste du culte marial] (le visage prosterné contre terre) :

« Levez les yeux vers le regard sauveur,

Âmes tendres et repentantes,

Afin de vous métamorphoser, reconnaissante,

Et de vous élever à la félicité.

Que tout esprit supérieur

S’offre à te servir ;

Vierge, Mère, Reine,

Déesse, reste nous propice !

Chorus mysticus :

Tout ce qui passe

N’est que symbole ;

L’Imparfait

Ici trouve l’achèvement ;

L’Ineffable

Ici devient acte ;

L’Eternel-Féminin

Nous entraîne en haut. »

 

C’est donc comme dans la neuvième symphonie de Beethoven ou dans son opéra Fidelio : la rédemption réside dans l’amour de l’humanité en acte. C’est donc l’altruisme de l’individu et non son égoïsme et son narcissisme combiné avec la solidarité du collectif dans l’œuvre commune qui sauve l’humanité tout entière et chaque individu.

C’est la rupture avec l’égoïsme du désir amoureux et la recherche perpétuelle de l’orgasme.

Ce thème sera évidemment repris par Marx ultérieurement.

C’est le choix de la durée persévérante de l’amour et de la création contre l’orgasme de l’instant. Mais la durée infinie — la perpétuité — n’est pas l’éternité.

Conclusion du second Faust : l’expérience de l’éternité

Goethe a été spinoziste toute sa vie. Mais il a gardé cette conviction secrète. En effet Spinoza était un philosophe maudit qui était considéré comme athée, panthéiste et matérialiste. Il vivait dans la solitude. Goethe est resté muet à ce sujet parce qu’il avait des hautes fonctions officielles et qu’il n’a pas voulu compromettre les carrières de ses amis à l’université. Mais à la fin de sa vie, dans les conversations avec Eckermann, son confident et son biographe, il s’est explicitement déclaré spinoziste.

Dans sa rédemption Faust jouit d’après la théologie chrétienne de la vie éternelle. La question qui se pose est de savoir si cette vie éternelle qui découle de l’amour de Faust pour l’humanité est la même vie éternelle dont Spinoza prétend que nous faisons tous l’expérience.

La mystérieuse formule de Spinoza

C’est une formule étrange qui fait partie de la Scolie de la proposition 23 du cinquième livre de l’Ethique de Spinoza qui s’intitule De la liberté.

« Et néanmoins nous sentons et savons d’expérience que nous sommes éternels ».

Éthique. Livre cinq. De la liberté humaine. Édition Pautrat. Page 517.

4 de la servitude humaine

5 de la liberté

L’intitulé de la cinquième partie de l’éthique se présente comme l’image en miroir de celui de la quatrième.

Partie IV

La servitude humaine

Les forces des affects

Partie V

La puissance de l’esprit

La liberté humaine

 

Le mouvement d’ensemble est que la puissance de l’esprit (ou de l’âme) dans la mesure où elle délivre de la force des affects, et plus particulièrement des passions tristes, aboutit à l’émancipation de l’être humain.

Démonstration intuitive

La proposition 23 (page 515) s’énonce :

L’Esprit humain ne peut pas être absolument détruit en même temps que le Corps ; mais il en reste quelque chose, qui est éternel.

Il semble de prime abord que ce soit là une affirmation classique de l’éternité de l’humaine. Mais la philosophie de Spinoza n’est pas dualiste de sorte qu’il y a une liaison intrinsèque entre le corps et l’âme, ou l’esprit.

Intuitivement et en résumé selon Spinoza nous pensons le temps comme objet dans le temps de sorte que ce dernier est à la fois l’objet et le présupposé dans une sorte de circularité qui ne peut pas sortir d’elle-même et qui est donc éternelle. C’est pourquoi la durée de l’âme n’a pas de relation avec le corps selon Spinoza.

Comme dans le vers de Goethe qui est le titre de cette introduction la formule de Spinoza est apparemment un oxymore. En effet quand il utilise les verbes sentir et expérimenter il ne peut que faire allusion à l’actualité concrète ici et maintenant (hic et nunc). Par contre quand il parle d’éternité par opposition au temps et à la durée cette éternité transcende toutes les circonstances temporelles et spatiales de notre existence.

D’ailleurs Spinoza, qui est toujours avare de métaphores, utilise cette fois celle des « yeux de l’âme ». Il faut comprendre la différence entre la vie éternelle et la vie perpétuelle, la transcendance de l’éternité (aïon des Grecs) contre l’immanence de la répétition des instants à l’infini (chronos et kairos des Grecs). Cela ne renvoie toutefois pas à l’opposition que fait Bergson entre l’instant des chronomètres et la durée vécue puisque cette dernière n’est évidemment pas infinie. Spinoza privilégie la connaissance mathématique dont les vérités transcendent toute dimension temporelle, ou encore sous le regard de l’éternité. On a l’impression que Spinoza suit Platon lorsque ce dernier oppose la vérité éternelle (épistèmê) aux opinions changeantes dans le temps et fallacieuses, non vraies, (doxa). Par rapport à Goethe Spinoza paraît bien cérébral, bien intellectuel.

L’expérience invoquée par Spinoza possède trois caractéristiques :

·         l’éternité n’est pas un souvenir perpétuellement recommencé et sublimé comme dans Proust, Goethe ne se satisfait pas de cette solitude du génie puisque que finalement ce n’est que dans l’œuvre collective partagée que Faust trouve sa rédemption.

·         l’expérience directe de l’éternité : on retrouve la conception de Dieu comme éternel créateur tout-puissant C’est la formule de Spinoza Deus sive Natura. L’étymologie de Natura vient du verbe naître en latin

·         la troisième caractéristique de l’éternité de Spinoza est d’être une œuvre. Faust est sauvé par Dieu dans la mesure où il participe de sa création divine médiatisée par les hommes.

On voit néanmoins la différence de style et de sensibilité entre l’extrême ascétisme intellectualiste de Spinoza — amor intellectualis dei — et la sensualité imagée de Goethe et son exaltation de l’éternel féminin, complètement absent chez Spinoza.

Ce n’est que dans le système métaphysique de Spinoza que les deux conceptions de l’éternité peuvent s’identifier.

Conclusion : Pourquoi nous ne nous intéressons qu’au premier Faust 

La richesse des interprétations possibles de l’œuvre

Ma thèse fondamentale est que Goethe dans ce chef-d’œuvre s’interroge sur ce qu’est l’action.

Il est contemporain d’un certain nombre de grands bouleversements en Europe, la révolution française, la guerre de 30 ans et les guerres napoléoniennes, la naissance du capitalisme, le réveil des nationalités à commencer par la française, les progrès de la technique. Dans ses romans d’apprentissage d’ailleurs il met en scène des aristocrates qui se reconvertissant dans la modernisation de l’agriculture ou dans l’industrie naissante. Par exemple dans son roman d’apprentissage qui s’appelle Les affinités électives.

Au début de Faust le héros essaie de traduire le prologue de l’Évangile selon saint Jean. La traduction traditionnelle est : Au commencement était le verbe. Au commencement était l’action dit-il. Dans quel temps et dans quelle mesure cette action peut être une rédemption ? On peut rapprocher ce problème de traduction des thèses de Marx sur Feuerbach : il ne s’agit plus d’interpréter le monde avec le verbe mais de le transformer avec l’action. Mais l’action selon Goethe n’est pas l’action révolutionnaire, mais l’action politique et l’action économique, celle des « bourgeois conquérants » qui vont à la conquête du monde selon l’expression de l’historien Charles Morazé.

Pourquoi l’histoire de la littérature ne s’intéresse qu’au premier Faust, le Faust romantique, et pas au second, le Faust classique.

Il est surprenant qu’à cause sans doute du romantisme nous nous intéressions qu’au premier Faust en méconnaissant le second. Les critiques considèrent qu’il est ennuyeux. En effet d’abord il est très long. Deux fois plus longs que le premier. Ensuite c’est une pièce à thème. Elle constitue une suite d’allégories à ambition métaphysique qui vraisemblablement ne pouvait pas être comprise, à une époque où le romantisme était dominant de manière écrasante. Néanmoins il faut tenir compte du fait que Goethe a travaillé toute sa vie, pendant les 60 ans qui séparent le Faust originaire du second Faust, entre 1775 et 1832. D’autre part c’est manifestement à ce second Faust qu’il a travaillé et retravaillé qui lui tenait le plus à cœur.

C’est le contenu du second Faust avec son collectivisme, son activisme anti individuel et anti-amour passion qui évidemment prend le plus notre sensibilité et notre spontanéité à rebrousse-poil.

Dans la mesure où l’individualisme qui est né avec le romantisme n’a fait que croître et embellir que le message du second Faust nous heurte tellement. Nous préférons sans doute le refouler pour nous en tenir à l’amour passion individualiste qui poursuit l’orgasme dans tous les sens du terme comme s’il pouvait être éternel. Le premier Faust et Spinoza dénoncent cette illusion de penser que l’instant qui passe puisse devenir éternel. Il est vrai que dans l’œuvre de Goethe cette illusion engendre automatiquement la souffrance et la damnation dont la métaphore est la faute de Marguerite séduite par Faust et sacrifiée dans le désir de jouissance, une des trois libidos, la libido fruandi, la jouissance suprême.

Pour lancer le débat, quels sont nos propres rapports aux instants de jouissance et à la patience de la création

Pour lancer la discussion on peut reprendre dans notre expérience les moments où nous avons été séduits par la recherche de l’instant qui passe en opposant six types de questions.

1 Nous pouvons nous demander s’il y a eu des expériences heureuses de l’amour passion.

2 A contrario l’expérience de la création véritable donne une expérience du temps comme discipline, comme patience, comme corps à corps avec la matière relativement ingrat. Ne s’agit-il pas là de la véritable rédemption de nous-mêmes.

3 Goethe se singularise par rapport à Spinoza., Ce dernier raisonne comme si l’individu était seul et exclusivement individuel. Certes il s’agit d’opérations de la pensée. Elles sont donc éminemment collectives dans la mesure où elles s’expriment dans le langage comme institution commune de communication et de pensée. Mais dans la mesure où l’expérience est fondamentalement celle d’un corps individuel Goethe un point de vue original par rapport à Spinoza. En effet il fait de l’appartenance en tant que citoyen à un corps politique et en tant que vivant créateur à une collectivité qui coopère. Il se distingue de Spinoza. Et comme ce thème de la rédemption par l’entreprise collective de création est un thème qui va être repris tout le long du XIXe siècle, notamment dans les philosophies de l’histoire jusques et y compris le XXe siècle, je conclurai en posant que peut-être Goethe est plus moderne que Spinoza et que le langage de Spinoza nous empêche paradoxalement de rentrer dans celui de Goethe.

4 On pourrait également continuer à s’interroger sur le rapport qu’entretient la littérature, ou plus exactement la création littéraire, avec l’expérience de l’éternité, notamment chez Proust pour la comparer et éventuellement l’opposer à celle de Goethe. On retrouve chez Proust en effet les limites de la singularité et de l’individualité.

5 Une cinquième piste consiste à s’interroger sur la sublimation des affects et des rapports que cette sublimation entretient avec la puissance de l’esprit, la puissance créatrice de l’esprit.

6 Enfin à la lumière de l’écologie contemporaine on pourrait se demander s’il n’existe pas une écologie des différentes temporalités de la vie quotidienne, de la vie créatrice, de la vie au travail et de la vie amoureuse.



 

 
 
 

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