Existe-t-il une justice environnementale ?
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Existe-t-il une justice environnementale?
Bernard Guibert
13 mai 2025, aux Franciscaines
Deauville
Pour poser le problème je me limite d’abord au dérèglement climatique et à une seule de ses causes les émissions de gaz carbonique par la combustion des énergies fossiles. Il y a d’autres émissions préjudiciables au climat comme celle du méthane (CH4, comme les flatulences des vaches) dont le pouvoir de réchauffement global est 400 fois celui du CO2. Il y a également l’accroissement de la surface des nuages qui augmente du fait du réchauffement de sorte que leur cloche qui met la terre sous serre augmente de surface ce qui augmente le réchauffement etc. Statistiquement dans notre mode de vie occidental plus le revenu des plus riches des pays les plus riches augmente et plus ils se déplacent, plus ils utilisent des grosses voitures et des avions, plus ils consomment des produits qui ont nécessité des énergies fossiles comme sources d’énergie pour leur fabrication (acier, ciment etc.), comme matières premières (matières plastiques) ou comme source d’énergie pour leur transport international ou national et plus ils produisent de plus en plus de déchets, des plastiques par exemple dont l’incinération produit du gaz carbonique ou dont les rejets dans les océans détruisent la biodiversité en disséminant des particules microscopiques non biodégradables et impossibles à recueillir.
Les victimes sont par contre les populations les plus pauvres des pays les plus pauvres. Elles habitent par exemple dans des îles et des régions menacées par la montée des eaux, par exemple les populations misérables qui habitent dans le delta la du Gange en Inde et en Égypte, par les ouragans les pluies, par les pluies torrentielles, par les canicules et les tornades, bref par les phénomènes climatiques extrêmes qui vont se multipliant et s’intensifiant. De manière générale d’ailleurs l’humanité habite de plus en plus dans des villes de plus en plus insalubres, de plus en plus au bord de l’eau où elles sont menacées par la montée des eaux et les différents épisodes climatiques extrêmes. Ces victimes n’ont souvent pas les moyens de se protéger des préjudices dont ils ne sont pas les plus responsables en édifiant par exemple des digues, en sur élevant leur maison, en achetant des climatiseurs, en construisant des maisons plus solides etc. A fortiori ne sont-ils pas indemnisés des préjudices causés à leur santé.
Il y a donc bien une injustice criante. De fait donc il n’y a pas de justice environnementale. Et comme la responsabilité collective ne peut pas plus être incriminée qu’une punition collective dans un état de droit, il ne peut pas exister des institutions judiciaires pénales internationale ou pas qui soient susceptibles d’être saisies pour réparer ses injustices. Ce ne sont que des politiques globales qui peuvent prétendre le faire puisque moralement il est impératif de le faire.
C’est pourquoi mon exposé pourrait s’arrêter là. Mais comme nous sommes dans un café philo, nous savons que la philosophie ne sert pas tellement à apporter des réponses qu’à problématiser les questions. D’où une reformulation du titre de cette introduction : quels sont les principes, moraux en dernière instance, qui doivent inspirer les politiques de prévention et de réparation des injustices environnementales, ce qui présuppose l’identification de l’existence de ces dernières. Cela ne va pas de soi comme nous le montre le back clash — le retour de manivelle en français — du climato scepticisme aux États-Unis et ailleurs.
Pour problématiser cette question je commenterai les principes qui sont censés gouverner les politiques environnementales :
· le principe pollueur-payeur et le principe de prévention à la source conformément à la justice corrective d’Aristote ;
· les préjudices imputables aux inégalités de revenus devant la théorie de la justice de John Rawls ;
· le principe de responsabilité vis-à-vis des générations futures de Hans Jonas
· le principe de précaution et la théorie de l’incertitudes de Keynes.
Les moyens doivent être différenciés selon que les causes et les victimes sont identifiables et ponctuelles ou collectives et diffuses. L’examen ne sera pas exhaustif mais s’appuiera sur quelques exemples et plus particulièrement les deux menaces les plus graves pour la perpétuation de l’existence humaine, le dérèglement climatique et la destruction de la biodiversité.
I. Le principe pollueur-payeur, le principe de prévention à la source et la justice corrective d’Aristote.
Le principe pollueur-payeur et le principe de prévention à la source ne posent pas de problème théorique de compréhension. Selon la justice corrective formulée par Aristote, un individu, éventuellement une personne morale collective comme une entreprise, responsable d’un préjudice doit le réparer soit en remettant les choses en l’état, soit en versant aux victimes une somme égale à la valeur de la réparation du préjudice.
Amiante et ozone
La difficulté est dans l’évaluation monétaire du préjudice surtout lorsqu’il est sanitaire comme dans le cas de l’amiante. Pendant longtemps le préjudice n’était même pas perçu et identifier. D’où toutes les constructions isolées à l’amiante qu’il a fallu désamianter quand on s’est aperçu de la nocivité du procédé. Mais toutes les personnes qui ont fréquenté ces locaux ne peuvent évidemment être identifiées. Lorsque les victimes potentielles sont précisément identifiables, comme les travailleurs dans les mines d’amiante, tous, heureusement, n’ont pas été atteints. La résolution du problème ne relève alors pas tant de la politique environnementale que des assurances sociales contre les accidents du travail, selon la loi votée en 1898 et qui introduit le concept d’accident sans faute qui relève de l’assurance et non du droit pénal pour savoir qui de l’employeur ou de l’employé est éventuellement responsable du préjudice. Il faut alors démontrer que la cause du cancer éventuel est bien l’exposition à l’amiante, alors que chaque individu est plus ou moins exposé, plus ou moins sensible, et plus ou moins atteint avec des conséquences plus ou moins graves. On retrouve ce problème pour toutes les pollutions diffuses comme les particules fines émises par les diesels, les nuisances sonores, les pollutions de l’air en ville etc.
En outre l’identification des responsabilités peut être difficile ou même impossible comme dans le cas des sites dits orphelins. Ce sont par exemple les stations d’essence dont les sociétés propriétaires ont disparu avant que ne se soit révélée une fuite dans les réservoirs. Dans ce cas l’évaluation du dommage pourra être difficile si l’accident est très ancien de sorte que sa propagation spatiale éventuelle reste inconnue et les victimes éventuelles encore plus.
La difficulté augmente encore lorsque la responsabilité n’est pas localisée précisément, comme c’est le cas dans les installations classées, les sites Seveso etc., ou lorsque les responsabilités sont diffuses comme pour la pollution de l’air en ville. Comme la responsabilité est collective on ne peut pas identifier de responsabilité individuelle, la « goutte d’eau de trop », le dernier pollueur qui fait franchir la limite tolérable etc. On est alors victime de ce qu’on appelle la sorite du tas de blé : à partir de combien de grains on obtient un tas. Compte tenu de l’urbanisme qui ne peut changer qu’à un rythme pluri décennal et de la politique municipale de transport public, l’individu sera plus ou moins dépendant de sa voiture pour aller à un travail plus ou moins éloigné de sorte qu’il sera plus ou moins la cause du dérèglement. Par ailleurs les zones à faibles émissions entraînent des conflits d’usage entre riverains et trafics. La prévention à la source des pollutions par les particules fines consiste à renoncer au diesel pour l’essence dans un premier temps et à remplacer cette dernière par l’électricité dans un troisième temps. Encore faut-il que le remède ne soit pas pire que le mal, puisque l’électricité n’est « propre » que dans le moteur du véhicule. Il faut faire le bilan physique complet du cycle carbone de la fabrication de l’électricité, de la fabrication de la voiture, de la fabrication de la voirie utilisée etc. Socialement ce qui compte n’est pas la vitesse instantanée à la fin du service rendu, mais l’emploi total de temps social nécessité pour parcourir 1 km. Le sociologue Virilio avait montré en son temps qu’évaluée en temps de travail global la vitesse à bicyclette était bien supérieure à celle en voiture !
Les conséquences diffuses et à très long terme sont très difficiles à identifier et à évaluer monétairement dans le cas des grands accidents comme l’explosion de l’usine AZF à Toulouse en 2001, comme l’explosion du port de Beyrouth, comme la catastrophe de l’usine de Seveso en Inde etc.
Energies fossiles
L’application du principe pollueur-payeur est très difficile dans le cas du dérèglement climatique dû à la combustion des énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz essentiellement). Les émissions et les victimes sont très inégalement réparties selon la géographie, le climat supportable, le mode de vie, le revenu et le panier de consommation qui en dérive etc. Certaines populations pauvres dans les îles et les villes submersibles, comme les atolls, les villes côtières où se concentre de plus en plus l’humanité ou les deltas inondables des grands fleuves comme celui du Gange en Inde ou du Nil en Égypte, sont victimes de préjudice dont ils ne sont que très peu responsables. En sens inverse les plus responsables du dérèglement climatique ne sont pas tous les individus des populations les plus riches des pays les plus riches, mais en représentent une forte proportion de manière plus ou moins grande suivant la nature de leur panier de consommation, de leur mode de vie plus ou moins imposé par leur environnement économique et social et par leur comportement plus ou moins éco responsable.
Nucléaire
La difficulté est maximale pour les accidents dans les installations nucléaires, Three Miles Island aux États-Unis en 1979, Tchernobyl en Russie en 1986 et Fukushima au Japon en 2011. Les probabilités d’accident industriel sont très faibles mais non nulles comme l’ont montré ces derniers cas. Les conséquences de la pollution du Pacifique à Fukushima par exemple ne peuvent être identifiées et elles vont durer des siècles, voire des millénaires dans le cas des déchets radioactifs. Il faut alors invoquer le principe de précaution que je commenterai plus bas pour savoir s’il ne faut pas alors renoncer à l’énergie nucléaire.
II. Les inégalités de revenus et les préjudices climatiques à la lumière de la théorie de l’équité de John Rawls
Le rôle des inégalités de revenus dans les inégalités de préjudice
Les inégalités de revenus interviennent de deux manières.
Plus le revenu croit et plus la responsabilité dans le dérèglement climatique s’accroît
En effet il y a par la corrélation statistique entre le revenu et la quantité de préjudices créés en fonction de la nature du panier de consommation acquis avec lui. Ensuite les inégalités interviennent pour moduler l’effort demandé à chacun pour combattre non seulement le préjudice global, mais aussi pour corriger les inégalités des préjudices, protéger les victimes et éventuellement les indemniser notamment lorsque leur santé est atteinte. L’index des transferts monétaires reçus par les victimes pourrait être le solde entre la pollution subie et la pollution émise.
Mais l’application mécanique du principe pollueur-payeur inspiré par la justice corrective d’Aristote aboutit à cet égalitarisme où chacun ne devrait subir qu’un préjudice égal ce qui est impossible.
Les inégalités des capacités contributives à la lutte commune contre le dérèglement climatique
Par ailleurs il ne faut pas que la décroissance de la production de certaines richesses physiques nécessitée par l’impératif de diminution de l’empreinte écologique globale ou du stock de CO2 (et des autres gaz à effet de serre), stock net des absorptions par les puits de carbone, appauvrissent les pauvres, a fortiori ceux qui survivent au-dessous du seuil de pauvreté, en gros un tiers de la population du Sud global et un quart du si bien nommé quart-monde de l’Occident riche.
De manière générale la légitimité des inégalités des responsabilités des préjudices dans le domaine de l’environnement est un cas particulier de celle des inégalités de revenus, les inégalités de préjudice causées étant des inégalités de revenus marquées du signe négatif.
Équité et égalité
Au début des années 80, en 1984 plus précisément, il y a eu un débat en France entre les partisans de l’égalité et ceux de l’équité par rapport aux inégalités de revenus. Ces derniers dénonçaient l’égalitarisme comme frein à la prise de risque et à la recherche de la productivité et de la compétitivité. Ils opposaient à l’égalité les inégalités équitables — l’équité — lorsqu’elles sont proportionnelles aux mérites.
L’écart entre le revenu d’un PDG et le salaire le plus bas d’une entreprise est passé en gros de 1 à 20 à la Libération à 1 à 200 ou 300 de nos jours. Cela donne quelques doutes sur la proportionnalité entre le mérite et le revenu. Mais c’est un autre problème.
Biens premiers selon John Rawls, biens publics et biens communs
John Rawls a proposé dans sa Théorie de la justice une solution qui combine l’équité des inégalités des revenus et l’égalitarisme dans la consommation de ce qu’il appelle les biens premiers.
Les biens premiers sont d’une part les biens matériels qui sont nécessaires pour vivre une vie authentiquement humaine, c’est-à-dire une vie produisant l’estime de soi, la confiance en soi et la reconnaissance de sa dignité par autrui.
Ils comportent également l’accès à des services matériels minimaux comme ceux de santé.
Les biens premiers selon John Rawls comportent aussi et surtout des biens immatériels comme les valeurs de liberté, d’égalité devant la loi, de dignité, mais également d’autres biens communs immatériels comme la capacité de s’exprimer dans une langue, de participer à la culture commune grâce à une éducation et à une justice impartiale.
Les biens communs sont définis par les économistes par leurs non-rivalité et par une qualité à l’origine d’un néologisme épouvantable, leur non excludabilité.
Non rivalité : leur consommation ne prive pas autrui. L’exemple canonique est celui de la lumière d’un phare qu’un marin voit en mer sans empêcher un autre marin de le voir.
Non excludabilité : personne ne peut empêcher sa consommation par un péage, un décryptage, une barrière etc. Une richesse excludables mais non rivales s’appellent un bien de club. Une marchandise ordinaire et à la fois rivale et excludable du fait de son prix.
La plupart des richesses environnementales comme un climat supportable, de l’eau potable, un air respirable, la capacité de la nature à se reproduire sont des richesses communes. Les biens publics ressemblent aux biens communs par leurs caractéristiques qualitatives, mais à cette particularité près que leur protection, perpétuation et leur reproduction sont protégées par des pouvoirs publics et financés par l’impôt. Ce sont par exemple les parcs nationaux et de manière générale le patrimoine architectural, artistique et paysager.
Les principes de la théorie de la justice de John Rawls
I En premier lieu : chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible pour les autres.
II En second lieu : les inégalités sociales économiques doivent être organisées de façon que à la fois,
(a) l’on puisse s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun et
(b) qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous.
Le premier principe (I) garantit à tous l’égalité des libertés de base[3]. Ce sont les « biens sociaux premiers comme base des attentes »[4] que sont les libertés, les dignités minimales et les ressources économiques minimales qui permettent inconditionnellement à tout être humain de mener une vie digne d’être vécue, bref une vie humaine.
Le second, dit d’efficacité se décline en deux sous principes.
Pour celui de « l’avantage de chacun » (Ia) les inégalités ne sont acceptables que si personne n’y perd[5].
Pour le second, celui de « l’égalité des chances méritocratiques », les inégalités ne sont équitables que si les inégalités de revenus sont accessibles à tous dans une « compétition libre et non faussée » de sorte que les récompenses soient en proportion des mérites individuels, voire leur soient arithmétiquement proportionnels s’ils sont quantitativement mesurables[6].
John Rawls assume explicitement ce que doit sa Théorie de la justice à la « critique du jugement pratique » de Kant[7]. Il n’est donc pas surprenant que de l’impératif catégorique kantien qui est déjà à la base du principe de responsabilité de Hans Jonas et qui commande l’impératif urgent de décroissance de l’extractivisme à partir de la critique de l’écologie politique découlent les deux principes de la justice de Rawls. Rawls les articule en effet en leur imposant un ordre lexicographique : le premier, le principe d’égalité des droits de base, doit s’appliquer avant les deux seconds, les principes d’efficacité[8] et d’équité par ouverture à tous des compétitions loyales (IIb). Le caractère équitable des inégalités[9] s’édifie ainsi sur celui d’égalité dans l’accès aux biens et aux libertés de base[10].
La correction des effets des inégalités de revenus sur les inégalités de préjudice
Hausse forfaitaire environnementale du seuil de pauvreté
Si on ne refuse pas de voir le quart-monde qui vit au-dessous du seuil de pauvreté dans les pays riches occidentaux et la moitié de l’humanité dans le tiers-monde qui vit avec moins de deux dollars par jour, le présupposé de John Rawls s’effondre. L’ordre lexicographique qu’il adopte lui impose alors de faire accéder aux libertés et biens de base de l’ordre du tiers de l’humanité, ce qui rend éthiquement problématiques les inégalités dont bénéficie, par exemple, le 1 % le plus riche de la planète et qui jouit de plus de 90 % des revenus des capitaux mobiliers en dehors de toute compétition méritocratique.
Par exemple le seuil de pauvreté dans le delta du Gange doit être augmenté d’un montant qui compense le préjudice subi à cause de l’augmentation du risque d’inondation ou du risque de plus torrentielle. En termes économiques il s’agit de compenser la destruction des communs du climat et du caractère cultivable des terres. En conséquence il faut incorporer un forfait de préjudice au seuil de pauvreté « en nature » auquel chaque être humain a droit de manière inconditionnelle selon John Rawls. Une compensation monétaire en valeur n’est qu’un pis-aller. Les ressources financières nécessaires ne peuvent venir que de transferts internationaux émanant des catégories particulièrement responsables du réchauffement climatique. Elles sont obtenues soit par taxation des produits en fonction de leur contenu en carbone. Elles peuvent également être obtenues par de la fiscalité directe étant données l’impossibilité de démêler au niveau macro-économique les causes macro-économiques globales et les responsabilités microéconomiques individuelles. Soit, de manière pragmatique et plus judicieusement, la combinaison des deux.
Pour ne pas appauvrir les pauvres, la fiscalité indirecte sur les produits en fonction de leur contenu en carbone doit distinguer, comme le fait la TVA, les biens de première nécessité — biens premiers — de ceux qui ne le sont pas.
Augmentation de la progressivité directe de la fiscalité à proportion des « démérites » environnementaux
Parallèlement à ce plafond égalitaire forfaitaire d’indemnisation des préjudices subis le plus possible en nature et non en valeur, il est autant légitime d’imposer les revenus des plus responsables à proportion de leurs « démérites environnementaux » que légitime que les revenus soient proportionnés aux « mérites ». Il faut donc dans l’imposition progressive des revenus augmenter la base imposable de la consommation excessive des communs et cela de manière progressive spécifiquement environnementale en sus de la progressivité « ordinaire ».
Cela revient à augmenter la progressivité de l’impôt sur le revenu, cette progressivité pouvant être modifiée en fonction des études statistiques de liaison entre la croissance du revenu et la croissance des émissions préjudiciables. Mutatis mutandis ces mécanismes de correction des injustices peuvent être étendus aux préjudices portés aux autres communs environnementaux où les sources d’émission et les retombées préjudiciables sont diffuses, non individualisables et non quantifiables. Le transfert effectif des ressources fournies en gros par les riches des pays riches au bénéfice des victimes pauvres des pays pauvres suppose l’organisation de transferts internationaux et finalement la création d’une fiscalité mondiale environnementale sur les revenus.
C’est dire combien la naissance d’institutions internationales judiciaires susceptibles de donner corps à une justice environnementale ne semble pas prête à se réaliser à un horizon prévisible.
III. Le principe de responsabilité de Hans Jonas
On vient de voir comment le dérèglement climatique posait des problèmes de justice et d’éthique entre contemporains, en gros entre les riches des pays riches responsables de la majorité des émissions et les victimes pauvres non responsables de leurs malheurs des pays pauvres. Mais les effets du dérèglement climatique sont appelés à durer des décennies voire des siècles. Il faut donc se soucier des générations futures à de très longues échéances. C’est encore pire dans le cas de la destruction de la biodiversité puisque l’horizon temporel devient celui des lois de l’évolution, des milliers d’années et non des siècles comme dans le cas du changement climatique. Par ailleurs pour le dire que le dérèglement climatique, d’un point de vue cybernétique, le remède est assez simple. En effet il n’y a qu’un paramètre de commande le stock des gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Il suffirait donc de le diminuer pour enrayer le phénomène de manière plus ou moins rapide. Encore faut-il le vouloir. Pour la biodiversité il n’y a pas de paramètre quantitatif simple et unique. D’autre part il n’y a pas de causalité mécanique unique.
L’aveuglement du calcul économique pour le très long terme
Notre responsabilité vis-à-vis des générations futures doit évaluer les dommages qu’elles vont subir du fait des émissions excessives de toute l’humanité d’aujourd’hui. En théorie le calcul économique coût avantage permet d’arbitrer rationnellement entre les investissements requis. Encore faut-il raisonner en probabilité comme dans le cas des centrales nucléaires. Et le calcul tient compte du taux d’actualisation c’est-à-dire du taux d’intérêt exigé par les investisseurs privés. À horizon d’une centaine d’années, quatre générations à peine, la valeur actualisée estimée d’un dommage ou d’un profit est quasiment nulle. Nos règles de calcul économique nous rendent donc complètement myopes. C’est pourquoi les économistes de l’environnement violent les règles les plus sacrées du calcul économique néoclassique en faisant des calculs d’investissement à taux nul.
La disqualification du PIB pour une planification environnementale
Il faut en passer par une planification en volume et non en valeur et en net et non en brut, net de ce qui est absorbé par exemple par les « puits de carbone ». Or ces derniers sont détruits par la déforestation de l’agro business. Le PIB est donc inutilisable puisqu’il est calculé en valeur et non en volume physique et en net et non en brut. Il faut donc substituer à la logique des financiers celle des ingénieurs comme le recommande Jean-Marc Jancovici dans son Shift Project lancé en 2010.
Démographie et niveau de vie des générations futures
Se soucier des générations futures implique ainsi pour nous de faire des choix de deux sortes. Premièrement nous pouvons avec la démographie modulée plus ou moins la taille des populations des générations futures. Deuxièmement nous sommes responsables moralement qu’elles puissent mener une existence humaine digne d’être vécue et non ravalée à une survie purement animale. Mais au-dessus de ce minimum vital que nous leur devons de manière inconditionnelle, sommes-nous tenus moralement de leur léguer un héritage au moins égal à celui que nous avons reçu ? Comme on dit à propos de l’usage des toilettes dans les cafés ne faut-il pas « laisser la planète dans l’état dans lequel vous l’avez trouvée » ?
Les maximes du principe de responsabilité de Hans Jonas
Le philosophe Hans Jonas[11] qui a théorisé en 1979 le principe de responsabilité vis-à-vis des générations futures il le résume par (1979) quatre[12] maximes qui sont quasiment des pastiches des impératifs catégoriques de Kant :
Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre ;
Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie ;
Ne compromet pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre ;
Inclue dans ton choix l’intégrité future de l’homme comme objet secondaire de ton vouloir.
IV. Le principe de précaution et la théorie de l’incertitude de Keynes
On a vu plus haut à propos du nucléaire que le risque industriel est certes probabilisable en théorie mais très difficile à calculer en pratique. D’autre part les conséquences matérielles et sanitaires sont à la fois très grandes a priori et intuitivement et inconnues en l’état actuel de nos connaissances scientifiques.
Le risque moral
Mais en outre il y a ce que les économistes appellent le « risque moral », par exemple le risque de guerre ou d’actes terroristes. Comment être sûr qu’il n’y aura pas pendant des siècles de destruction d’une centrale au cours d’une guerre, alors qu’on a observé déjà des dommages dans la coupole de protection à Tchernobyl pendant la présente guerre en Ukraine ? Jusqu’à présent il n’y a pas eu de dégâts à Zaporijjia. Mais toute inquiétude est loin d’être dissipée. Si les centrales sont a priori bien protégées techniquement, militairement et policièrement, la protection de l’utilisation de l’énergie nucléaire possède un talon d’Achille, le transport et le stockage des déchets. Comment être sûr qu’une attaque terroriste suicidaire comme celle du 11 septembre 2001 contre les tours jumelles aux États-Unis ne s’attaque pas à un transport de déchets et fasse exploser cette bombe atomique du pauvre qui consiste à disperser avec un explosif classique des déchets hautement radioactifs ?
Par ailleurs les guerres elle-même portent atteinte directement à l’environnement en dispersant des substances extrêmement nocives, en détruisant des ressources agricoles, et surtout en détournant de la priorité des priorités, la lutte contre le dérèglement climatique et la destruction de la biodiversité, des masses financières colossales.
Le concept d’incertitude
Mais c’est le domaine de la biodiversité qui met le plus en échec le calcul des probabilités. En effet la loi des grands nombres n’a de validité que si les causes sont petites, nombreuses et indépendantes les unes des autres. Or dans le cas de la biodiversité c’est cette indépendance qui est problématique, abstraction faite des causes cataclysmiques ou militaires impossibles à prévoir (grandes inondations, canicules, tornades, guerres internationales, guerres civiles, attentats terroristes etc.).
L’évolution des écosystèmes est très difficile à prévoir parce que les causalités à l’œuvre en leur sein possèdent beaucoup d’effets en retour, des feed-back positifs et négatifs. Un exemple de feed-back positif Et Offert par le réchauffement climatique qui porte atteint à certaines espèces d’arbres. Ceci diminue les puits de carbone et donc augmente le réchauffement climatique à son tour dans un processus qui peut devenir exponentiel. Les boucles cybernétiques positives et négatives sont tellement nombreuses, enchevêtrées et interdépendantes qu’il est impossible de prévoir mathématiquement l’évolution des écosystèmes, la prolifération de certaines espèces ou au contraire leur disparition en leur sein, voire la disparition de l’écosystème lui-même. À se limiter au nombre d’espèces ces prévisions sont d’autant plus difficiles que sur le nombre total d’espèces estimé, 7 millions environ, 2 millions à peine sont connues. Comment alors identifier les espèces non connues disparues ? Ces dernières sont inconnues ? Et s’il y a beaucoup d’espèces inconnues, cela signifie au moins que les écosystèmes non inconnus sont vraisemblablement mal connus. Comment faire dans ce cas des prévisions ? En outre la reproduction et l’évolution des écosystèmes courent sur des cycles qui se chiffrent en milliers d’années. À notre échelle temporelle la destruction de la biodiversité est pratiquement irréversible. Les conséquences elles-mêmes sont mal connues. Par exemple la destruction des habitats des espèces sauvages les fait entrer en contact avec des espèces domestiques auxquelles elles apportent leurs population de virus contre lesquelles elles ne sont pas protégées. D’où ce que les biologistes appellent des zoonoses qui peuvent se transmettre à l’homme et déclencher des pandémies comme l’humanité a pu en faire la cruelle expérience avec le Covid 19. Là encore l’estimation monétaire des répercussions du Covid 19 sur la santé des populations et sur les économies est impossible, surtout lorsqu’on décide, à juste titre, de pallier les seules conséquences économiques « quoiqu’il en coûte ».
Les investissements environnementaux doivent être publics et non privés
Comme pour le changement climatique les investissements nécessaires à la prévention et à la réparation des préjudices éventuels, en particulier en matière de santé publique, causés par leur insuffisance éventuelle sont à très long terme. Cela récuse l’emploi de taux d’intérêt non nul est donc le recours à des investissements privés. Il ne peut y avoir que des investissements publics qui peuvent se faire à taux nul. Il faut donc décider politiquement les domaines et les niveaux des investissements publics de prévention pour qu’il puisse y en avoir en dehors de tout calcul économique rationnel actualisé et probabilisé.
Le rationnel économique et le raisonnable politique
Le second type de paramètres, outre le taux d’intérêt, est constitué par la chronique des probabilités des occurrences des préjudices et les évaluations monétaires de ces derniers. Or le calcul des probabilités est impossible en fait. En outre les mathématiciens démontrent qu’il ne peut pas ne pas exister des événements non probabilisables. Ces derniers sont appelés des incertitudes par Keynes, alors qu’il appelle les événements probabilisables des risques, risques et incertitudes étant ainsi deux sortes de hasards. Que ce soit donc que pour des raisons de fait ou des raisons de droit (impossibilité logique et mathématique théorique) le calcul économique coût avantage probabilisé et actualisé n’est pas universellement légitime puisqu’il ne l’est pas dans le domaine de l’environnement. Faute de pouvoir être rationnel, l’être humain doit se contenter avec humilité d’être raisonnable. Il doit renoncer au délire de toute-puissance, l’hubris dénoncée par Aristote. C’est ce qu’exprime le principe de précaution. La précaution contre l’incertitude incalculable s’oppose à la prévention des risques identifiés, avérés et quantifiés monétairement selon les techniques du calcul des probabilités et de l’actualisation financière requise par le calcul économique coût avantage. Prévention et précaution sont ainsi des variantes de ce que Aristote appelle la prudence ou la sagesse (sophrosunè).
Définition du principe de précaution
Ce sont les incertitudes inhérentes aux manipulations génétiques et au problème du dérèglement climatique qui ont motivé les premiers énoncés du principe de précaution par les scientifiques dans les années 1970. Il a d’abord été énoncé comme un garde-fou contre une foi fondamentaliste et intégriste dans le pouvoir de la science et de la technique. Cette conception défensive ou négative (par rapport aux calculs économiques standards) du principe de précaution inspire la première formulation à l’échelle mondiale dans le cadre de l’ONU à la conférence de Rio en 1990 en son principe 15. À l’échelle nationale française il est entré dans le droit interne avec la loi Barnier en 1995 pour devenir un principe d’action et non de contention du progrès scientifique et technique lorsqu’il a été intégré à la Constitution en 2005 (article cinq) :
Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veilleront, par application du principe de précaution, et dans leur domaine d’attribution, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage.
Ce principe appelle quelques brefs commentaires. Le problème de l’incertitude est signalé par l’adjectif « incertaine ». Le rôle de la science et décisif, même si c’est pour tenir compte avec humilité de ces limites : « en l’état des connaissances » et utilisation du verbe pouvoir au conditionnel, « pourrait ». Le conditionnel hypothèque la « gravité et l’irréversibilité » du dommage qui renvoient à une estimation hypothétique et intuitive à dire d’expert, même si le texte ordonne « la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques » et « l’adoption de mesures provisoires » immédiatement, sans attendre le résultat des études scientifiques. Toute la difficulté réside alors en ce qu’elles soient « proportionnées » sans qu’on sache quelles sont les grandeurs mettre au dénominateur des rapports de proportionnalité !
Bref il faut faire face sans tarder à l’inconnu et à l’incertain grâce à des paris qui sont d’essence politique en dernière instance. Le calcul économique doit ainsi être subordonné à des paris politiques. Faute de pouvoir être parfaitement rationnel l’être humain doit accepter avec humilité de ne pas tout savoir et de ne pas tout pouvoir, bref se contenter d’être raisonnable. En ce sens le principe de précaution est moral au sens aristotélicien du terme. Mais il est moral en un second sens puisqu’il apprend l’humilité qui consiste pour l’être humain à accepter des limites, limites de la « raison pure » et « limites de la raison pratique », limites de la connaissance scientifique et du calcul mathématique et limites à la tentation de toute-puissance pratique. Ces limites consistent à subordonner le calcul économique à l’assomption de paris sur l’avenir qui est fondamentalement d’essence morale et politique au sens noble du terme.
Conclusion
Articulation de la morale kantienne et de la morale conséquentialiste
De prime abord le principe de responsabilité vis-à-vis des générations futures de Hans Jonas relève de ce que la philosophie morale appelle la morale conséquentialiste. Dans cette philosophie une action n’est bonne que si ses conséquences le sont. Cette morale a été théorisée par John Stuart Mill au XIXe siècle. Les maximes de Hans Jonas combinent les deux morales puisqu’elles consistent à étendre l’universalisation kantienne à tous les temps.
Le progrès théorique de la justice environnementale
On a vu en particulier à propos du calcul économique actualisé et probabilisé que cette universalisation dans le temps obligeait à égaler le présent des générations futures à notre présent en annulant le taux d’intérêt. Paradoxalement donc le premier paramètre du calcul économique, le taux d’intérêt ne peut pas être universel. Il ne peut donc pas être unique. En retour cela oblige à « trier » les investissements en fonction de leur impact éventuel sur les générations futures.
Le deuxième paramètre du calcul économique standard est la probabilité de survenue des événements que ces derniers soient des profits ou des pertes. À l’occasion des centrales nucléaires on a évoqué le risque moral comme ne relevant pas du calcul des probabilités. Le principe de précaution est donc un nouveau pas dans l’universalisation kantienne puisqu’il étend le principe de responsabilité de Hans Jonas à tous les événements qu’on puisse calculer leur probabilité ou pas comme dans le cas du risque moral.
Dans une perspective hégélienne les problèmes de la justice environnementale illustrent ce qu’il appelle le progrès de la raison dans l’histoire. Ce progrès consiste à étendre l’universalisation prônée par Kant. Universalisation dans le temps avec le principe de responsabilité vis-à-vis des générations futures de Hans Jonas qui réconcilie impératif catégorique a priori et morale conséquentialisme. Il étend d’autre part à toute la planète, à toute l’humanité contemporaine et même à tout le vivant incluant l’humanité le principe pollueur-payeur conformément à la justice corrective et à la justice par réciprocité d’Aristote. Enfin avec le principe de précaution le progrès de la raison dans l’histoire assume de dépasser l’entendement selon la terminologie hégélienne qui préside au calcul mathématique des probabilités des risques par la raison politique des paris courageusement assumés face aux incertitudes non probabilisables et en particulier face aux risques moraux et politiques. Les progrès de la raison, qu’ils soient ceux de l’entendement mathématique ou de la raison politique, se paient d’une blessure narcissique, celle, morale, de renoncer à la toute-puissance et à l’omniscience.
Progrès théoriques et régression pratiques
Si j’ai posé de redoutables problèmes en examinant les enjeux moraux des quatre principes moraux et politiques censés gouverner les politiques environnementales, je suis loin de les avoir résolus. Encore faut-il les regarder lucidement puisque le premier devoir moral est de ne pas pratiquer la politique de l’autruche.
« La maison brûle et nous regardons ailleurs » disait le président Chirac en 2002 à Johannesburg.
Aujourd’hui, un quart de siècle après cette formule célèbre, un demi-siècle après le rapport du club de Rome Halte à la croissance et un siècle et demi après les premiers avertissements du savant suédois Sven Arrhénius sur les conséquences de l’utilisation des combustibles fossiles sur le dérèglement climatique nous continuons à regarder ailleurs.
IV. Le principe de précaution et la théorie de l’incertitude de Keynes............................ 7
[1] Rawls John 1993 Justice et démocratie Traduction Catherine Audard Paris Editions du seuil La couleur des idées [1978]
[2] Enoncés de manière concise dans le paragraphe 11, Les Deux principes de la justice, (pp. 91 à 96).
[3] cf. le paragraphe 32, La définition de la priorité de la liberté, pp. 279 à 287.
[4] Paragraphe 15, pp. 121 à 124.
[5] IIa : paragraphe 13, L’égalité démocratique et les principes de différence pp. 106 à 115.
[6] IIb : paragraphe 14. La juste égalité des chances et la justice procédurale pure, pp. 195 à 212.
[7] Paragraphe 40 : L’interprétation kantienne de la justice comme équité, souligné par moi, BG, pp. 287 à 294.
[8] IIa, pas de perdant.
[9] Principes IIa et IIb.
[10] Principe I.
[11] Jonas Hans Le principe responsabilité Une éthique pour la civilisation technologique 1990 Flammarion Champs Paris [1979]
[12] Hans Jonas Op. Cit. p. 36.
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