La capacité de pardon n'est guère mise à l'épreuve que pour ce que la prière catholique nomme les « offenses » ( « pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés »). L'offense est un préjudice grave, non le simple fait de se faire marcher sur les pieds, qui peut toujours être pardonné, surtout si l'auteur du fait présente des excuses. On est tenté de dire que la première condition du pardon d'une offense, c'est que l'offenseur demande pardon, et le demande sincèrement, qu'il manifeste du repentir. Une autre condition est la disposition intérieure de celui qui pardonne, et qui lui aussi doit le faire sincèrement. On ne peut pas pardonner l'offense tout de suite, c'est le résultat d'une travail sur soi pour dépasser l'émotion causée par l'offense, dépasser la douleur, le chagrin, le ressentiment surtout. Dépasser ne signifie pas oublier, et en un sens la blessure est toujours là, mais avec le temps elle cesse d'occuper toute la place, on la relativise, on apprend à passer à autre chose. En ce sens, pardonner est d'abord important pour celui qui pardonne, pour lui permettre de continuer à vivre.
Un moyen philosophique de pardonner consiste à considérer que les hommes ne sont pas libres, et que l'auteur d'une offense ne sait pas ce qu'il fait ( « pardonnez-leur, Seigneur car ils ne savent pas ce qu'ils font » dit le Christ lors de sa mise en croix). Ce qui a aussi pour conséquence que celui qui sait ce qu'il fait, et qui commet l'offense en toute connaissance de cause, voire qui la revendique, est impardonnable ; comme c'est la cas de nombreux auteurs d'offenses graves, on comprend que, d'une point de vue chrétien, seul Dieu, qui sonde les reins et les coeurs, peut leur pardonner, et décider s'ils ont été libres ou non de les commettre.
C'est que, en effet quand il s'agit d'offenses lourdes, de crimes individuels ou collectifs, la capacité de pardon semble excéder les forces humaines. Le pardon, tel que le conçoivent les chrétiens, est une sorte de miracle qui lave la faute, et permet tant à l'offenseur qu'à sa victime de repartir à zéro. Et ce miracle est d'autant plus grand que le pardon n'implique pas l'oubli, lequel d'ailleurs, s'il était possible, ôterait toute valeur au pardon.
La discussion s'oriente en conséquence sur l'examen des réconciliations collectives, suite à des guerres, nationales ou civiles. Entre français et allemands, comme entre blancs et noirs d'Afrique du sud, il ne s'agit pas de se pardonner, mais de réapprendre à se parler, sachant que les uns et les autres sont condamnés à vivre ensembles. Le travail de réconciliation prend du temps, et passe par des mises à l'épreuve en vue de tester la bonne foi des anciens ennemis. Comme il n'y a pas d'autre alternative qu'entre se parler et se combattre à nouveau, la parole y acquiert une dimension de gravité particulière. Ce travail de réconciliation se situe à la limite du pardon, et en augure seulement la possibilité, si tout se passe bien, pour les générations suivantes. Et non seulement il n'empêche pas la mémoire, mais il y oblige, afin qu'engagements et promesses aient toujours en vue la possibilité de ce qu'il adviendrait, si l'on y dérogeait.