Le mot « tous » exprime sans doute un optimisme excessif : des criminels, des voyous réfractaires à toute amélioration, ne sont pas irremplaçables , même aux yeux de leur famille ; de même, des enfants ne le sont que potentiellement, par l'espérance qu'ils incarnent. Les droits de l'homme accordent à tout homme les prérogatives de la personne, avec des droits et une dignité imprescriptibles, mais cette dignité demande encore à être fondée. La diversité caractéristique de l'humanité va en réalité très au-delà de la seule diversité génétique ou culturelle, et elle tient à ce que chaque être humain parvenu à maturité est le dépositaire d'une expérience de la vie unique, liée à la singularité et d'une certaine manière à la solitude de sa place dans le monde, qui fait que personne ne peut vivre sa vie à sa place. Cette expérience unique, encore faut-il qu'il en témoigne et qu'elle contribue à enrichir l'expérience collective , le fond commun, et c'est à cette condition seule que chacun peut-être tenu par les autres comme irremplaçable.
Des institutions démocratiques éclairées, qui encouragent au débat et au dialogue, ont vocation à y aider ; mais il faut aussi une volonté commune, et pour chacun de ceux qui participent à la vie publique, la conscience de la valeur de leur contribution. Dans les conditions actuelles de la vie démocratique, ces préalables sont loin d'être remplies, le personnel politique est suspect d'écarter le peuple du débat, et bien des gens, qui ont le sentiment de n'être pas écoutés, se replient sur la vie privée, là où ils ont une chance de se sentir en effet irremplaçables. Il y a là une mutilation à laquelle n'échappent guère que ceux qui, tels les écrivains, et à leurs risques et périls, administrent la preuve que ce qu'ils ont à communiquer au monde est absolument singulier et ne peut être effectué par personne d'autre à leur place.
Il y a ainsi une richesse de la vie sociale qui reste largement potentielle et sous-exploitée.
Dans les faits, la plupart d'entre nous restent, socialement parlant, largement remplaçables, parce que la contribution qu'ils apportent à la société n'a rien d'originale et pourrait être aussi bien fournie par quelqu'un d'autre. Mais, si la personnalité sociale reste largement sous-développée, cela ne prouve rien quant aux possibilités de la personne humaine, même si la conception de la société qui fait de chacun de ses membres des êtres irremplaçables a quelque chose d'idéal, et qui ne sera peut-être jamais réalisé.