Sur toute question dont la réponse n'est pas une vérité démontrable, on ne peut jamais avoir raison que de deux manières, soit en imposant son point de vue par la force, soit en se ralliant à l'opinion majoritaire de la foule. Pour la première manière, comme la force ne fait pas droit, il est conseillé de la seconder par une forme de légitimité quelconque, par exemple en s'appuyant sur l' autorité de la religion, ou en faisant valoir la raison d’État ; car la force seule n'est jamais assez forte pour dissimuler ce qu'elle contient d'arbitraire et emporter la conviction, et le pouvoir le plus tyrannique a encore besoin de couvertures de ce genre.
En ce qui concerne la seconde manière d'avoir raison, il faut entendre par « foule » non la foule inculte, qui n'a pas d'opinion propre et en change au gré des vents, mais les dispensateurs de leçons de tous bords et de tous poils, dont l'audience ne repose que sur le fait qu'ils ont l'oreille du grand nombre, parce que, bien que s'estimant au-dessus de la foule inculte, ils n'en sont pas moins à son service et travaillent dans le sens de ses intérêts. Tels sont les politiciens qui écrivent des livres, les intellectuels qui veulent être entendus, les cabotins qui remplissen t les salles de spectacles, et tel est le secrêt de leur admirable réussite. Car, si divisés et opposés entre eux qu'ils puissent l'être, tous reconnaissent l'autorité suprême du public-c'est-à-dire de la foule- et que c'est seulement en étant ses humbles commis qu'ils ont chance d'avoir raison. D'où l'on voit qu'il n'y a pas une telle différence entre les deux manières d'avoir raison, puisque s'incliner devant la foule revient peu ou prou à prendre le parti de la force.
Schopenhauer, qui n'était certainement pas l'un d'eux, ne connut un succès tardif que par un ouvrage, les « aphorismes sur la sagesse dans la vie », qui n'avait au fond rien à voir avec son œuvre majeure « Le monde comme volonté et comme représentation », entièrement ignorée du public de son vivant. N'ayant aucun appui dans le public et pas assez d'entregent pour imposer son grand livre par la force ( aujourd'hui on parlerait de battage médiatique), il ne pouvait de ce fait avoir raison.
« L'art d'avoir toujours raison » est un opuscule d'une cinquantaine de pages dans lequel Schopenhauer expose l'art de se tirer d'affaire dans toute discussion, soit au moyen d'arguments tirés de la logique (car il est rare que dans une discussion un peu longue l'interlocuteur soit toujours conséquent avec lui-même), soit en ayant recours à des procédés déloyaux visant à déstabiliser l'interlocuteur (comme les arguments ad hominen). Que cet art, inspiré des sophistes de l'antiquité, soit permis, tient au fait que dans la plupart des discussions il s'agit moins de chercher la vérité que d'avoir raison, et que ce sont moins des intelligences qui s'affrontent que des volontés ; de plus, il se peut que celui qui use de cet art le fasse au service de la vérité qu'il détient effectivement, mais que les manœuvres de son adversaire risqueraient d'embrouiller.
Quoi qu'il en soit, il n'en reste pas moins que le relatif succès de librairie en France de ce petit livre en dit long sur le discrédit dans lequel est tombée la question de la vérité, puisque avoir raison et être dans la vérité devraient en tout état de cause être une seule et même chose. On peut le déplorer comme on peut s'en réjouir, au nom de la liberté de la recherche et de la vitalité démocratique du débat. Et on peut aussi estimer -ce qui était la position de Schopenhauer concernant sa propre philosophie- que la vérité philosophique est hors-débat, parce qu'elle engage une conception du monde bien trop systématique et élaborée pour pouvoir être mise à l'épreuve dans une discussion.