Il est difficile de répondre à cette question de façon tranchée, car une vie accablée de maux est trop longue, tandis qu'une vie heureuse et remplie d'occupations intéressantes paraît trop courte. Pour un appétit de vivre démesuré, qui voudrait tout embrasser et tout comprendre, la vie si longue soit-elle est toujours trop courte ; mais, plutôt que de récriminer contre la nature qui ne nous a fixé qu'un temps de vie limité, la question est plutôt de savoir ce que nous avons fait de ce temps, et de l'apprécier sous l'angle de la qualité plutôt que de la quantité des expériences. Des expériences ajoutées à des expériences , des plaisirs ajoutés à des plaisirs, n'apportent rien de neuf s'il doit en résulter une insatisfaction qui nous pousse à en rechercher toujours d'autres. Les hommes, dit-on, sont de perpétuels insatisfaits ; mais, plutôt que d'imputer cet état à la nature humaine, mieux vaudrait en chercher la cause, se demander si la direction imprimée à notre vie est bien la bonne, et si cette perpétuelle fuite en avant n'est pas le signe que notre vie est mal orientée.
Le but manifeste de la vie est la vie heureuse, la vie bonne, le contentement de soi et du monde. Et ce but est à portée de la main pourvu que nous prenions les dispositions utiles. Mais nous cherchons ailleurs ce qui ne se trouve qu'en nous, désirant tantôt ceci et tantôt cela, moyennant quoi le parcours de la vie est vite effectué, parce que nous n'y avons trouvé aucun point fixe. Une fièvre nous emporte, nous ne trouvons aucun repos, et quand approche l'heure du bilan et de l'échéance ultime, nous constatons que nous avons été occupés de tout sauf de nous-mêmes, et que les expériences amassées nous laissent démunis devant la mort.
Tous les penseurs qui ont réfléchi à la question de la brièveté de la vie s'accordent à considérer qu'elle n'est ni brève ni longue, et que le temps ne fait rien à l'affaire. Une vie longue peut être monotone et vide, une vie brève dense et riche. L'important est de trouver en soi ce point fixe à partir duquel la vie rayonne. Tel quel, le temps qui nous est imparti y suffit largement, pourvu que nous nous y appliquions avec sérieux et méthode ; car vivre est une affaire sérieuse, ce que nous savons mais oublions sans cesse, et le seul véritable travail que la vie requiert est le travail sur nous-mêmes. Pourvu que nous nous y appliquions sans nous laisser distraire, et tout en accordant au monde environnant les soins qu'il requiert (mais pas au-delà), nous n'aurons pas à regretter le passé, ni à redouter l'avenir, et nous pourrons jouir sereinement du présent, qui est en effet, s'il est bien arrimé au passé et à l'avenir, la seule chose qui compte. La vie ne nous échappera pas, nous n'aurons pas à la chercher ailleurs que là où elle est. Et elle ne sera pour nous ni brève ni longue, mais seulement vécue.
Lectures : Epicure « Lettre à Ménécée »
Sénèque « La brièveté de la vie »