A. Le problème de la connaissance
1. A l’origine de la philosophie
La question des rapports entre le savoir et la vérité est aussi ancienne que la philosophie. Il suffit de se souvenir de la fameuse phrase Socrate :
Je ne sais qu’une chose c’est que je ne sais rien.
Cette phrase tombe sous le coup du paradoxe du menteur. Elle ne peut donc être vraie. Pourtant nous savons de manière intuitive qu’elle est vraie et qu’elle a beaucoup de sens.
2. Aujourd’hui
25 siècles plus tard le problème n’est toujours pas résolu.
Entre le moment où j’ai proposé ce sujet au café de philosophie et celui où j’introduis notre débat ce samedi 9 avril j’ai lu un article de Jacques Bouveresse paru dans Le Monde diplomatique du mois de mars 2016 et intitulé : « La vérité en question ». Le sous-titre de l’article, « Nietzsche contre Foucault », est le titre d’un livre du même Jacques Bouveresse paru en même temps que l’article qui le commentait. Le sous-titre est redondant par rapport au titre de l’article puisqu’il est : « Sur la vérité, la connaissance et le pouvoir ». C’est une critique très fine des travaux de Michel Foucault qui s’inspire de Nietzsche pour un relativisme complet de toute vérité. Parmi les titres les plus célèbres de ce philosophe il y a « la volonté de savoir », « l’archéologie du savoir »etc. Si on doit résumer de manière caricaturale les thèses qui y sont développées, c’est au fond ce sont celles attribuées à Nietzsche suivant lesquelles la vérité serait dictée par l’arbitraire du pouvoir et de la violence. La critique de Jacques Bouveresse, toujours selon un résumé caricatural, prétend que Michel Foucault fait une lecture trop rapide de Nietzsche : en résumé ce n’est pas parce que la frontière entre le vrai et le faux varie suivant les sociétés et les péripéties des violences du pouvoir, que l’esprit humain peut se passer de l’existence de cette frontière.
Certes le problème de la différence entre la vérité et le savoir est bien d’abord un problème de connaissance, un problème épistémologique comme disent les philosophes professionnels et même plus particulièrement un problème de logique. C’est pourquoi il est tout à fait fondé de s’arrêter un moment sur le paradoxe du menteur.
B. Le problème éthique
Mais au fond c’est moins le problème logique que le problème éthique qui nous intéresse aujourd’hui. En effet lorsqu’on dit à quelqu’un « ses quatre vérités », en termes logique il y en a trois de trop. Mais il y a une seule vérité éthique. L’enjeu le plus important dans les discussions sociales et morales de notre temps n’est donc pas seulement logique. En faisant allusion d’une manière un peu démagogique à l’actualité ce qui change avec l’affaire du « Panama Papers » c’est que ce que nous apprenons et qui correspond à ce que nous savions plus ou moins confusément, devient une vérité « claire et distincte » suivant l’expression consacrée par Descartes et Leibnitz.
Mais c’est une question éternelle. On peut remonter 25 siècles en arrière lorsque Socrate reprend le célèbre Oracle de Delphes : Connais-toi toi-même § il s’agit moins alors de se prendre soi-même comme un objet de connaissance scientifique, médicale, encore que, anthropométrique, sociologique ou même psychologique, que de se prendre soi-même dans une entreprise d’amélioration morale. De nos jours toutes les entreprises qui prétendent, non sans arrière-pensées lucratives, nous apporter le « vrai » bonheur par des techniques de « développement personnel », depuis le New Age jusqu’à la psychanalyse, font d’une connaissance préalable de soi-même une étape incontournable des effets bénéfiques attendus de la découverte de la « vérité de notre désir » pour pasticher une expression consacrée de la psychanalyse.
C. Plan
Il faut donc partir du problème de la connaissance en général pour aborder celui des enjeux de bonheur liés à la solution de la question éthique : quelle est la différence entre le savoir de notre être moral et la vérité du sens dans notre vie.
I. Le problème de la connaissance :
Nous faisons l’expérience quotidiennement non pas que nous savons le vrai, mais que de manière négative nous pouvons croire savoir quelque chose comme vrai, alors que c’est faux, et inversement nous pouvons ne pas savoir quelque chose qui est vrai, sans pour autant prétendre que c’est faux. Auquel cas ce qui s’oppose au savoir de la vérité n’est pas le faux mais l’ignorance d’une part et la croyance d’autre part.
A. Savoir, croyance et vérité :
Il faut d’ailleurs commencer par préciser le sens du verbe savoir. En français il signifie également pouvoir : savoir marcher, savoir lire, savoir conduire, savoir un métier, savoir les bonnes manières etc. Mais dans ce cas-là la vérité ne porte pas sur la proposition par exemple « je sais nager » que sur le rapport factuel de savoir si oui ou non je peux nager. Par contre si je prends l’énoncé : « Washington est la capitale de l’État fédéral des États-Unis », l’épreuve de vérité consiste à produire des témoignages, éventuellement écrits dans un atlas ou dans un dictionnaire, suivant lesquels Washington est bien la capitale des États-Unis. Mais au fond ce savoir la n’a pas vraiment de rapport à la vérité. Et il est sans enjeu étique. Bref, je les carte d’entrée de jeu de notre réflexion. Dans l’histoire de la philosophie il y a fondamentalement deux conceptions de la vérité, la vérité réaliste et la vérité cohérence. La première conception, dont le nom propre est celui d’Aristote, pose que la vérité est l’adéquation de la pensée aux choses. La seconde conception, qui renvoie à l’opposition traditionnelle entre Aristote et Platon, pose que la vérité n’a de comptes à rendre qu’à elle-même, à sa cohésion.
1. La vérité réaliste
Ainsi dans la métaphysique Aristote dit :
Ce n’est pas parce que nous pensons de manière vraie que tu es blanc, que tu es blanc, mais c’est parce que tu es blanc qu’en disant que tu l’es, nous sommes dans la vérité.
Aristote dénonce donc la faute logique qui consiste à identifier la croyance et la vérité. La thèse : « ce qui est connu est nécessairement vrai » n’équivaut pas à la thèse « seul ce qui est nécessairement vrai est connu ». Autrement dit l’opposition du vrai du faux dans le langage est liée à la prétention qu’a le langage de représenter adéquatement la réalité. Et dans le même ouvrage Aristote fait du savoir la recherche de la vérité :
L’investigation de la vérité est en un sens difficile, et, en un autres sens, facile. Ce qui le prouve, c’est que nul ne peut l’atteindre adéquatement, ni la manquer tout à fait. Chaque philosophe trouve à dire quelque chose sur la nature ; en lui-même cet apport n’est rien sans doute, ou peu de chose pour la vérité, mais l’assemblage de toutes les réflexions produit de féconds résultats. De sorte qu’il en est de la vérité, semble-t-il, comme de ce qu’il nous arrive de dire en proverbe :Qui manquerait une porte ? Conduire ainsi cette recherche serait facile. Mais le fait que nous pouvons posséder une vérité dans son ensemble et ne pas atteindre la porte précise que nous visons, montre la difficulté de l’entreprise.
En résumant de manière simpliste : une fois qu’on a trouvé la porte il est facile de tourner la poignée et de l’ouvrir ; mais l’ivrogne a du mal à ne pas manquer la porte en question. Jacques Bouveresse rappelle (page 26) : le problème pour la conception réaliste de la vérité est de savoir si le savoir de cette réalité est cohérent. C’est le problème fondamentalement de la physique. Est-ce qu’une expérience va mettre en question le savoir accumulé jusqu’alors sur la réalité.
2. La vérité cohérence ou construite
L’autre conception de la vérité est celle de la cohérence du savoir qu’on prétend posséder sur elle. La science modèle est alors la mathématique et non pas la physique. La question fondamentale est de savoir si un système d’axiomes est cohérent. Le problème est alors inverse de celui de la physique c’est-à-dire de savoir pourquoi la cohérence du système théorique serait adéquate au savoir de la réalité. C’est le miracle permanent de la physique mathématique qui constate que tout se passe comme si la réalité se coulait dans l’architecture mathématique. Comme défenseur de cette thèse, outre Platon, on peut citer également Montaigne :
Il faut aimer la vérité pour elle-même.
3. La croyance entre savoir et vérité
Autrement dit entre le savoir et la vérité il y a la croyance que quelque chose est vrai sans qu’on en ait une certitude. Jacques Bouveresse en appelle à l’autorité de Wittgenstein dans son ouvrage De la certitude.
Si nous découvrons qu’une chose dont nous disons que nous la connaissons se trouve être en réalité fausse, nous nous considérons comme obligés d’en conclure que nous ne la connaissions pas véritablement, mais croyions seulement la connaître.
Jacques Bouveresse (page 26) rappelle qu’il est universellement admis deux choses :
quand à partir de la thèse « je sais que p » on déduit p, qui semble garantir le su comme vrai, on oublie l’expression « je croyais que je le savais » (Page 25) ;
le fait que l’on peut que l’on sait et en réalité ne pas savoir, justement parce que ce qu’on croit savoir est en réalité faux, même si on ne sait évidemment pas qu’il l’est.
B. Analyse grammaticale du verbe savoir et de l’adjectif vrai
Il faut remarquer alors les caractéristiques linguistiques qui opposent le savoir et la vérité.
La vérité est un substantivé.
Le savoir est par contre un substantivé.
1. L’attribut vrai et il existe du vrai
a. L’attribution du vrai
Dans le premier cas, le substantif « vérité », l’adjectif vrai ne peut être qu’un attribut, du verbe être dans le meilleur des cas, mais souvent malheureusement uniquement des verbes sembler, devenir, paraître qui gouvernent également des attributs. Mais l’illusion ne peut prétendre décemment à être une vérité. Par ailleurs dans les verbes qui régissent un attribut le verbe « être » est singulier. Il signifie aussi l’existence. Avec l’adjectif « vrai » ce dernier peut être un attribut : ceci est vrai. C’est une thèse ontique, c’est-à-dire qui porte sur des étants.
b. Il existe du vrai
Mais il y a aussi une thèse existentielle : il y a du vrai ; du vrai existe. Elle est soumise également au paradoxe du menteur. En effet la proposition contraire qu’il n’y a que du faux doit avoir au moins une exception la proposition précédente de telle sorte qu’elle ne peut pas être vraie. Dans aucun cas « le vrai » ne peut être sujet d’un verbe attributif, en termes techniques une copule. Le vrai ne peut pas être prédicat de lui-même (page 39). Il ne peut être qu’attribut. C’est une thèse ontologique. Tout n’est pas qu’illusion fallacieuse.
2. Le verbe savoir.
Dans le second cas, le verbe « savoir », le verbe savoir demande un sujet et un complément. Le sujet ne peut être qu’une personne humaine, soit à la première personne, soit à la seconde personne, et cela rentre dans un dialogue ou un récit. Dans ce dernier cas le narrateur témoigne du fait que celui dont il parle prétendait savoir, autrement dit qu’il croyait savoir.
3. Il n’existe pas de fausseté : le vrai est raison de soi-même et du faux
Dans le langage de tous les jours on parle rarement de la vérité. On affirme plutôt que quelque chose est vrai ou que quelque chose est faux. Pour convaincre quelqu’un que ce qu’on affirme est vrai il faut produire des preuves empiriques, des témoignages, des arguments d’autorité ou des démonstrations théoriques, voire mathématiques en physique par exemple. Dès lors on introduit une dissymétrie entre le vrai et le faux. D’ailleurs le substantif fausseté grammaticalement correct est très rarement utilisé à la différence du substantif vérité. Concrètement pour démontrer qu’une proposition langagière est fausse on démontre que la proposition contraire est vraie ou bien que la proposition de départ est contradictoire. Dans ce dernier cas on utilise le critère du tiers exclu pour en induire que la proposition contraire est vraie. Cela démontre un adage de la philosophie scolastique repris d’ailleurs d’Aristote suivant lequel le vrai est la preuve de soi-même et de son contraire, le faux, et qu’il n’y a pas de démonstration directe de la fausseté d’une proposition. Et c’est parce que nous croyons en la vérité du vrai que nous prenons pour faux le contraire logique du vrai. Autrement dit entre le savoir et le vrai il y a toujours la médiation de la croyance.
Une deuxième caractéristique est que l’adjectif « vrai » est utilisé uniquement à la troisième personne du singulier. Le sujet du verbe est une proposition langagière. Telle affirmation est vraie ou fausse. Par contre le verbe savoir renvoie à une personne humaine et se conjugue aux deux premières personnes du singulier ou du pluriel : je sais que la terre est ronde ; tu sais à quelle heure j’arrive etc. Donc le savoir est éminemment subjectif alors que le vrai ne peut être pensé que comme objectif. Si quelqu’un affirme qu’il est la vérité et s’il n’est pas le Christ alors il est bon pour l’asile. Comme dit Nietzsche dans le Livre du philosophe :
Nul ne peut, sans quelque folie, croire si fermement posséder la vérité.
Lorsque Descartes démontre l’existence du sujet comme dérivant de la pensée (cogito ergo sum) il présuppose comme il dit lui-même « le bon sens comme la chose la plus partagée du monde » c’est-à-dire la faculté de juger par soi-même si une proposition est vraie ou fausse. Cela exclut la folie. Comme le remarque Michel Foucault un certain nombre de démarcations dérivent les unes les autres, de celle entre la folie et la raison dérive celle entre l’interdit et le permis et de cette dernière celle entre le vrai et le faux. Seul un Dieu (à l’exception de Lacan) peut prétendre être « la voix, la vérité, la vie ». La contradiction entre le savoir et la vérité disparaît d’ailleurs en Dieu puisque celui-ci est à la fois omniscient et la condensation de toutes les valeurs suprêmes, à commencer par celle de la vérité avec un V majuscule.
II. Subjectivité du savoir et objectivité du vrai
A. L’élément de la vérité :
La vérité ne parle qu’à la troisième personne. Le vrai n’a pas de genre ni de pluriel. Il n’existe même qu’au singulier. Par contre si quelqu’un se prétend « savant » ou « sachant » cela peut se mettre à l’épreuve par exemple dans « Questions pour un champion ».
1. La vérité ne s’incarne pas et est plutôt transcendante
À la rigueur la vérité peut faire l’objet d’une prosopopée, par exemple de la part d’un voyant, d’un oracle, d’un devin, d’une tireuse de cartes d’un prophète ou d’un Dieu : « Moi, la Vérité, je dis telle et telle chose ». Le rôle de l’oracle ou de la prophétesse est d’ailleurs ambigu. Elles ne parlent pas en leur nom propre mais au nom de la divinité dont elles sont les prêtresses. La vérité parle par leur bouche. Mais leur parole propre et singulière n’est pas celle de l’Oracle. Il en est de même dans les pratiques spiritistes, l’astrologie, les cartes, le tarot, les lignes de la main etc. Ce sont les astres qui parlent, les défunts qui parlent etc. Il y a d’ailleurs un glissement ambigu dans l’Évangile avec la formule consacrée utilisée par Jésus-Christ : « En vérité, en vérité je vous le dis etc. ». Dans ces formules la vérité devient un milieu comme le montre le proverbe : In vino Veritas. Et la vérité de Dieu n’est autre que le milieu divin. Cela explique pourquoi Socrate invoque son démon comme vérité qui sort de sa bouche : la vérité relève alors de ce que les Grecs appelaient l’enthousiasme, c’est-à-dire la possession par la divinité de la vérité.
2. Le savoir est subjectif et présuppose le croire
Il faut donc comprendre le rapport qu’il y a entre la croyance en la vérité et la croyance religieuse. On voit que chez les Grecs il y a identité entre les deux. Quand on remonte d’ailleurs bien avant Socrate au premier philosophe, Parménide, dans son fameux poème, celui-ci dialogue avec la divinité au sujet de la vérité et de l’être de l’être de la vérité et de la vérité de l’être. Le mot grec correspondant, alètheia, signifie la vigilance, l’éveil, le contraire de l’assoupissement et du sommeil. En effet le Léthé était un des deux fleuves que l’âme des morts devait franchir pour entrer aux enfers. C’était le fleuve de l’oubli. Le A privatif signifie donc que le non sommeil, la lucidité, l’éveil des bouddhistes. Cela résulte d’une ascèse puisqu’il ne faut pas dormir pour accéder à la vérité.
B. Vérité révélée et vérité conquise
Il y a donc deux conceptions fondamentales de la vérité. La première, la vérité révélée, est la conception dionysiaque d’une vérité d’origine surnaturelle, divine, qui possède l’Oracle de Delphes pour lui faire dire une vérité qui n’est pas la sienne mais qui est celle du Dieu. La prophétesse n’est que le canal qu’emprunte la divinité. La vérité est alors l’objet d’une révélation instantanée et totalitaire. Ce n’est pas l’objet d’un savoir rationnel, mais c’est l’objet d’une passion, voire d’une ivresse. C’est la vérité contenue dans l’ivresse du vin. In vino veritas.
1. Le savoir des faits
Selon Pierre Bourdieu suivant en cela Gaston Bachelard : « Le fait est conquis, construit, constaté ». La seconde vérité est donc la vérité conquise, qui peut être qualifiée à la suite de Nietzsche d’apollinienne. Elle est profondément humaine et non divine. Elle résulte d’une ascèse, d’une discipline et d’une éducation de soi-même par soi-même pour soi-même. Éventuellement grâce à la médiation d’un éducateur ou d’un maître. Chez les anciens Grecs, comme le rappelle Jean-Pierre Vernant, Les Maîtres de vérité étaient les ancêtres des philosophes en tant que maîtres de sagesse. La vérité est alors un but de la connaissance et du savoir fondamentalement inaccessible mais qui fait l’objet d’une quête infinie du savoir. La connaissance est une valeur pour elle-même qui doit être aimée pour elle-même comme le disait Montaigne.
2. Foi et savoir
Dans le premier cas la vérité révélée l’est par la religion qu’elle précède et qu’elle fonde. En conséquence la croyance, ou plutôt la foi, est le savoir de cette vérité. Mais on voit que la foi est alors le contraire d’un savoir puisqu’elle n’est pas capable de réflexivité c’est-à-dire de rendre compte d’elle-même à la différence du savoir. Comme dit Nietzsche dans l’Antéchrist :
Foi veut dire ne-pas-vouloir-savoir ce qui est vrai.
Ou encore toujours dans l’Antéchrist :
La « foi » comme impératif est le veto contre la science ; en pratique, le mensonge à tout prix.
La vérité est ici le savoir de la révélation. Elle est donnée par l’interprétation des écrits, la plupart du temps sacrés, qui consignent cette révélation. La vérité ici possède, au sens fort de la possession démoniaque, les individus et les aliène en ses porte-parole au lieu que les individus puissent prétendre posséder la vérité. Dans le second cas, la vérité conquise, la vérité est l’horizon et l’avenir du savoir. Elle ne le fonde que rétrospectivement et en théorie comme norme du vrai. Le vrai est ici la discipline du savoir. Ce dernier se soumet à la norme du vrai, de la vérification. L’ambition du sujet de la science est de posséder la vérité. Quête infinie et impossible.
C. Le pouvoir et la vérité
La critique de Nietzsche est reprise par Michel Foucault. En étudiant l’origine des inégalités de Jean-Jacques Rousseau, on a vu que la naissance de la propriété se matérialisait par un enclos, une frontière entre l’espace où l’énoncé « ceci est à moi » est vrai et l’espace extérieur où cet énoncé est faux. La critique que fait Nietzsche est que cette fable est trop pacifique pour être vraie et qu’elle gomme le caractère violent du tracé de cette frontière. L’enjeu fondamental est de pouvoir nommer les choses en dessinant leurs contours.
1. Le vrai dérive de l’interdit :
En résumé la critique de Jacques Bouveresse adressée à Michel Foucault consiste à lui opposer que le schéma de l’alternative est un a priori absolu de la pensée, mais à lui concéder qu’il y a relativité et variabilité du contenu de cette alternative. Pour présenter la critique de Nietzsche on peut reprendre la légende de la fondation de Rome par Romulus. Celui-ci prend une charrue et trace un sillon autour des sept collines. Comme le premier propriétaire de Rousseau il dit qu’à l’intérieur de cet espace cela s’appelle Rome. Mais à la différence de ce celui-ci il dit que cet espace est sacré (sacer) de telle sorte que celui qui oserait franchir l’enceinte, le sanctus, de cet espace, le sacré, mériterait la mort. Le mot sacré est très ambigu dans le latin des origines puisqu’il désigne comme chez-nous aujourd’hui le caractère transcendant positif de tout ce qui touche à Dieu, mais à la différence d’aujourd’hui également tout ce qui est maudit, voué aux enfers. Chez les Romains l’homme sacré était intouchable. Mais le tuer n’était pas considéré comme un crime et n’importe qui donc pouvait le faire. Par opposition au sacré qui désigne un espace, le Saint, le sanctus, désigne la frontière de cet espace. Il faut donc sauter par-dessus le saint pour commettre un sacrilège. Comme le dit la légende le frère jumeau de Romulus, Remus, transgressa l’interdit de son frère qui le lui fit payer de sa vie. La légende de la fondation de Rome montre, conformément aux thèses de Nietzsche, que la distinction du vrai et du faux dérive de celle de l’interdit et de la violence au service du respect de cet interdit.
2. Le nihilisme logique
Jacques Bouveresse pointe alors chez Michel Foucault un nihilisme logique. Du fait que cette distinction soit imposée par la violence au service de l’arbitraire des dominants il en déduit un relativisme absolu où il n’y a plus ni vrai ni faux. Jacques Bouveresse utilise un ouvrage de Friedrich Nietzsche qui a été publié à titre posthume et qui s’appelle le Livre des philosophes.
Qu’est-ce donc que la vérité ? Une armée mobile de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref, une somme de relations humaines, qui ont été poétiquement et rhétoriquement rehaussées, transposées, ornées, et qui après un long usage semblent à un peuple fermes, canoniques et obligatoires : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et sont devenues dépourvues de force sensible ; des monnaies qui ont perdu leur face et n’entrent plus à présent en considération que comme métal, et non comme monnaies.
Ce que résume Jacques Bouveresse (page 34) :
Ce que nous voulons avant tout est pouvoir croire que nous savons.
3. Le savoir d’État
Et tous les travaux de Michel Foucault accentuent cette idée que le savoir et la vérité ne sont que des effets de la violence et de la domination du pouvoir. Le mot même de « question » signifie aussi bien la torture de l’inquisition que la question que le savant pose à la nature. L’enquête est une forme atténuée de l’inquisition. Mais a contrario peut-il exister une vérité au-delà du pouvoir inquisitorial et indépendant de lui. En réalité le pouvoir ne se soucie pas de la vérité. Pour lui l’essentiel est de faire prendre le faux pour du vrai. Cela légitime le mensonge d’État et la raison d’État. Au moment où l’État naît au XVIIIe siècle il multiplie les enquêtes, les statistiques, les fichiers pour séparer ce qui relève de la folie et qui est relégué dans les prisons, les hôpitaux et les asiles, voire les nefs des fous. La vérité est alors ce que l’État énonce pour la mise en œuvre de son pouvoir. Mais on ne peut que douter que de la torture puisse découler un véritable savoir de la vérité. Le supplicié est prêt à dire n’importe quoi pour arrêter le supplice. Quant aux tortionnaires eux-mêmes au fond ils n’arrivent même pas à croire que les réponses extorquées soient vraies. En conséquence la vérité du pouvoir n’est autre que l’exercice de cette violence pour la violence c’est-à-dire la reconduction du pouvoir. Et le savoir, ici le pouvoir, évacue toute vérité de sorte que la vérité qui tombe du bras séculier de l’État peut être ramassé par les faibles pour triompher de son pouvoir : la vérité est l’arme des faibles.
La critique de Jacques Bouveresse consiste à dire qu’on ne peut pas penser sans présupposer qu’il puisse y avoir opposition entre le vrai et le faux. En conséquence il concède à Nietzsche et à Michel Foucault que la frontière que Romulus laboure pour séparer Rome de ce qui n’est pas dans la ville puisse être arbitraire et par exemple ne pas encercler les sept collines, mais que pour pouvoir parler de Rome et dire que « ici est Rome » est vrai, il faut présupposer l’existence de cette limite.
4. L’insu de la vérité : les mots manquent pour la dire
Au XXe siècle les travaux des mathématiciens montrent que le savoir est aux antipodes de la foi. En effet l’universalité du principe du tiers exclu fait que toute proposition correctement fabriquée est nécessairement soit vraie, soit fausse. Mais d’après les travaux sur les limites des formalismes, et en particulier les célèbres théorèmes de Gödel, il existe des propositions dont on ne peut savoir si elles sont vraies ou fausses, c’est-à-dire démontrer qu’elles sont vraies ou fausses. Il y a donc un monde de vérités inaccessibles au savoir sans pour autant être du domaine de la foi puisque les propositions de ce monde-là ne peuvent être des propositions théologiques et encore moins des articles de foi et puisque ces dernières sont posées comme nécessairement vraies sans pouvoir être démontrées comme telles.
III. Connaître la vérité éthique sur soi-même :
A. De l’examen de conscience du stoïcisme antique à la psychanalyse contemporaine
Dans la philosophie antique d’après les travaux de Pierre Hadot, la philosophie était moins un laboratoire de connaissances scientifique qu’une école de sagesse, conformément d’ailleurs à l’étymologie de philosophie comme amour de la sagesse.
1. L’ascèse des stoïciens
Les différentes écoles de sagesse, cinq essentiellement, Aristote et les péripatéticiens, Platon et l’Académie, Épictète et le Portique et le Stoïcisme, Épicure et le Jardin, Diogène et le cynisme, pratiquaient des examens de conscience et des exercices spirituels pour suivre le chemin de la vertu et ainsi accéder au bonheur considéré comme le « bien vivre ». Parmi les exercices il y avait en particulier de la gymnastique, de la musique, de la rhétorique de la poésie etc. Les valeurs de la philosophie antique sont presque diamétralement opposées à celles de nos fonctionnaires de l’enseignement de la philosophie académique. Nos philosophes contemporains considéreraient comme indigne de leur métier d’être en même temps des professeurs de gymnastique, de musique, de poésie et des directeurs spirituels ou des mentors de leurs élèves.
2. La dissolution de la mauvaise foi par la psychanalyse
Par contre dans les temps modernes, avec la psychanalyse en particulier, l’unité de l’individu a été clivée de telle sorte que la conscience ne peut plus être considérée comme maître chez soi. Dans le vocabulaire de Descartes d’ailleurs c’est la « folle du logis » et également c’est le problème du « malin génie ». Dans un premier temps je montrerai comment la psychanalyse de Freud a bouleversé la question du rapport entre la vérité et le savoir. Dans un deuxième temps je poserai la question plus ordinaire et plus actuelle de la vérité historique et politique.
B. Les lumières de la psychanalyse :
1. La vérité de l’inconscient et l’illusion de la conscience
Le clivage de l’âme humaine entre inconscient et conscient implique que la vérité de l’un, la vérité du désir singulier, ne coïncide pas automatiquement avec la croyance en la possession d’une conscience de soi lucide.
a. L’unique vérité universelle de l’Œdipe
En résumant caricaturalement les choses il n’y a qu’une vérité fondamentale pour la psychanalyse celle du complexe d’Œdipe dont dérivent toutes les autres, mais qu’il faut singulariser de telle sorte que la vérité de chaque individu coïncide avec la vérité de son histoire singulière. On est aux antipodes de la connaissance selon Aristote dans la mesure où pour celui-ci il ne peut y avoir de science du singulier. Il ne peut y avoir de science que de l’universel ou du particulier. Tout le monde connaît le célèbre syllogisme : tous les hommes sont mortels ; or Socrate est un homme ; donc Socrate est mortel. Mais au fond cela ne donne aucune connaissance intéressante sur l’homme qui porte le nom de Socrate. Socrate est au fond un simple indice de l’individu qui n’a d’autre caractéristique que d’appartenir à la condition humaine. On aurait pu le remplacer par son numéro de sécurité sociale. Ce n’est même pas connaissance au sens mondain du mot puisqu’il ne nous a pas été présenté dans un salon.
b. La science du singulier et dans l’histoire individuelle et dans l’histoire universelle
Le statut de la vérité du complexe d’Œdipe est lui-même assez spécial. En effet ce n’est pas un axiome au sens mathématique du mot. C’est une hypothèse confirmée par les conséquences des interprétations de la clinique. Ce n’est pas non plus une hypothèse au sens scientifique du mot, par exemple de la théorie de Darwin, dans la mesure où il s’agit, aux antipodes donc de la conception aristotélicienne de la science, d’un savoir singulier. La discipline qui se rapproche le plus de la psychanalyse est sans doute l’histoire.
c. La vérité herméneutique
Dans les deux cas les savants disent que ce sont des disciplines herméneutiques, c’est-à-dire des disciplines d’interprétation. Et intuitivement la notion de vérité a un sens en histoire, même si ce n’est pas le statut de la vérité en physique ou en mathématiques. Il s’agit plutôt de procédures de vérité et de vérification qui ressemble aux procédures d’un procès juridique. Il s’agit au vu de témoignages, de symptômes, de récits, d’archives, de recoupements, d’intuitions, de convictions etc. de produire un discours de « vérité » dont la vérité sera vérifiée par les effets thérapeutiques dans le cas de la psychanalyse. Dans le cas de l’histoire les effets sont vérifiés par les enseignements politiques dérivés de la connaissance historique. Dans les deux cas il s’agit d’opposer une praxis à une théorie.
Comme en mathématiques la vérité existe en ce sens qu’il y a une opposition entre les énoncés vrais et les énoncés faux. Par contre la prétention au savoir, la croyance au savoir de la conscience de soi, sont soupçonnées d’illusion voire de mauvaise foi. On se souvient des analyses de Jean-Paul Sartre sur la mauvaise foi.
2. Les trois faussetés subjectives
Le rapport à la vérité n’a pas la simplicité du mensonge, puisque le menteur connaît la vérité travestit. L’homme ordinaire, le patient potentiel d’un psychanalyste, se ment à lui-même sans savoir qu’il se ment. Freud a repéré trois types de négations :
la , le déni, traduction de en allemand. Le préfixe ver en allemand signifie qu’un processus va jusqu’au bout, complètement. D’autre part nein signifie non. En conséquence la Verneinung désigne un processus de négation acharnée qui va jusqu’à son terme. La vérité de l’Œdipe est complètement niée y compris dans le langage du corps et dans le langage ordinaire.
Le traduit en français le processus de . On retrouve la particule ver et Drang signifie pression. Le refoulement c’est donc le confinement, l’enfouissement et la relégation de la pensée intempestive de la vérité de l’Œdipe.
Enfin la est la traduction en français du mot allemand . On retrouve la particule ver et le verbe werfen qui signifie jeter. L’origine du terme en français est juridique. Cela renvoie à la déchéance d’un droit. Ces derniers temps nous avons entendu parler de la déchéance de nationalité, c’est-à-dire de la déchéance des droits liés à la nationalité. Mais de manière moins dramatique et plus banale, il s’agit de la déchéance d’un droit d’un individu qui a laissé passer le délai où il pouvait faire valoir son droit. Dans le cas de la psychanalyse cela s’oppose au refoulement. Ce dernier implique qu’un certain nombre de propositions langagières soient dans une prison à l’intérieur de l’inconscient. La forclusion de ces mêmes propositions consiste à les rejeter à l’extérieur et à faire comme si elles n’avaient jamais existé.
Alors que la dénégation est une opération qui porte uniquement sur le langage les deux derniers processus, le refoulement et la forclusion, opèrent sur des traces mnésiques associées à ces productions langagières.
3. Le cercle herméneutique : l’à-venir d’une vérité déjà là
Dans le dispositif psychanalytique le savoir scientifique du psychanalyste est un savoir général qui n’est pas d’un grand secours pour faire connaître au patient la vérité sur son histoire psychique singulière. Le déroulement de la cure est alors une bataille entre le savoir inconscient de la vérité qui essaye de se frayer un chemin vers la conscience et les résistances de trois types de la conscience en question, la dénégation, le refoulement et la forclusion. Le psychanalyste dans le jargon d’usage est considéré comme le « sujet supposé savoir ». C’est le gardien de la porte du conte de Kafka qui peut témoigner des expressions de la vérité qui échappent aux trois types de résistance. Autrement dit la vérité se fait jour malgré la croyance au savoir du psychanalyste comme défaite de cette croyance. Elle s’avance masquée. L’éducation morale consiste ici à ne pas « transiger sur son désir ». Pour revenir aux catégories dont nous avons hérité de l’Antiquité philosophique grecque, cette vérité est à la fois adéquation aux choses objectives dont le nom moderne est le Ça, la Chose, l’Autre, mais pas au Surmoi, et en même temps cohésion du discours de vérité du désir subjectif singulier. C’est la fameuse formule de Freud:
Wo Es war, soll Ich werden.
En allemand les pronoms personnels ne portent pas de majuscule. C’est pourquoi une des traductions que donne Jacques Lacan de cette formule est :
Là où le Ca était, le Moi doit advenir.
La quête de la vérité a ici ceci de paradoxal d’être le retour vers une vérité passée. C’est l’inverse du titre du film « retour vers le futur ». Le moteur de la quête de vérité est en fait la volonté de transgresser l’interdit de l’inceste, la pulsion scopique que l’enfant dans sa toute-puissance croit pouvoir satisfaire en assistant à sa conception dans le lit de ses parents. C’est ce que savait déjà Ovide dans l’Antiquité :
Nous recherchons ce qui est interdit.
La modernisation apportée par la psychanalyse 20 siècles plus tard consiste à identifier cet interdit comme la prohibition de l’inceste.
C. Le savoir du pouvoir et la vérité des dominés :
L’expérience politique de ces derniers temps, les attentats terroristes, les guerres civiles au Moyen-Orient, le changement climatique, les paradis fiscaux, le scandale du Panama Papers, voit défiler sur les plateaux de télévision des experts supposés savoir. L’impression générale est qu’au lieu d’éclairer la vérité ils engendrent de la confusion, notamment en économie, puisque par exemple à propos de la loi sur le travail, les économistes ne savent même pas si davantage de flexibilité augmente l’emploi ou pas. De même les experts de l’Islam ne savent pas si les attentats viennent d’une radicalisation de l’islam ou bien d’une islamisation de la radicalité.
1. Le nihilisme moral
À chacun sa vérité ? On en revient au nihilisme de Nietzsche repris par Michel Foucault. Dans la généalogie de la morale Nietzsche développe ce nihilisme en prétendant comme les psychanalystes que l’être humain est au fond paresseux et lâche.
Paresseux :
Nous ne voulons pas du tout « connaître » (erkennen) mais ne pas être perturbé dans la croyance que nous savons déjà (bereits wissen).
Lâche :
Ce que nous voulons avant tout est pouvoir croire que nous savons.
Les paradoxes énoncés par Nietzsche sont falsifiés par le paradoxe du menteur. Il ne peut s’en tirer que par une ascèse celle de la droiture intellectuelle aristocratique et de l’honnêteté par opposition au mensonge et à la fourberie hypocrite des esclaves. Nietzsche dans ses fragments posthumes prétend que les lois logiques sont différentes des lois de l’être vrai.
En fait, la logique (telle que la géométrie et l’arithmétique) n’est valable que pour des vérités fictives QUE NOUS AVONS CREEES. La logique est la tentative pour comprendre le monde réel selon un schème de l’être posé par nous-mêmes, pour nous le rendre plus exact, formulable, calculable.
Pour le commun des mortels selon Nietzsche la vérité est ce qui est utile et le savoir est un savoir instrumental.
2. L’autodestruction du nihilisme moral par dissolution dans la vérité
Mais alors l’instinct de la croyance selon Nietzsche se retourne contre lui-même et se détruit lui-même dans une sorte de dialectique hégélienne. La morale du ressentiment en vient à haïr la croyance et au nom de cette haine à détruire cette dernière et ainsi à faire advenir la vérité.
L’instinct de la croyance, parvenu à ses limites, se tourne contre lui-même, pour passer à présent à la critique du savoir. La connaissance au service de la vie meilleure. On doit vouloir même l’illusion — là réside le tragique.
C’est le vieux combat de la croyance et du savoir. […]. À présent la philosophie ne peut plus que souligner le caractère relatif de toute connaissance et son caractère anthropomorphique, de même que la force partout régnante de l’illusion.
Selon Michel Foucault nous sommes assujettis à la production de la vérité. C’est pourquoi il faut nous débarrasser de l’idée de vérité. La vérité n’est que l’effet du discours du pouvoir. Selon Nietzsche la connaissance est un effet illusoire de l’affirmation frauduleuse de la vérité. La réalité n’est qu’un chaos absolu et elle ne contient que des choses qui sont toutes différentes et complètement singulières. Cela rejoint l’idée d’Aristote qu’il n’existe pas de science du singulier. Et si la réalité n’est que chaos alors il n’y a pas de savoir du tout. Il ne peut donc y avoir qu’une généalogie des connaissances et leur force de vérité ne réside que dans leur ancienneté et dans la force d’imposition du pouvoir.
Or ce ne sont pas les avantages de la vérité, mais ceux de la croyance à la vérité que le pouvoir a besoin de rechercher et d’exploiter.
Il rejoint Blaise Pascal qui dans ses Pensées (page 136) reconnaît lui aussi un lien intrinsèque entre le pouvoir et la vérité. Il fait donc de la croyance une déférence vis-à-vis du pouvoir, une obéissance ou un remboursement de dette.
On rend différents devoirs aux différents mérites : devoir d’amour à l’agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science. On doit rendre ces devoirs là ; on est injuste de les récuser, et injuste d’en demander d’autres.
Mais Michel Foucault oublie la résistance des dominés, ou en termes marxistes la lutte des classes. C’est ce que ne fait pas Bourdieu lorsqu’il fait de la bourgeoisie une classe certes révolutionnaire, mais également une classe suicidaire :
La bourgeoisie a intérêt à la vérité parce qu’elle est la vérité de ses intérêts.
Elle devient « objectivement complice » des dominés en leur donnant malgré elle les armes de leur émancipation, la vérité. En conséquence pour le pouvoir il faut faire passer le faux pour du vrai. Mais pour les dominés la vérité qui est le bénéfice scientifique secondaire non désiré mais fatal de la recherche des bénéfices économiques de la bourgeoisie dominante devient l’arme des faibles. Dans les termes classiques marxistes ce sont les contradictions internes de la classe dominante ou en termes hégélien la ruse de la raison. Ce qui se passe dans le domaine des paradis fiscaux illustre assez bien les aphorismes de Pierre Bourdieu. Les journalistes d’enquête qui dévoilent les turpitudes de la pédophilie et les turpitudes de la corruption qui constituent en ces domaines particuliers la vérité des intérêts de l’oligarchie mondiale élimine le caractère rentier et parasitaire qui contrecarre la poursuite de sa révolution à l’échelle mondiale par rationalisation, calculabilité et comptabilisation « sincère et véritable ».
Conclusion
Chasser les valeurs du vrai et de la recherche de la sagesse par la porte et elles reviennent par la fenêtre. Sur le fond l’opposition entre le vrai et le faux est une condition sine qua non de la pensée. Par contre la frontière entre le vrai et le faux est extrêmement malléable et obscure. Il y a une espèce de no man’s land où aucune subjectivité ne peut se tenir et savoir où sont ces limites. Dans cet intervalle nous croyons savoir la vérité jusqu’au jour où celle-ci dévoile que nous n’en voulons rien savoir et continuer à croire que le faux est vrai, que ce soit sur le mode de la négation, ou celui de l’emprisonnement et de la répression ou celui du rejet à l’extérieur de notre monde.
Dans nos sociétés contemporaines le clivage de nos personnalités entre Conscient et Inconscient, l’assimilation du savoir à la conscience et la vérité à l’inconscient, nous invite à reprendre le chemin des écoles et des maîtres de sagesse de l’Antiquité pour révéler à nous-mêmes une vérité que nous ne pouvons qu’être les seuls à connaître afin qu’en définitive notre vérité coïncide avec notre savoir d’elle et le savoir qu’elle nous donne quand nous avons aboli toute croyance pour arriver à la lucidité et à l’éveil d’un accomplissement éthique.