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SUBLIME ET ESTHETIQUE ROMANTIQUE

Introduction : le sublime chez Kant.

Le rapport entre le sublime et l’esthétique est posé par Kant dans sa troisième critique. Elle s’intitule la critique du jugement et comprend deux parties. La première consacrée à l’esthétique, c’est-à-dire à la perception du beau. La seconde prétend faire la synthèse des trois premières critiques. La première la critique de la raison pure est consacrée à la valeur du vrai. La seconde critique de la raison pratique et consacrée à la critique du bon, de la morale. Et donc la troisième est consacrée à la troisième valeur, le beau, selon l’héritage de la pensée antique et plus particulièrement de Platon.

Les ouvrages de Kant sont assez difficiles. Donc plutôt que de résumer cet ouvrage technique, je vais m’efforcer de caractériser ce qu’on appelle le sublime chez les artistes contemporains de Kant et de montrer en quoi ce sublime reprend un certain nombre de traits caractéristiques des thèmes privilégiés par les arts romantiques.

Dans l’histoire de l’art il y a une évolution depuis la renaissance jusqu’au romantisme en passant par l’art baroque et l’art du XVIIIe siècle. Le sublime constitue une rupture dans cette évolution. On peut identifier cette rupture à travers trois exemples, la peinture, l’architecture et la littérature.

L’infini

L’infini en philosophie.

Je commence par la peinture dans la mesure où un peintre est caractéristique de cette rupture romantique il s’agit de Friedrich Kaspar David. Son tableau le plus célèbre est celui du voyageur contemplant un paysage de montagne. Le voyageur est vu de dos. Le paysage de montagne donne presque le vertige. C’est ce vertige fait à la fois d’admiration et de terreur que Kant invoque pour caractériser le sublime en art. Ce vertige est provoqué par le fait que le regard se noie dans l’infini. Dans la critique de la raison pratique Kant rapproche le sublime esthétique, celui de la contemplation du ciel étoilé au-dessus de notre tête, avec le sublime moral, à savoir l’obéissance inconditionnelle à la loi morale au fond de notre cœur.

Ce thème de l’infini n’est pas neuf puisqu’on le trouve en philosophie chez Pascal. C’est le thème des deux infinis, l’infini macroscopique du ciel étoilé, et l’infini microscopique des atomes de la matière. L’homme de l’univers classique est situé entre ces deux infinis.

Dans le domaine scientifique ce sont les travaux de Galilée et de Copernic qui ouvre l’univers. Au lieu d’être l’univers fini d’Aristote il s’agit d’un univers sans bornes. Mais il s’agit là d’un infini virtuel. Dans le domaine de la connaissance, dans la première critique de la raison pure, Kant interdit à la raison de prétendre embrasser l’infini au-delà de ses limites a priori ce thème de l’infini devient dans la deuxième critique l’infini de la transcendance de la loi morale et de son caractère catégorique, ce sont les différents impératifs catégoriques, absolues, et donc n’ayant pas de limites a priori.

Le paysage non habité

Si je reviens au tableau de Friedrich Kaspar David, une deuxième caractéristique par rapport au tableau des siècles précédents, est que le personnage principal tourne le dos aux spectateurs. Auparavant et en particulier dans les portraits de cour, dans les portraits officiels, ou même dans les portraits historiques, le peintre figure en vis-à-vis du spectateur le visage du sujet.

En mettant le spectateur dans le dos du voyageur contemplant montagne, le peintre fait coïncider l’axe de vision du spectateur avec celui du voyageur : les deux axes se perdent dans l’infini de la montagne. Dans beaucoup de tableaux qualifiés de romantique ultérieurement disparaissent même les personnages. Autrement dit le paysage est vu pour lui-même. Et ce paysage est en général grandiose, sublime, admirable et effrayant.

C’est tout le thème de la nature. Au XVIIIe siècle les peintres par exemple Watteau, Fragonard, peignent des personnages dans de grands paysages. Ce sont des scènes de fêtes galantes dans des parcs, les scènes de balançoire, les scènes inspirées de la mythologie ou les dieux se rencontreront auprès des fontaines dans les clairières etc. Mais les paysages ne sont jamais peints sans personnage.

Et les tableaux de genre sont préparés et peints dans des ateliers avec éventuellement des décors artificiels, ou bien des esquisses faites en extérieur et ramenées dans l’atelier.

Ce qui est nouveaux au début du XIXe siècle c’est la sortie des peintres de leur atelier pour aller directement à la rencontre des paysages. Ce phénomène est particulièrement significatif pour la Normandie puisque c’est à Trouville que les pionniers de la peinture de plein air sont venus installer leur chevalet. On pense à Boudin, Mozin, Monet, etc.. Tous ces peintres peignent des paysages, des couchers de soleil, des tempêtes, des animaux en plein air, des vaches, des ciels etc. souvent sans personnages humains. Autrement dit le tableau n’est plus une espèce de vis-à-vis entre le sujet qui a un visage qui regarde le spectateur mais une espèce de fenêtre sur l’infini de la nature.

Le monstrueux :

Cet infini prend la forme du monstrueux, de l’excès, de la tempête, de la catastrophe etc.

Le nom que prennent les jeunes poètes et philosophes de la fin du XVIIIe siècle à l’origine du romantisme allemand parmi lesquels on compte évidemment Goethe, s’appelle le Sturm und Drang, c’est-à-dire la tempête et le mouvement.

On peut penser ici au tableau de Delacroix, le radeau de la méduse. Le drame romantique par opposition à la tragédie classique, n’hésite pas à mettre en scène des scènes de violence, des scènes sanglantes. Les tableaux représentent soit les masses révolutionnaires comme la liberté conduisant le peuple de Delacroix ou le radeau de la méduse du même peintre. Celui-ci pas aussi les chasseurs au lion les cavalcades militaires etc. l’Orient, ces déserts, ces mystères exaltent également ce sentiment d’infini.

Le jardin :

En architecture aussi l’évolution va d’un univers statique à un univers pratiquement indéfini. On peut comparer les carrés, les nefs d’un seul tenant comme dans l’art gothique et les coupoles rondes de la renaissance aux coupoles ovales et aux espaces cloisonnés et répétitifs de l’art baroque. Ultérieurement avec le XVIIIe siècle on passe à des architectures ouvertes et à un retour à l’antique, et en particulier aux ruines de l’Antiquité. C’est le thème des grottes et des ruines dans lesquelles errent les âmes romantiques tourmentées.

L’évolution la plus caractéristique est sans doute dans les jardins. Au départ il y a les jardins des cloîtres et des espaces clos par quatre murs au moment de la Renaissance. Puis à l’époque classique les jardins à la française mettent un ordre très strict, rectiligne, dans les parterres de fleurs et les alignements des arbres. Les paysagistes sont embarrassés par les ouvertures qui donnent des perspectives allant presque à l’infini au point de ne pas savoir comment les arrêter. On peut penser à l’allée devant la fenêtre du roi à Versailles qui s’arrête piteusement au bout de quelques kilomètres devant une rangée d’arbres. Une autre astuce pour arrêter la perspective consiste à mettre en place des escaliers avec des fontaines et des terrasses. Ces jardins à la française contiennent souvent des labyrinthes et des statues.

Au XVIIIe siècle on passe au jardin à l’anglaise avec des formes ouvertes et souples, sans statue, sans arbre taillé voire sans parterre de fleurs. Le jardin devient même laboratoire scientifique lorsqu’il collectionne les plantes exotiques pour les acclimater en Europe. Mais le jardin à l’anglaise reste le théâtre de fêtes galantes, de parties de colin-maillard, de jeux plus ou moins libertins, de parties de balançoire etc. Avec le romantisme le jardin tend à se supprimer lui-même. Il devient la nature soi-disant sauvage. Ou en sens inverse c’est la nature qui reprend ses droits sur le jardin. Les habitations deviennent rustiques, ou faussement rustique comme dans le cas du Petit Trianon de Marie-Antoinette.

En termes de courbes mathématiques on est passé progressivement du cercle, à l’ellipse et enfin à l’hyperbole se perdant dans le cosmos et la nature.

La liberté

Le premier trait caractéristique du romantisme et du sublime c’est donc l’aspiration à l’infini. L’infini c’est l’inaccessible et ce dans quoi on se noie. Mais c’est aussi l’exaltation du moi et de sa liberté. Le deuxième trait caractéristique de la thématique romantique est donc celui de la liberté infinie, liberté du libre arbitre, et de l’aspiration à sa toute-puissance et donc à la maîtrise de l’univers.

L’héroïsme

La rupture ici est symbolisée par la révolution française. Jusqu’alors le mot révolution désignait les orbites circulaires des planètes autour du soleil. Elles revenaient à la même place. Avec la révolution française le mot prend le sens diamétralement opposé de rupture ou de non répétition, de changement brusque. Le type d’homme issu de la révolution française, les révolutionnaires, deviennent des héros, ils ont des comportements héroïques, comme les communards, ils partent à l’assaut du ciel. Ce sont les généraux de 20 ans exaltés par la légende révolutionnaire puis par l’épopée des guerres napoléoniennes. Sublime signifie ici avoir un comportement sublime : se sacrifier pour la patrie comme Bara, ou bien Napoléon courant audacieusement sur le pont de Rivoli en brandissant le drapeau, le père de Victor Hugo, les héros d’Alfred de Vigny etc. Ce sont également les pionniers de la science, les savants qui accompagnent Napoléon en Égypte et qui se mettent au service de la révolution et du peuple, en particulier pour l’éduquer comme Condorcet, les encyclopédistes, les premiers savants formés par les écoles militaires et scientifiques créées par la révolution française pour compenser l’exil à Coblence des émigrés et des officiers aristocrates de l’armée royale.

Le génie scientifique

Au moment de la restauration, en 1815, ces héros vont être mis en quelque sorte au chômage, ils deviennent ce que les contemporains de l’époque appellent des demi-solde. Dans la littérature cela donne ces jeunes gens nés trop tard pour connaître le formidable ascenseur social de la révolution et de l’empire. Ces personnages sont symbolisés par les héros stendhaliens, en particulier par celui du Rouge et le Noir. Mais c’est aussi les héros de Balzac, par exemple Rastignac ou les ingénieurs qui se mettent au service des aristocrates revenus en France pour moderniser les exploitations agricoles, comme dans le curé de campagne de Balzac. Le deuxième trait caractéristique c’est donc l’héroïsme.

L’amour passion tragique

Le troisième trait caractéristique du sublime c’est l’amour passion sacrifié par l’amant. Ce troisième trait prolonge les deux premiers. De l’exaltation vers l’infini la passion s’apparente. Les expressions consacrées, l’amour fou, le don total, pour la vie, etc. en témoigne. De même le thème de la rupture coïncide avec le thème exalté par le romantisme du coup de foudre. Mais ces passions, compte tenu de la Restauration, restauration des valeurs de l’ancien régime, promotion des valeurs bourgeoises de l’industrialisation naissante, rentrent en contradiction avec les normes de l’establishment social à la fois aristocratique et bourgeois. En conséquence la satisfaction du désir amoureux devient impossible.

Mais à la différence des tragédies classiques où le thème de l’amour contrarié est évidemment extrêmement fréquent, le héros romantique se sacrifie pour l’honneur de la bien-aimée. L’œuvre emblématique ici est sans doute les souffrances du jeune Werther de Goethe, puisque le héros désespérant de pouvoir aimer sa bien-aimée finit par se suicider provoquant ainsi une épidémie de suicides en Europe sans doute pour le plus grand regret de Goethe lui-même. Les exemples fourmillent dans la littérature universelle, Anna Karénine en Russie, les Hauts de hurle vent en Angleterre, Salammbô de Flaubert. Un autre exemple pris dans la littérature française est celui du lys dans la vallée de Balzac.

Le thème de l’amour passion exalté est le point d’aboutissement d’une évolution qui remonte à l’invention de l’amour courtois au Moyen Âge qui valorise le sentiment et le choix mutuel des amants à l’encontre des mariages arrangés par les familles par rationalité économique. Celle-ci s’exprime par deux objectifs d’une part donner une descendance mâle aux puissants des lignées aristocratiques, d’autre part, même dans la paysannerie libre et la bourgeoisie des villes, augmenter le patrimoine familial. Comme on sait le mariage d’amour est devenu la norme dominante dans les pays occidentaux. Mais l’amour romantique est un amour passion débouchant sur la mort. On reprend donc les mythes de Tristan et Isolde, d’Héloïse et Abélard, etc.

L’esthétique romantique traite de thèmes romantiques pour en dénoncer les illusions

Bien évidemment les œuvres d’art qualifiées de romantiques prennent pour objet les thèmes romantiques que j’ai énumérés précédemment et qui peuvent être fédérés par le terme de sublime que Kant emploie pour expliquer le sentiment d’exaltation et d’amplification du moi face à l’infini, aux catastrophes naturelles et la mort au terme des amours passion impossibles. Je me sers ici de l’œuvre d’un critique de la littérature célèbre, René Girard, dans son livre dont le titre énumère de manière concise la thèse de cette deuxième partie à savoir : Vérité romanesque et mensonge romantique. Les œuvres d’art que la postérité a reconnu comme romantiques sont des critiques des illusions des comportements romantiques exaltées comme des idéaux de vie par leurs contemporains. Les morales de ses œuvres sont que ces illusions romantiques ne peuvent aboutir qu’à des échecs. L’exemple le plus célèbre est sans doute le roman de Gustave Flaubert, Madame Bovary. Celle-ci finit, comme le jeune Werther, par se suicider. Mais c’est la forme qui contredit sans doute le plus discrètement, mais aussi le plus efficacement la thématique romantique. En effet l’héroïsme, la toute-puissance de la volonté, la mystique révolutionnaire, la passion amoureuse semblent le summum de la spontanéité et de l’instantanéité, et donc à l’opposé du travail patient, lucide, discret et exercé de l’artiste qui se vit comme l’héritier de l’artisan. On peut penser ici à Flaubert qui n’hésitait pas à remettre 100 fois sur le métier ses romans et dans son « gueuloir » à hurler ces phrases pour en améliorer la sonorité. De même Goethe a mis toute sa vie à rédiger le second Faust. Et celui-ci n’a été publié qu’après sa mort. On peut penser également à Proust, mais celui-ci est déjà au-delà du romantisme, qui accumulait ses « paperolles » sur ses épreuves au désespoir de son éditeur et de son imprimeur. La thèse développée par René Girard est donc que le but poursuivi par l’amour passion, à savoir la rédemption individuelle par le désir satisfait, le bonheur de la plénitude satisfaite, ne peut aboutir que par l’échec. La véritable rédemption est l’œuvre d’art qui consiste en une élaboration patiente et ascétique de la matière esthétique.

Conclusion

En résumé l’esthétique romantique a bien pour objet des thèmes romantiques mais c’est pour en éliminer les illusions romantiques.

Ce travail a historiquement échoué. En effet le génie de ces artistes n’a pas empêché que les illusions romantiques dégénèrent dans un premier temps dans ce qu’on appelle le kitsch, particulièrement prégnant dans l’art officiel du second empire en France, de l’art wagnérien dénoncé par Nietzsche en Allemagne. Mais la décadence ne s’est pas arrêtée là puisque du kitsch on est passé à ce mélange de populisme et de pseudo romantisme qui s’appelle en Allemagne le Völkisch et qui a préparé les esprits, en croire Pierre Bourdieu et Jacques Bouveresse, au nazisme.

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