Qu'est-ce qui est en jeu dans l'esthétique romantique, telle qu'elle se manifeste en France et surtout en Allemagne dès la fin du 18ème siècle, et tout au long du 19ème siècle ? C'est l'idée d'un dépassement des limites du monde, d'une sortie des bornes du monde bourgeois en train de se mettre en place, et d'une quête de l'absolu par l'art, l'aventure, le rêve, et surtout l'amour. Et le concept qui lui correspond est le concept de sublime. Le sublime s'oppose au beau tel qu'il est défini jusque là par les canons classiques de la beauté, il propose un nouveau registre à la sensibilité, et là où la beauté réjouit, il suscite l'admiration ou l'effroi ; il est à la fois beau et plus que beau, beau d'une beauté entièrement nouvelle lié à un sentiment d'infini, il arrache à la condition terrestre. Il se révèle dans la contemplation du ciel étoilé, dans le spectacle de la puissance infinie des forces de la nature, mais aussi bien dans l'exaltation des ressources du coeur et de l'imagination humaine ( l'amour, la création) ;e t aussi, dira Kant, dans la considération de la loi morale, à la fois faite pour nous et impossible à réaliser intégralement. Quant à la figure typique de l'esthétique romantique, c'est le génie, la personnalité sublime, sublime parce que vouée à la quête de l'impossible. Tourmentée, solitaire, incomprise, affranchie des règles communes, la personnalité géniale évolue dans l'atmosphère du drame, elle fascine par sa démesure et constitue pour l'humanité commune une énigme : c'est la « force qui va » de Hugo, une puissance de la nature qui tire tout de son propre fond( « le génie donne ses règles à l'art » dira Kant), et dont les créations sont l'honneur de l'humanité, alors même que sa vie déréglée et les obstacles qu'il rencontre la vouent irrésistiblement au malheur. Heine condamnera sévèrement l'esthétique romantique, avec sa préférence pour l'obscur, l'irrationnel, les songes et les fantômes, le passé médiéval, il dénoncera son côté réactionnaire, sa liberté débridée, il y verra une affaire d'illuminés. Et certes il y a quelque chose de dangereux à trop suivre cette pente, qui peut conduire à Wagner et aux délires du « génie national ». Le génie côtoie souvent la folie, l'idéalisme qui s'égare dans les nuées se brise sur la dure réalité, et qui fait l'ange risque de faire la bête. Mais s'il est difficile d'admettre qu'on puisse faire tenir ensembles romantisme et rationalisme, les deux sont pourtant nécessaires, se complètent, et peuvent coexister chez un même individu. Ce que, bien comprise, nous dit l'esthétique romantique, ce n'est pas qu'il faut sortir du monde, c'est qu'il faut y entrer davantage et ne pas le simplifier ; et ce n'est pas qu'il y a trop de raison en ce monde, c'est qu'il n'y en a pas assez. Elle en appelle à l'éternelle jeunesse de la raison, par-delà ses formes sclérosées. Et si les mots « romantique » et « sublime » ont pris aujourd'hui un sens affadi et presque péjoratif, c'est un procés qu'il faut faire à l'époque, et non l'indice d'un progrès de la raison (en art comme en amour, le romantisme n'est plus à l'ordre du jour, mais il est difficile d'y voir un gain de la sensibilité et de la raison, et si c'est pour l'échanger contre le cynisme et le réalisme le plus plat, mieux vaut encore les errements et les illusions du romantisme).
cafephilotrouville