Tout change avec le temps, le changement est naturel ; encore faut-il qu'il soit bénéfique, et qu'il permette des adaptations réussies ; mais il se fait aujourd'hui un appétit de changement dans tous les domaines qui prend la forme d'une injonction et d'une contrainte au changement : il faut changer, se mettre au diapason d'un monde qui bouge, changer ses manières d'être, ses modes de penser, le style de ses relations aux autres, sa manière de travailler et de concevoir l'emploi,etc.. La résistance au changement est taxée d'archaîsme -ce qui est parfois vrai, notamment sur le terrain social-, et la pression de cette injonction est telle que l'alternative devient changer ou disparaître.
La mondialisation et l' « internétisation » (même le vocabulaire doit changer), suscite de nouvelles manières d'être et de se comporter : on communique par réseaux, et d'un bout du monde à l'autre, la communication se fait transversale, multiforme, et quasi-instantanée ; branché sur les réseaux, on apprend à devenir plus disponible, plus réactif, à vivre en temps réel plutôt que dans le temps long de la mémoire; l'écrit papier s'efface au profit de l'écrit informatique ; l'instrument va jusqu'à imposer des changements physiques, et il faut désormais des doigts de fée pour manipuler les claviers des portables et ordinateurs. Comme le rythme de tous les échanges s'accélère, on n'a plus guère le temps de s'appesantir, et la sensibilité morale elle-même est appelée à changer dans le sens d'une adaptation toujours plus étroite aux sollicitations envahissantes du monde extérieur.
La philosophie elle-même est affectée par cette tendance, et on lui demande de plus en plus d'être branchée sur l'air du temps. Or, de toutes les choses qui peuvent changer, la philosophie est la dernière qui ait vocation à le faire, et elle dit toujours la même chose, même si elle le dit autrement. Contre la tyrannie du changement, elle affirme que l'actuelle fébrilité consiste à tout changer pour ne rien changer, et elle affirme que là où il faudrait effectivement un changement radical- une conversion, aurait dit Platon-, rien ne change, et que c'est là la raison profonde de la fuite en avant imposée par les évolutions du monde actuel.
Peut-on vraiment changer, se changer de fond en comble ? On le peut, sous réserve de ne pas altérer la personnalité profonde qui peut seule fournir les énergies utiles à un tel changement. Un changement doit être un changement en mieux, et les changements profonds dus à un deuil, une maladie, un traumatisme de guerre, ne sont guère profitables. Pour être vraiment positif, un changement doit être le fruit d'un mûrissement personnel : c'est la voie empruntée par la philosophie. L'autre voie consiste à imposer le changement, ou du moins à plaquer sur le corps et l'esprit des dispositifs qui permettent un changement rapide : c'est la voie empruntée par la société. La technique finira par changer la nature humaine, tant celle issue de la biologie- la génétique commence à faire des miracles-, que les techniques de manipulation des esprits devenues aujourd'hui les formes douces de l'endoctrinement. Il s'agit non plus d'assujettir, mais de conformer, à la demande des individus eux-mêmes et en vue de leur épanouissement personnel. Ces greffons peuvent installer la personne dans une relation plus positive à son environnement, ils peuvent même faire de quelqu'un quelqu'un d'autre, mais il est au moins douteux que la personnalité profonde y soit engagée et y adhère.
Depuis toujours, la philosophie part de la conviction qu'il existe un sujet, autonome et libre, et que c'est à partir de lui et de lui seul qu'un travail de pensée peut s'effectuer et un changement en profondeur s'établir. Mais les voies actuellement empruntées pour produire du changement semblent plutôt se fonder sur l'aliénation du sujet, et introduire à des remises en cause culpabilisantes. Certes que la convivialité et le confort des relations sociales aient à y gagner ne fait aucun doute, ni que la personne y gagne en équilibre et en meilleure harmonie avec son environnement. Mais il n'est pas sûr que l'esprit de la philosophie y trouve son compte.