Le monde extérieur, tel qu'il est perçu par nos cinq sens, nous paraît aller de soi, et être tel qu'il nous apparaît. Or il ne nous apparaît jamais deux fois de la même façon, quand bien même aucun changement physique ne l'affecte. Son aspect varie selon les positions de notre corps, et donc de l'angle de vue, mais tout autant avec la qualité du regard porté sur lui : on peut voir sans regarder, voir sans prêter attention à ce que l'on regarde, et le champ perceptif, le rapport forme/fond, l'étagement des plans, se découpent différemment selon ce à quoi on prête attention. C'est ainsi qu'on peut parcourir un lieu familier -une rue de Trouville- avec l'impression de ne l'avoir jamais vu -vraiment vu-, et y découvrir non seulement des détails inattendus, mais une profondeur de champ, une organisation des choses dans l'espace, des lignes de fuite, un rapport entre ses éléments composants, qui nous avaient jusque là échappés.
C'est que la perception est inépuisable, et qu'on n'en fait jamais le tour, ne s'agirait-il que du moindre objet. Et ce parce que le monde perçu tient par le corps, dont les états successifs l'organisent toujours différemment . Ces métamorphoses du monde perçu obsèdent les peintres, qui s'y attachent jusqu'à le dissoudre dans la lumière (les dernières toiles de Monet). Et la leçon de leurs recherches, c'est que le monde est infiniment plus riche et plus ouvert que ce que la tradition philosophique (celle issue de Platon), pour ne rien dire de la science, en laissent entendre. Il y a une somptuosité du monde perçu constamment recouverte par les routines du quotidien, et c'est l'honneur des artistes, et des peintres en particulier, d'en réhabiliter la richesse. Affranchir le regard et la vue des poncifs qui le limitent, retrouver le lien avec le monde perçu qui est encore celui du primitif et de l'enfant, c'est là leur tâche.
De façon notoire et passablement inquiétante, l'art contemporain se fait abstrait et non-figuratif, comme s'il avait renoncé à ce lien, comme s'il avait renoncé à questionner le monde de la perception. Les questions qui obsédaient Cézanne : qu'est-ce que la réalité? Qu'est-ce que comprendre le monde à partir de sa racine, de son sol, à partir de son origine dans les corps ?, ne semblent plus le concerner. Car ce que nous appelons « le monde » surgit à l'intersection du corps et de la matière environnante, nait de leur rencontre, et il ne faudrait pas trop vite cesser de s'étonner qu'il soit si bien organisé et comme fait pour nous, pas trop vite renoncer à s'étonner de ce miracle, que le monde commence avec nous bien qu'il soit toujours déjà là.
Cependant tout se passe comme si l'intellectualisation croissante de l'art contemporain rejoignait par des voies détournées l'esprit de la science, et conduisait comme elle à faire insensiblement le deuil du monde, au profit de la subjectivité triomphante. Le désinvestissement du monde perçu, traité comme s'il n'avait rien à nous dire et n'était qu'un simple décor, le bavardage a son sujet là ou il y aurait lieu de s'émerveiller, son traitement par la computation et le calcul, font qu'il n'est plus habité mais seulement occupé, comme on le dit d'une armée qui occupe une ville . Et les recherches de Cézanne ou de Monet, plus sérieuses en leur fond que les recherches de la science, risquent de n'être bientôt plus comprises, alors que leur enjeu au-delà de la peinture est ce que nous faisons du monde.
Lecture : Merleau-Ponty « L'oeil et l'esprit »