Nous sommes intimement convaincus que nous roulons nos pensées dans notre crâne avant de les exprimer par des mots qui franchissent notre bouche. Il nous semble donc évident que nous pouvons penser en nous passant de langage. De la même manière nous pensons vouloir faire un mouvement avant de l'exécuter. Dans les deux cas nous pensons exercer notre libre arbitre. Dans le premier cas nous pensons avoir la liberté d'exprimer ou non nos pensées. Dans le second cas nous pensons avoir la liberté de ne pas mettre à exécution un acte que nous avons l'intention d'accomplir.
Comme dans le deuxième cas les neurosciences nous enseignent que nous commençons à mettre en mouvement notre corps avant que notre cerveau ne prenne conscience de la volonté d'accomplir l'acte, ces disciplines scientifiques ne peuvent pas ne pas nous interpeller en mettant en doute nos convictions intimes et en nous interrogeant sur la question de savoir si les mouvements physiologiques du langage ne précèdent pas de manière non consciente l'expression matérielle des pensées.
Bien évidemment les sciences ne peuvent jamais résoudre les problèmes métaphysiques. Elles ne peuvent résoudre que les problèmes du comment et non du pourquoi. Par exemple la question métaphysique cosmologique consiste à savoir si le monde a été créé ou s'il est éternel. Les théories du big-bang semblent répondre affirmativement à la première question. Mais il y a des théories cosmologiques qui prétendent qu'il y a périodiquement des big-bangs de l'univers ce qui illustrerait la théorie de l'éternel retour de Nietzsche. Au lieu de prendre appui sur les théories cosmologiques contemporaines, théorie du big-bang une fois pour toutes ou théorie des pulsions périodiques de l'univers, pour illustrer la question métaphysique de l'éternité éventuelle de l'univers on peut s'appuyer sur les sciences cognitives pour illustrer la question métaphysique de l'antériorité de la pensée vis-à-vis du langage ou au contraire de sa postérité sans que celles-ci puissent prétendre apporter une solution définitive à l'alternative.
Les sciences cognitives comportent trois ensembles de disciplines distinctes : premièrement les neurosciences branche de la physiologie du cerveau qui s'intéresse à l'implantation corporelle du langage ; la linguistique, et plus particulièrement la sémantique, qui s'occupe des rapports entre le langage et la pensée ; l'intelligence artificielle qui s'interroge sur ce qu'est la pensée abstraction faite de son enracinement dans le corps humain. Elles peuvent servir de support à la réflexion philosophique.
Les neurosciences ont découvert à la fin du XIXe siècle des aires spécialisées dans le langage dont une des plus célèbres est l'aire de Broca. Au cours du XXe siècle ces disciplines scientifiques ont montré que l'acquisition progressive du langage s'accompagnait d'un perfectionnement de ces aires du cerveau et surtout des connexions internes des neurones et de leur fonctionnement. Le parallèle est étroit entre les étapes d'acquisition de la pensée chez l’enfant, en particulier de la logique et du raisonnement telles que les décrivent les travaux de Jean Piaget et de Henri Wallon, les étapes de perfectionnement des réseaux neuronaux du cerveau et celles de la maîtrise du langage par l'enfant conduisent à identifier le langage et la pensée comme le côté pile et le côté face d'une même réalité physiologique, l'une accessible à la pensée, la pensée, et l'autre accessible à l'ouïe, le langage. Dans la philosophie de Spinoza ce sont les deux attributs, la pensée et l'étendue, qui permettent d'accéder à la substance à la fois matérielle et mentale, une et unique. Évidemment les enfants qui ne parlent pas encore ne peuvent pas témoigner d'avoir eu conscience de ces étapes. Mais l'observation clinique des maladies neurodégénératives des personnes âgées montre que la dégradation des compétences linguistiques passe par les mêmes étapes identifiées théoriquement et parfois expérimentalement dans le développement des enfants mais dans l'ordre perverse. Le cerveau est ainsi assimilé à un ordinateur. Les réseaux de neurones seraient des matérialisations dans le corps humain d'espèces de circuits électroniques comme dans les ordinateurs. Ces réseaux produisent simultanément de la pensée et du langage. Il n'y aurait donc pas de localisation physiologique de la pensée en dehors des circuits neuronaux qui sont également ceux du langage. D'où la tentation de faire coïncider langage et pensée dans les mêmes circuits neuronaux. Ce point de vue est représenté en France par Jean-Pierre Changeux.
Mais il y a une autre conception du fonctionnement du cerveau. Au lieu de fonctionner comme un ordinateur digital le cerveau ferait des calculs analogiques. Il fonctionnerait comme un réacteur chimique dont les éléments pourraient être des molécules chimiques ou des entités biologiques (anticorps, gènes etc.). Les résultats des calculs seraient des proportions de certains corps dans des mélanges chimiques. Intuitivement les mélanges chimiques ne peuvent pas être assimilés à du langage. Les pensées sont représentées par des mélanges plus ou moins désordonnés à la différence du langage qui toujours constituée par des éléments discontinus que ce soient des sons, des catégories grammaticales, lexicales ou syntaxiques. Mais comme on peut réaliser des calculs avec des réactions chimiques et que l'être humain ne peut pas penser des calculs autrement qu'en les représentants par des écritures et que ces écritures sont évidemment des langages l'objection tombe. Dans les deux écoles des neurosciences, l'école computationnelle et l'école chimique il y a coïncidence entre la pensée et le langage.
En linguistique la révolution a été apportée par Noam Chomsky et sa théorie des grammaires génératives. Selon lui à sa naissance l'être humain hérite d'une grammaire universelle commune à toute l'espèce humaine. L'audition de la langue de sa mère le conduit à fixer les paramètres de cette grammaire universelle qui devient alors la grammaire particulière de la langue maternelle. Dans sa genèse la pensée de l'enfant est tributaire de la langue de sa mère et de l'entourage de cette dernière. En conséquence la langue maternelle précède physiologiquement et historiquement l'acquisition de la pensée par l'enfant. Mais d'autres linguistes objectent la possibilité de traduire entre elles les différentes langues humaines. En conséquence il y aurait des catégories universelles, de la pensée, abstraction faite de toute langue utilisée pour proférer ces pensées. Mais le système de traduction des langues les unes dans les autres ne présuppose-t-il pas une langue non consciente, que certains linguistes n'hésitent pas à nommer le "mentalais", néologisme forgé sur "mental" et le suffixe "ais" utilisé pour caractériser les langues, le français, l'anglais, etc. Les nuances entre les linguistes portent moins sur l'identité entre le langage et la pensée que sur la correspondance entre divers langages et la hiérarchie des états mentaux.
L'intelligence artificielle se pose la question symétrique des neurosciences. Peut-il y avoir de la pensée en dehors du langage ? Que les ordinateurs fonctionnent avec du langage, tout le monde le sait puisqu'ils utilisent des langages dits informatiques. Ces langages artificiels possèdent comme les langues naturelles des lexiques, des règles grammaticales et syntaxiques etc. Jusqu'à nouvel ordre il n'y a que dans les ouvrages de science-fiction que les ordinateurs deviennent plus intelligents que les êtres humains au point de les supplanter voire de les exterminer. Le génial mathématicien Alan Turing, celui qui a cassé le code secret de l'Allemagne nazie pendant la deuxième guerre et qui s'est suicidé parce qu'il avait été persécuté en Grande-Bretagne pour son homosexualité, a imaginé un test, appelé en son honneur test de Turing, pour répondre à la question "une machine peut-elle penser ?". Ce test consiste à mettre un humain en confrontation verbale à l'aveugle avec un ordinateur et un autre humain. Si l'homme qui engage les conversations avec l'un et avec l'autre n'est pas capable de dire lequel de ses interlocuteurs est un ordinateur, Turing considère que le logiciel de l'ordinateur a passé son test avec succès. Turing a émis la conjecture qu'il existerait des machines en l'an 2000 susceptible de passer avec succès son test. Cela n'a pas été vérifié. Au contraire toute une série d'objections théoriques et expérimentales mettent en doute la possibilité d'écrire un programme matérialisant le test de Turing. D'un point de vue philosophique l'objection la plus importante consiste à différencier la pensée et l'imitation de la pensée. Un philosophe américain John Searle a objecté que les ordinateurs ne peuvent faire que des opérations syntaxiques et non pas des opérations sémantiques. Selon ce philosophe la sémantique serait caractéristique de la pensée humaine et elle ne peut être réduite à la manipulation de symboles algébriques. Les philosophes mettent en avant l'idée que la pensée humaine serait capable d'originalité et de créativité. Mais on ne peut pas démontrer qu'il en sera toujours ainsi. Les anthropologues d'autre part dénoncent l'erreur communément faite sinon universelle du sophisme anthropomorphique. Les êtres humains parlent à leur voiture, aux arbres, aux rochers, aux idoles, aux morts etc. Ils choisissent systématiquement de considérer les objets non humains comme des êtres humains. Ils prêtent donc une âme et de la pensée à des ordinateurs. D'où une erreur systématique. En conséquence la question n'a pas pour le moment de réponse satisfaisante.
L'introspection permet néanmoins de faire pencher la balance vers l'identité de la pensée et du langage. En effet dès qu'on veut penser la pensée on ne peut qu'utiliser les mots du langage pour nommer les pensées afin de pouvoir les confronter, les articuler, les réfuter et les démontrer. Si on élimine de la pensée ce qui est simplement perception ou imagination et qu'on la limite strictement à l'exercice de la raison, on ne peut pas ne pas identifier l'usage de la raison, la pensée au sens fort de ce mot, à l'utilisation de la logique. Or celle-ci est une sorte de calculs particuliers. Les calculs un peu complexes ne peuvent pas être opéré autrement que par écrit. Et cette écriture matérialise un langage. En conséquence il ne peut pas y avoir de pensée de pensée sans langage. Or ce qui caractérise la pensée c'est sa réflexivité. Et comme il ne peut pas y avoir de réflexivité sans langage il ne peut pas y avoir de pensée sans langage.
La discussion a multiplié les témoignages de l'intime conviction de chacun que la pensée précède son expression langagière et donc peut exister indépendamment de cette dernière.
Plusieurs questions classiques de la philosophie ont été réactivées. Est-ce que le langage caractérise l'être humain par rapport à l’animal ? Les enfants loups peuvent-ils penser sans avoir appris à parler ? Quelle est la différence entre les états mentaux de la perception et de l'imagination et ceux liés à l'exercice de la pensée ? Progressivement le débat a été amené à hiérarchiser ces différents états mentaux. Ceux de la perception sont communs à l'animal et à l'être humain. Ils n'ont pas besoin de langage pour être manipulés par le cerveau ou même par le système nerveux réflexe. À l'autre extrémité le summum de la pensée abstraite est atteint avec le raisonnement mathématique. Ce dernier est absolument inimaginable sans l'écriture et donc sans le langage.
Mais la discussion a également fait état des dangers qui consistent à utiliser le mot langage de manière métaphorique. On parle couramment du langage musical, d'écriture cinématographique, de pensée du rêve en psychanalyse, du langage du corps dans la danse etc. Mais est-ce cela de la pensée ? A contrario la métaphore elle-même est un mécanisme abstrait du langage qui ne traduit pas une pensée préétablie mais produit de la pensée comme dans la poésie. Si on compare les mathématiques et la poésie on aura d'un côté un langage purement syntaxique et de l'autre un langage purement métaphorique. Mais dans les deux cas il s'agit bien d'un même langage utilisé de deux manières différentes et complémentaires.
En conclusion il ne peut y avoir de certitude en la matière. Mais nous devons adopter cette hygiène intellectuelle qui consiste à cultiver l'humilité matérialiste et à blesser délibérément notre crédulité narcissique en notre libre arbitre. Il faut donc adopter la morale scientifique provisoire qui consiste à poser qu'il n'y a pas de pensée en dehors du langage.