C'est un bien curieux exercice que de vouloir penser sans les mots, et probablement voué à l'échec. D'un autre côté, la pensée doit pouvoir être préformée en quelque manière avant son passage à l'expression, sinon la formulation serait un mystère ; « avant » peut bien désigner un laps de temps aussi bref qu'on voudra, voire une quasi-simultanéité, reste qu'il faut avoir quelque chose à dire pour le dire. Maintenant à quoi peut bien ressembler cette pensée antécédente, c'est là aussi un mystère. Les idées doivent ressembler à ce dont elles sont l'idée (si par idées on entend des images, le cas est clair, mais si par idées on entend des concepts, on voit mal comment ils peuvent précéder la mise en mots) ; la pensée est claire ou obscure selon qu'elle peut ou non s'énoncer (« ce qui se conçoit bien »..) et une pensée obscure est comme la hylé des grecs, l'informe précédent la mise en forme. C'est de la langue, c'est de la mise en mots, qu'on apprend ce qu'on pensait réellement ; et si la langue échoue, c'est qu'on ne pensait rien du tout, ou qu'on pensait mal. Non que la langue ne puisse trahir la pensée, mais à cela il n'est pas d'autre remède que par la langue : il faut revenir, insister, mieux comprendre et faire comprendre.
On sait toutefois, que les concepts de la langue sont des termes généraux, et que toute généralité simplifie. Il se peut que nos pensées soient d'une telle nature que les mots soient impuissants à la rendre. On se tournera alors vers des langages plus intuitifs comme ceux des beaux-arts, pour dire ce qu'on a à dire ; et si même cela échoue, on choisira le silence (c'est ainsi que Wittgenstein conclut son Tractatus : " ce dont on ne peut parler, il faut le taire " , et c'est ainsi que certaines expériences ou certains ressentis sont intraduisibles, sans qu'on puisse incriminer pour autant un manque de pensée.
Le silence de ceux qui souffrent n'est pas un vide de pensée, plutôt un échec de la communication par les mots ; de même l'attente de la mort est rarement éloquente. Il en est ainsi parce que toute expérience purement individuelle ne peut pas être communiquée par les mots. C'est le corps qui prend alors le relais et qui signifie, par ses postures, ses changements, ses altérations dans la voix ou le regard, ce que les mots sont devenus impuissants à signifier. On dira alors que le corps pense et parle, alors que dans l'état normal de santé (ce « silence des organes »), il laisse le langage le faire à sa place.
Si l'on suit la dichotomie usuelle corps/esprit, la pensée est toujours loin du corps et elle est libre parce que le corps la laisse libre. Claire, logique, bien articulée, elle fonctionne comme une émanation des discours de la société et ne dit encore rien de son obscure origine. Mais que le corps vienne à penser à son tour, il le fait tout autrement, énonce la fragilité insensée de toutes nos constructions. Là est le véritable sujet. C'est lui le maitre .
Il n'est donc pas impossible de parler d'une pensée sans langage. C'est celle du corps, et de ses états ,du corps banalisé, silencieux, socialisé, et qui soudain dramatisé occupe toute la place. Il s'exprime, mais dans une toute autre langue que la langue commune. On peut évoquer le mime Marceau, le Living Theater des années 60 , ou encore les efforts désespérés d'Antonin Artaud pour verbaliser cet indicible du corps. Et ce n'est pas seulement dans l'exploration d'états limites comme ceux qu'engendre la souffrance que peut se constituer une pensée du corps, mais la danse contemporaine, la sculpture de Giacometti, ou même tout simplement l'observation attentive de la physionomie et de l'allure des gens autour de soi, en donnent aussi une idée.