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Les enfants loups sont-ils des êtres humains ?

Trois films éclairent la question.

  1. François Truffaut, L'enfant sauvage, 1970, avec le scénario de Jean Itard c’est-à-dire son rapport de 1800.

  2. Werner Herzog, L'enigme de Kaspar Hauser, 1975

  3. David Manuli, , La legende de Kaspar Hauser, 2013

Trois livres également :

  1. Lucien Malson, Les enfants sauvages, Mythes et réalités. Suivis de Mémoire et rapports sur Victor de l’Aveyron par Jean Itard, Édition 10 18, 1164, Paris.

  2. Jean-Luc Chappey, Sauvagerie et civilisation, Une histoire politique de Victor de l’Aveyron. Fayard, 2017 Paris.

  3. Anna Freud, L'enfant dans la psychanalyse, Gallimard, Paris, 1976.

Est-ce qu’un enfant loup peut opposer aux sociétés humaines des droits conformément à la déclaration de l’homme et du citoyen, non seulement en tant qu’être humain, mais en tant que potentiellement citoyen appartenant à la société dans laquelle son existence historique le situe ?

Le problème de fond ne relève donc pas des sciences naturelles mais plutôt des sciences politiques.

Une première partie rappelle quelques mythes et quelques faits. Pourquoi dans les mythes l’être humain éprouve le besoin d’imaginer des enfants élevés par des animaux ? Une évaluation critique rapide des cas recensés d’enfants sauvages permet de distinguer les supercheries des faits avérés. Le cas de Victor de l’Aveyron a été plus particulièrement étudié par les ouvrages mentionnés plus haut.

La deuxième partie récapitule les critiques de l’essentialisation de la nature humaine qui sont développées dans les deux ouvrages.

Dans la troisième partie la question de l’humanité des enfants loup interroge notre responsabilité dans le regard que nous portons sur l’autre. Le parallèle s’impose entre l’histoire de Victor de l’Aveyron dans le contexte de l’histoire politique de la France à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle et notre propre histoire depuis les révoltes des banlieues en 2005 et les des attentats terroristes dans notre pays de 2015 à nos jours.

Les mythes et les faits

Les mythes

La plupart des civilisations forgent des mythes dans lesquels des enfants sont recueillis et élevés par des animaux sauvages. Dans la nôtre on pense évidemment au Livre de la jungle de Kipling avec Mowgli élevé par la meute de loups, mais aussi à la louve de Rome élevant Romulus et Remus et à Jupiter nourri par la chèvre Amalthée sur le mont Ida.

Quand il n’y a pas de mythe réel les princes et les artistes en inventent. On pense à La dispute de Marivaux ou à ces expériences dont on ne sait pas trop si elles ont été réelles. Hérodote raconte qu’un roi confie deux enfants à un berger avec pour consigne de ne pas leur adresser quelque parole que ce soit. Le roi et les savants de l’époque voulaient déterminer quel étaient le berceau de l’humanité, si c’était l’Égypte ou la Mésopotamie, et donc quelle était la langue originaire : quel serait le premier mot proféré par les enfants et dans quelle langue ? La légende dit qu’un empereur mongol, Akbar, aurait fait la même expérience. Dans notre au Moyen Âge on prête à Frédéric Barberousse d’avoir eu la même intention. Ces questions se retrouvent au XVIIIe siècle. En témoignent le texte de Jean-Jacques Rousseau Essai sur l’origine des langues et les spéculations des premiers linguistes auxquelles l’Académie des sciences donna un coup d’arrêt en refusant de recevoir tout mémoire sur l’origine du langage.

Bref historique des cas recensés.

Dans son livre Lucien Malson recense 52 cas d’enfants sauvages. La plupart du temps il s’agit d’enfants abandonnés, des enfants sachant déjà marcher et non des nourrissons. Par construction on ne connaît que les rescapés de ces abandons. D’autre part il semble qu’ils soient restés seuls très peu de temps. L’absence de socialisation entraîne la régression des enfants. Une fois qu’on critique les invraisemblances, les mystifications et les supercheries il reste trois cas vraiment documentés. L’auteur propose une classification en trois ensembles des enfants sauvages.

  1. Les enfants qui ont été enfermés et isolés dès la naissance dont l’exemple le plus célèbre est celui de Gaspard de Nuremberg (Kaspar Hauser) découvert en 1828.

  2. La deuxième catégorie est celle des enfants qui ont été socialisés dans des collectifs d’animaux. L’exemple type est Kamala de Midnapore découvert en Inde en 1920.

  3. La troisième catégorie est celle des abandons. Le cas emblématique ici est celui de Victor de l’Aveyron découvert en 1797.

La réaction spontanée des hommes qui découvrent ses enfants sauvages est de constater qu’ils ont tous les signes extérieurs de l’animalité humaine. Certes ils ne marchent pas debout, mais à quatre pattes. Ils ne parlent pas. Ils sont hirsutes voire velus. Leurs ongles ne sont pas coupés. Ils ne portent pas de vêtements. Et ils sont souvent extrêmementagressifs vis-à-vis des êtres humains ordinaires.

Victor de l’Aveyron

L’histoire de Victor de l’Aveyron est particulièrement intéressante parce qu’elle se déroule dans l’époque qui a suivi la Révolution française et se termine après la Restauration puisqu’il meurt en 1820. L’attitude vis-à-vis de la sauvagerie passe ainsi en deux décennies de la bienveillance a priori des Lumières pour le « bon sauvage » qui inspire les révolutionnaires de 89 à l’entreprise de dressage et d’enfermement des marginaux et de répression des bas instincts qui se seraient déchaînés notamment pendant la Terreur. Il a été découvert et capturé dans des bois de l’Aveyron. Il a été emmené à Paris en 1800 après avoir fait l’objet d’une première enquête sur place. À Paris la République l’a accueilli et a décidé de lui donner une bourse d’entretien et d’essayer de l’éduquer en le confiant à l’institut des sourds des de la rue Saint-Jacques. Là le docteur Itard acquis aux idées des Lumières s’est acharné à l’éduquer, à lui apprendre à parler et à s’intégrer dans la société. Le docteur Itard par conviction s’est beaucoup investi dans cette éducation. Il a utilisé les méthodes forgées pour les sourds-muets pour leur apprendre le langage des sourds. Malgré cela et malgré sa patience les progrès ont été extrêmement lents.

Critique de l’essentialisation de l’être humain

Lucien Malson, l’auteur du livre sur les enfants sauvages, se réclame de l’existentialisme. Sa carrière littéraire a été essentiellement celle d’un critique de jazz. Cela explique sans doute son ouverture vis-à-vis des civilisations différentes de la nôtre. Il rappelle que Jean-Paul Sartre dénonce « deux grandes idoles explicatives » :

  • L’hérédité biologique : la nature humaine ne ferait que refléter des dispositions anatomiques hériter biologiquement.

  • La contamination sociale : l’être humain serait le produit d’une hérédité sociale comme pour la langue maternelle et il ne pourrait pas refuser éventuellement l’héritage d’un capital culturel.

Au fond on pourrait pasticher Simone de Beauvoir en disant que « On ne naît pas homme, on le devient ». La première phrase son est d’ailleurs : « l’homme est histoire ».

L’hérédité de l’individu

On peut prendre les critères classiques d’essentialisation de l’être humain tels que les ont énoncés les philosophes classiques de l’Antiquité : en tant qu’animal l’être humain est caractérisé par la station debout, le développement de son cerveau, le pouce opposable et surtout la néoténie. Selon ses critères les enfants loups sont des animaux humains. En tant qu’humain l’homme est caractérisé comme étant un animal parlant, un animal politique un animal fabriquant des outils. L’époque moderne insiste sur les règles sociales notamment la prohibition de l’inceste et la plasticité de sa sexualité. Selon ses critères les enfants loups ne sont pas des humains.

L’hérédité de l’espèce

Les sciences de l’homme et de la société, et plus particulièrement l’ethnologie, ont développé siècle le relativisme culturel tout au long du XXe siècle. Au fond on assiste au « déclin de l’idée de nature humaine », de nature naturelle si on peut dire. Il n’y a ni hérédité naturelle, ni hérédité sociale, mais héritage culturel.

La politique du regard que nous devons avoir sur l’autre

Le cas de Victor de l’Aveyron démontre de manière spectaculaire comment le changement du regard porté sur un enfant loups conditionne la réussite de son hominisation éventuelle. En effet de conception de la médecine s’affrontent autour de ce cas, celle de la Révolution et des Lumières avec Itard et celle de la Restauration et de la répression avec Pinel. Itard se donne la mission d’éduquer et d’intégrer Victor. Pour Pinel « Victor est un idiot incurable ». De sous-développé il devient un monstre dont les pulsions sexuelles bestiales de l’adolescence sont rapprochées de celles de Sade, le fou enfermé à Charenton. Entre-temps en effet Napoléon a « terminé la révolution » et rétabli l’esclavage et l’ordre autoritaire patriarcal codifié dans le Code civil.

Dans son livre Jean-Luc Chappey écrit une « histoire politique de l’enfant sauvage » : « comment les sociétés, temps passé que présente, regarde et traite ce qui, sauvages, infirmes, réfugiés ou « migrants », incarne les figures de l’Autre ». La question est donc d’actualité.

Dans son livre L’enfant dans la psychanalyse Anna Freud raconte les cas d’enfants en bas âge de six mois à 2 ans qui ont survécu miraculeusement au camp d’extermination nazie de Theresienstadt. Ils ont été recueillis en Angleterre dans la clinique de Hampstead Nursery qu’elle dirige. Elle a observé une solidarité entre les enfants. Ils ne se quittent pas. Au début ils sont indifférents aux adultes. Si ceux-ci essaient de s’immiscer dans leur cercle, ils réagissent avec une agressivité violente : morsures, coups, bris des objets, hurlements etc. Au bout de quelques mois néanmoins les adultes sont intégrés. Mais un par un. Chaque enfant sort alors de son anonymat collectif pour se singulariser dans son rapport avec un adulte singulier, pour manifester des sentiments propres, en particulier de jalousie vis-à-vis des autres enfants et pour échanger affectueusement avec l’adulte élu. Il semble donc que ce dernier est le rôle de parent singulier de substitution.

Conclusion

Malson :

« L’homme n’a pas de nature mais il a — ou plutôt il est — une histoire ».

Cette histoire est individuelle et collective, politique et sociale.

Itard :

« L’homme en tant qu’homme, avant l’éducation, n’est qu’une simple éventualité, c’est-à-dire moins, même, qu’une espérance. »

L’homme n’est que ce qu’on le fait être.

Des expériences du Docteur Itard et d’Anna Freud se dégagent des conclusions nuancées. Certes contrairement aux condamnations proférées par Pinel et les aliénistes répressifs de la Restauration, l’humanisation des enfants loups et leur intégration dans la société sont possibles. Mais elles sont difficiles. Il y a des étapes incontournables, des rendez-vous qu’il ne faut pas manquer, et que les enfants sauvages doivent franchir avant qu’il ne soit trop tard.

Les enfants loups ont les « droits de l’homme et du citoyen » de tout être humain. Mais pour qu’ils accèdent à leur « majorité » la société doit faire des efforts qui leur sont dus certes, mais qui sont considérables. C’est affaire de solidarité.

« L’histoire politique de l’enfant sauvage » ne se contente pas de décrire comment les sociétés regardent ceux qui incarnent la figure de l’Autre, mais elle révèle un impératif catégorique, celui d’avoir le courage de la regarder en face et de l’intégrer dans la commune humanité.

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