La cause la plus générale de l’échec, c’est la disproportion entre nos forces et les résistances du monde, ou entre nos ambitions et les moyens de les satisfaire. Et comme cette disproportion existe toujours, l’échec est inévitable. Si nos forces sont grandes, les résistances le seront à proportion, si elles sont faibles, de moindres résistances suffiront à s’y opposer. Alcibiade, Alexandre, se crurent vainqueurs du monde et moururent bêtement assassinés, Napoléon fut malheureux en amour (Joséphine, la seule femme qu’il ait aimée, le trompait) et, vainqueur du monde, n’en eut pas moins son Waterloo. Et à l’autre bout de l’échelle sociale, on sent bien qu’il ne suffit pas d’être invisible et anonyme pour échapper à l’échec. La réussite elle-même - ce qu’on nomme telle - peut être une forme d’échec, d’une part parce qu’on ne peut réussir en tout, et que certaines possibilités d’accomplissement restent en friche, d’autre part parce qu’elle bloque des possibilités de développement ultérieur, puisqu’on croit le but atteint.
On peut s’en consoler en invoquant l’épreuve de la négativité célébrée par Hegel: l’individu se pose en s’opposant, il se forme dans l’adversité, et le conflit qui l’oppose au monde débouche finalement sur une belle synthèse, une grande réconciliation. Mais c’est faire bon marché de la douleur, et Hegel reconnaît lui-même que si le cours de l’histoire est rationnel, les individus n’y sont pas moins sacrifiés.
Il n’y a donc pas de vertu de l’échec, mais seulement des leçons à en tirer. Un échec est un échec, qui laisse un goût amer, et rien ne peut le convertir en une éclatante réussite. Tout ce qu’on peut en faire, c’est de le méditer, afin de mieux ajuster désormais nos forces à la réalité du monde. Cependant les causes d’échec sont innombrables, et on ne peut faire attention à tout. Il faut donc user d’un autre moyen de s’en garantir qui est de ne pas en exagérer la portée, et de ne pas y ajouter par des mortifications inutiles. Un échec est rarement tel qu’il mette en cause toute la vie, on peut rebondir, puiser dans ses ressources, y trouver l’occasion d’engager sa vie dans de nouvelles voies ; et il peut être aussi l’occasion de trouver auprès des autres une assistance dont on s’était passé jusque là. En ce sens, il y a bien dans certains cas une vertu de l’échec : il ouvre les yeux, permet de voir que l’on avait fait fausse route et mal engagé sa vie, et fait procéder aux corrections nécessaires.
Reste qu’il est regrettable de devoir en passer par l’échec pour mieux diriger sa vie, regrettable que la nature et l’éducation ne nous aient pas dotés d’assez de clairvoyance pour aller au but d’un pas assuré et savoir d’emblée ce qui nous convient. Et les tâtonnements, qui font de la vie une longue suite d’échecs surmontés, finissent par lasser.