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Qu’est-ce que perdre son temps ?

Perdre son temps, dans nos sociétés productivistes, c’est ne pas savoir le gérer, ne pas l’utiliser productivement. Le temps est une ressource rare, il ne faut pas le gaspiller. Cependant cette injonction est contredite par le fait que dans cette société, on perd énormément de temps, dans les démarches administratives, les queues aux guichets, les embouteillages, et que cette société gaspille le temps des gens comme elle gaspille les autres ressources, autant qu’elle en produit. Si un but doit être atteint, il doit l’être avec le minimum de dépense d’énergie possible, c’est là une maxime de la raison ; or on constate une disproportion souvent effarante entre le but (se rendre à B) et les moyens pour y parvenir (se rendre de A à B), la minceur du but (faire ses courses) et l’ampleur des moyens à mettre en œuvre pour y accéder (prendre sa voiture, trouver une place pour la garer, chercher les bons produits, faire la queue pour payer,etc,..). En sorte que dans cette société, on perd son temps, et que la perte de temps est inévitable.

Si le temps était utilisé de façon réellement rationnelle, il y en aurait beaucoup de reste. Mais pourquoi faire ? Le temps doit être rempli, occupé, et il y en a beaucoup, beaucoup trop. On se plaint d’en manquer mais on trouve encore le moyen de s’ennuyer. Et il n’est pas exclu que certaines vies soient une longue perte de temps.

Le problème de la vie est d’occuper le temps en sorte que la manière dont il est occupé fasse sens. On peut se tromper à ce sujet, mais en dernière analyse il n’y a que l’intéressé qui puisse en juger, et des occupations utiles aux yeux de la société peuvent apparaître aux yeux de l’intéressé un non-sens, s’il ne s’y retrouve pas. Un individu perd donc son temps tant qu’il n’a pas trouvé sa voie, sa vocation propre, ce qui lui convient vraiment. Encore faut-il qu’il en prenne conscience, quitte à en passer par une crise intérieure, et par la perception d’un divorce entre des obligations imposées par la société et ses propres nécessités intérieures. Et comme la société s’emploie à empêcher cette perception, c’est encore une autre manière de faire perdre leur temps aux gens.

Une prodigieuse quantité d’énergie est ainsi gaspillée dans des fourvoiements, dans des impasses de vie ; et la société qui se veut « rationnelle » gagnerait beaucoup à mieux permettre aux gens d’accéder aux voies de leur épanouissement individuel. Cependant, comme la chose est très difficile à mettre en place, il faut s’y résigner : dans cette société, et peut-être dans cette vie, on perd beaucoup de temps.

La perte est ainsi la catégorie majeure de l’existence humaine, et elle se dit d’abord du temps. On perd sa jeunesse, sa mémoire, ses illusions, parfois ses biens, mais d’abord son temps. Et, pour faire pièce à cette perte, il n’existe aucun autre moyen connu que de s’investir à fond dans une passion qui se réapproprie le temps perdu par sa transposition dans une œuvre, comme le font les grands artistes, un travail sur soi qui fait de soi-même une œuvre, ou le dévouement à une cause (honorable), sauf si elle est perdue d’avance. A moins qu’on ne fasse de la perte un principe de vie, comme le font les noceurs, qui épuisent leur temps par provocation et défi, car après tout pourquoi pas ?

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