Introduction
Je m’inspire de l’ouvrage de Myriam Revault D’Allonnes : « Le Miroir et la Scène », Ce que peut la représentation politique. Le Seuil, 2017.
La démocratie parlementaire est le gouvernement du peuple (qui ?) par le peuple (ses représentants formulant sa volonté générale) pour le peuple (pour son intérêt général).
Qui ?
Quand nous faisons allusion à la représentation politique dans les démocraties parlementaires comme la nôtre trois séries significations précisent « qui » est représenté.
La Représentation nationale est l’ensemble des députés qui représentent le « peuple », le « Souverain ». La meilleure représentation semble le sondage d’opinion, c’est-à-dire le tirage au sort d’une population « représentative ».
Un ambassadeur représente la France dans les relations internationales. Il engage la parole de la France. Il parle en son nom. De même un avocat parle au nom de son client. C’est dans le Parlement que les représentants du peuple par échange d’argumentations expriment la volonté générale de celui-ci.
Le Président de la république, autrefois le Roi, incarne le Souverain.
Pour quoi faire ?
Pour le peuple : il s’agit de décider ce qui est bien pour lui, son intérêt général.
La Représentation nationale décide à la majorité. Elle est élue elle-même à la majorité ou à la proportionnelle, dans des combinaisons de ces modes de scrutin.
Le Souverain décide de l’état d’exception. Il décide qui est ennemi (déclaration de guerre) et qui est l’adversaire dans la compétition électorale (partie, candidat etc.). L’ennemi on le tue. L’adversaire on argumente.
Par qui ?
Par le peuple : cela suppose l’égalité de tous devant la possibilité d’accéder au pouvoir. C’est l’égalité positive. Il y a également une égalité négative : il faut éliminer le spectre de la monarchie et de la tyrannie. D’où la théorie de Montesquieu de la séparation des pouvoirs afin que chaque pouvoir contrebalance l’autre.
Plan :
Athènes. Platon et Aristote. La peinture et le théâtre.
La modernité. Hobbes et Rousseau. Le théâtre et la fête.
Athènes
Le mot de représentation en grec dans l’Antiquité et en français aujourd’hui a deux sens différents :
Un tableau figuratif représente un paysage. Par exemple Canaletto représente le Grand Canal de Venise plus ou moins fidèlement. La carte représente le territoire. La qualité demandée à la représentation est alors de bien imiter l’objet représenté, d’être ressemblante : c’est sa fidélité ou sa représentativité.
Lors d’une représentation théâtrale, un acteur incarne un personnage. Par exemple Jeanne Moreau incarne la femme de chambre dans « Le journal d’une femme de chambre » de Buñuel. La qualité demandée est aussi une fidélité. Mais ce n’est pas celle de la ressemblance à l’objet. C’est celle de la fidélité à la pensée de l’auteur.
Platon
L’imitation se dit en grec mimésis. En français le mimétisme, les mots « mime » et même « imitation » ont la même racine. Pour Platon dans la République ou les Lois la représentation a pour idéal la bonne imitation : le modèle de la représentation est celui du tableau en trompe-l’œil. La légende veut que les grains de raisin d’un p
eintre très célèbre de l’Antiquité eussent abusé les oiseaux qui eussent venu les picorer.
Représenter c’est rendre à nouveau présent — re-présenter — ce qui est passé ou ce qui est absent. L’exemple est la carte routière qui représente les routes.
L’idéal est celui de la ressemblance et de la représentativité. La meilleure représentation du peuple selon la conception platonicienne de la représentation, sans oublier que Platon n’était pas du tout démocrate, est celle du sondage aléatoire ou du tirage au sort qui donne un échantillon représentatif du peuple dans toutes ses diversités, y compris ses minorités visibles ou pas, ses différentes classes sociales et ses différents courants d’opinion politique.
Aristote
Aristote critique Platon en reprenant le sens théâtral primitif de l’imitation : le « mime ». Mais aujourd’hui ce que nous appelons un mime est muet, même s’il exprime une signification paradoxalement sans paroles. Pour Aristote au contraire la représentation consiste à donner la parole aux représentés. Le représentant est donc un orateur, un porte-parole, un avocat, un mandataire ou quelqu’un qui a un mandat ou une procuration. La métaphore passe du territoire pour Platon au texte pour Aristote, du peintre à l’auteur.
Dans sa Poétique Aristote oppose le mot « poésie », la faculté de créer du nouveau, au mot « pratique » (praxis) qui désigne l’art pratique de l’artisan ou de manière plus générale l’art de gouverner. Le « poète » n’a pas à dire ce qui est ou a eu lieu, mais ce qui pourrait avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable : il crée un sens nouveau.
Représenter ici c’est « performer » un texte. C’est l’action théâtrale. L’essentiel de la mission des représentants du peuple est alors moins d’être une maquette de toutes les différenciations internes du peuple et toutes ses différentes opinions politiques que de délibérer en son nom pour dégager clairement et distinctement sa volonté générale. On passe de la Représentation nationale au Parlement.
Aristote distingue les trois différents régimes politiques : la monarchie, l’aristocratie et la démocratie. Ces modes de gouvernement peuvent dégénérer en tyrannie, en oligarchie voire en ploutocratie et enfin en démagogie ou anarchie, c’est-à-dire le despotisme de la plèbe (populisme ?).
La démocratie athénienne
Qui ? Ce sont des hommes libres qui délibèrent à temps plein entre eux. C’est la notion de loisir — scholè — consacré à l’étude ou à la politique.
Quoi ? Le monde des valeurs est inséparable du monde des faits.
À Athènes les dirigeants étaient tirés au sort. L’élection ne servait que pour les techniciens essentiellement les militaires. Platon n’est pas démocrate. Au contraire. Le peuple n’a pas à être représenté. Le monarque, le philosophe roi, au XVIIIe siècle on dirait le despote éclairé, n’est que le porte-parole des Idées éternelles qu’il est le seul à pouvoir contempler. Dans La République Platon décrit un ordre hiérarchique strict soupçonné par beaucoup de commentateurs d’être en fait un totalitarisme. Aristote est plutôt partisan d’une aristocratie, ou plus précisément d’une méritocratie. Il se méfie en effet de la démocratie puisqu’il vient d’assister à la guerre civile engendrée par la démagogie et le populisme. C’est pourquoi pour Aristote la démocratie ne peut être qu’un gouvernement de dieux.
On pourrait caricaturer les assemblées générales de la démocratie directe athénienne en les comparant à des AG de copropriétaires de la cité : les propriétaires terriens à la tête chacun d’une entreprise familiale qui comporté au moins deux ou trois esclaves et donc une vingtaine de personnes.
Le contrat social moderne
Modernité versus Athènes
.L’ouverture du monde
Avec la modernité on passe monde clos (le cosmos de l’Antiquité) au monde ouvert, infini : l’univers de Galilée est un infini qui est un appel à l’aventure symbolisée par la date de 1492, la découverte du Nouveau Monde.
Ce sont des hommes libres qui se donnent leurs propres fins. Pour Hobbes le bonheur n’est pas la contemplation d’un cosmos harmonieux qui serait ou bien regardé selon Platon ou bien joué selon Aristote. Il s’agit de faire le monde et d’élaborer de nouvelles pensées.
Absence de fin dernière
Car il n’existe en réalité ni de but dernier (finis ultima), ni de bien suprême (summum bonum). C’est donc l’anarchie : l’homme est un loup pour l’homme. Le contexte c’est la sortie des guerres de religion. L’Antiquité connaissait certes la pluralité des religions mais était beaucoup plus tolérante que les différentes factions du christianisme : celles-ci avaient leur propre conception des fins dernières plus ou moins incompatibles. D’où les guerres de religion. Les guerres civiles de l’Antiquité étaient des guerres purement politiques et non pas des guerres de religion. L’armistice du traité de Westphalie de 1648 consiste à renoncer à définir une fin dernière universelle et unique. La priorité est de définir l’État de sûreté.
Nec otium :
Au lieu du loisir studieux et engagé politiquement à temps plein (scholè) la modernité c’est l’absence de loisir parce que chacun est occupé par les « à faire », par le fait d’être « occupé », busy : busy-ness. Alors que dans l’Antiquité la tâche principale est la politique à l’époque moderne c’est l’économie. Bien évidemment il est impossible techniquement de faire de la démocratie directe avec des millions de personnes. Mais l’essentiel est plutôt que n’ayant plus le loisir (scholè) de faire de la politique à temps plein, les hommes d’affaires doivent déléguer à des représentants les tâches politiques. La politique devient la vocation professionnelle d’un personnel politique dont c’est le métier à temps plein.
Les deux corps du roi :
Le christianisme a diffusé le dogme de la double nature du Christ sur lequel s’est dérivée la théorie politique du double corps du roi. Le corps divin ne meurt pas à la différence du corps réel. Le Souverain n’est plus que le locataire du palais présidentiel à titre précaire. La fonction présidentielle elle est éternelle. Cette conception est transférée à la démocratie. L’ensemble des sujets et le roi forment le corps mystique du Christ. Le peuple est éternel. Ses représentants sont mortels.
Hobbes :
Avec la modernité le corps du souverain se désagrège : il y a désincorporation, désubstantialisation du souverain. Symboliquement la naissance des démocraties parlementaires modernes se fait avec la décapitation du souverain :
Au Royaume-Uni Charles Ier est décapité le 30 janvier 1649. Avant la glorieuse révolution de 1689 s’est déroulée une première révolution sanglante avec la terreur des Niveleurs et la dictature de Cromwell.
En France la décapitation du roi Louis XVI a eu lieu un siècle et demi plus tard le 21 janvier 1792.
À la fin des guerres de religion s’affirme le droit à la vie, le habeas corpus dont la généalogie remonte à la Grande Charte de 1215 en Grande-Bretagne. Les principaux écrits de Hobbes paraissent au moment de la première révolution anglaise : Elements of Laws (1640), De Cive (1642), Léviathan (1652).
Jean-Jacques Rousseau
Pour Jean-Jacques Rousseau la volonté ne se représente pas. Cela découle du caractère inaliénable de la souveraineté populaire. Cela tient également au caractère collectif du souverain contrairement à la conception de Thomas Hobbes pour qui le Souverain est le seul représentant du peuple. Pour Jean-Jacques Rousseau il ne peut pas y avoir de délégation de la volonté générale. Ici encore cela s’oppose à Thomas Hobbes. Pour Jean-Jacques Rousseau il faut choisir entre liberté et représentation.
Pour Thomas Hobbes le théâtre permet de se reconnaître de se re-présenter à travers l’autre. On retrouve donc l’identification au sens d’Aristote. Pour Thomas Hobbes le représentant est semblable au représenté mais différent. Cela s’oppose à l’identité de Platon pour qui il y a identité au sens strict entre le représentant et le représenté. Le seul Souverain est le monarque et non le peuple. Pour Platon, s’il était démocrate ce qu’il n’était pas, la seule démocratie possible serait la démocratie directe. Jean-Jacques Rousseau oppose donc la fête au théâtre qu’il interdit d’ailleurs. Il y a donc fusion des individualités dans le corps politique avec le danger totalitaire on trouve aussi bien chez Jean-Jacques Rousseau que chez Platon. Le thèmedu « groupe en fusion » sera repris par Jean-Paul Sartre lorsqu’il analyse le serment du jeu de paume de la révolution française.
Pour Thomas Hobbes le terme anglais « act » signifie aussi bien agir pour un homme politique que jouer pour un acteur. Il permet donc la réflexivité et la performativité. Pour Jean-Jacques Rousseau la « démocratie » ne peut être qu’un gouvernement de dieux et non pas d’hommes. Montesquieu se contentent d’exiger la vertu pour la démocratie. Robespierre le suivra rigoureusement sur ce point. Pour Jean-Jacques Rousseau Athènes est en réalité une « aristocratie » gouvernée par des orateurs.
Pour Thomas Hobbes il n’existe pas d’unité substantielle du peuple. La personne est le masque d’un acteur : per-sonne. La personne se réalise dans le dialogue avec autrui. C’est ce que Paul Ricoeur appelle « soi-même comme un autre ». C’est le même comme « ipse » — self — et non comme « idem » en anglais I, Me and Myself.
Pour Jean-Jacques Rousseau l’unité est essentiellement fusionnelle. Il y a donc identité, coïncidence, entre le représentant et le représenté. Le « personnel » ce n’est pas la personne publique qui porte un masque mais c’est ce qu’il y a de plus intime, de plus « personnel », son cœur et non sa voix.
Conclusion
Selon Montesquieu : c’est par rapport au droit que s’articule les différentes conceptions de la représentation :
Le législatif fait la loi : il doit y avoir égalité du droit à la parole ce qui implique représentativité au sens de Platon (abstraction faite du fait que Platon n’est pas du tout démocrate) et donc tirage au sort ou sondage. La souveraineté du peuple s’exprime par les discours de la Représentation nationale. Mais alors la question se pose de savoir qui formule les questions. Le référendum avec la seule réponse oui ou non est une caricature de cette représentation du droit à la parole. Mais pour faire la loi il s’agit de trouver la bonne rédaction est la bonne expression, bref d’avoir de « bons » avocats. La bonne représentation de la souveraineté populaire est le Parlement avec les règles de la « bonne » délibération, celles de l’éthique de la discussion selon Habermas.
Justice : le juge dit le droit. Les représentés doivent donc avoir de bons avocats. Les jurys éventuels ne sont là que pour contrôler les attendus du jugement.
Exécutif : il s’agit de mettre en œuvre la loi et non de la faire ou de la dire. Cela implique donc la séparation des pouvoirs. Dans sa version négative la séparation des pouvoirs a pour fonction de parer aux risques de la tyrannie. Dans sa dimension positive il s’agit d’articuler la représentativité et l’identification.
La Ve République.
Ce que doit être la représentation politique ?
En résumé la « bonne représentation » du peuple doit trouver un compromis entre le tableau de Platon et le théâtre d’Aristote, entre la démocratie directe de Jean-Jacques Rousseau et la performance oratoire de Thomas Hobbes.