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La philosophie et la poésie sont-elles compatibles ?

1. La philosophie.

J’aime lire des livres de philosophie. Surtout en direct, dans les textes mêmes des auteurs. J’y trouve matière à réflexion : des concepts, des analyses, des démonstrations et quand l’auteur est littéraire, de la clarté d’expression. Comment dès lors ne pas se sentir plongé dans un monde, disons d’intelligence ? Les philosophes nous aident à mieux comprendre le monde, les autres et soi-même. Comprendre est cependant un acte rigoureux de l’intellect. Et qui dit rigueur dit souvent raideur, et qui dit raideur dit froideur à la longue. La philosophie est un monde de raison, un monde rationnel, une construction jamais finie, une bâtisse qui n’a souvent ni toit, ni foyer. Aussi bien, lorsque je me mêle moi-même de philosopher, de mettre sur le papier quelques pensées raisonnées, je suis à la fois satisfait et insatisfait. Satisfait d’avoir travaillé et peut-être compris quelque chose, d’avoir établi des liens entre des faits et des idées, mais insatisfait d’un manque de concrétisation de ces idées au quotidien. Ce que l’on pense, écrit et prononce est parfois si loin du réel vécu. Alors la philosophie se fait petite, se recroqueville, elle à raison mais on ne l’écoute pas, ou du moins on ne la pratique pas correctement. Avoir évoqué des vérités, avoir entendu les bons philosophes, ne dispense pas d’un entraînement quotidien de l’esprit, d’une musculation des convictions, d’une tonification des vertus. La philosophie a sans doute besoin de sortir de parmi les siens, de quitter l’entre-soi, d’aller respirer au grand air.

2. La poésie.

J’aime lire des livres de poésie. Les rythmes, les sons, les impressions, les envolées lyriques, les échappements vers des cieux, la beauté des personnages, leurs drames, leurs tragédies, leurs exploits, leur magie, leurs amours tendres ou enflammés, ou leur détresse et leurs appels à la mort en aboutissement de désirs impossibles. Nous ne sommes plus dans le monde matériel, nous l’avons quitté pour une réalité plus réelle que la réelle, celle des sensations. Ce que l’on ressent dans la poésie est unerésurrection de sentiments qui s’étaient assoupis en soi. Dès lors, les émotions se déploient, elles étaient endormies, emprisonnées, et voilà que le poète déversant ses mots, fabriquant ses images, lâchant ses rêves au grand jour, nous entraîne dans un outre-monde. Je ne parle ici que de la poésie écrite, celle qui utilise les mots du quotidien pour forger des poèmes arrache-cœur. Car il y a d’autres formes de poésie : la musique qui vous emporte sur ses ondes, les arts visuels qui vous fascinent, les mets raffinés aux goûts de nature, les parfums charmeurs jusqu’à l’envoûtement, les chairs vivantes au toucher. Avec ces autres poésies pratiquantes de leur art, les cinq sens capteurs utiles deviennent cinq sens jouisseurs futiles. Le poète narrateur, de sa seule parole, peut évoquer toutes les sensations à la fois et les mêler, il est surtout capable de causer à ce que l’on nomme les âmes. S’il n’y réussissait pas, les mots resteraient à terre, resteraient même terre à terre, et l’on détournerait notre attention. La poésie est un monde de pure émotion, et la raison doit se garder d’y pénétrer.

3. Du mélange philosophie et poésie.

Ayant moi-même cherché à développer des idées philosophiques par écrit, d’une part, et ayant tâté de la poésie d’autre part, je fus tenté d’introduire l’une dans l’autre et réciproquement, c’est-à-dire du poétique au sein du philosophique et de la philosophie dans la poésie. Et c’est bien là que je sentis que j’essayais d’associer deux univers tellement différents et manifestement si incompatibles que je crus bon d’y renoncer. La philosophie et la poésie, ce sont le monde de la raison et celui de l’émotion, le monde de la démonstration et celui de l’intuition, le monde de la prospective et celui de la prémonition. Dans l’un je me sens ferme et droit, dans l’autre je suis attendri et rêveur. Dans l’un je rencontre la force, dans l’autre la candeur. Dans l’un je projette ma certitude après avoir réduit le doute, dans l’autre je me réjouis du souvenir de mes amours. Dans l’un la vérité se révèle dans toute sa nudité, dans l’autre les nudités se parent des habits du désir. Plaisir du vrai, vérité des plaisirs. Introduire de la souplesse au milieu des raideurs n’est-il pas faire boiter le combattant ? Introduire de la rigidité au milieu de l’émotion n’est-ce pas faire bafouiller l’amoureux ? Mélanger le chaud et le froid pour faire du tiède n’est guère avantageux. Je ne connais que l’Irish Coffee qui mêle sans les mêler les températures et les goûts pour faire un breuvage plaisant. Il existe pourtant un exemple de poème philosophique réussi : celui de Lucrèce qui dans son ouvrage intitulé « De la Nature » transcrivit admirablement la philosophie d’Épicure. Voyons ce miracle de plus près.

4. Lucrèce.

Lucrèce fut un poète latin du premier siècle avant notre ère. Son grand poème en vers s’intitule exactement « De la nature des choses ». Il y décrit le monde en suivant la philosophie d’Épicure (qui vécut plus de deux cents ans avant lui). La vie de Lucrèce est relativement peu connue. Seuls quelques auteurs antiques célèbres le citèrent dans leurs œuvres et affichèrent clairement leur admiration (Cicéron, Ovide, Tacite). On imagine que c’est son adversité à l’esprit de religion qui a nui à sa postérité. Il dit par exemple que « la vie humaine traîne à terre les chaînes de la religion », ou bien que la superstition (sous entendue religieuse) a entraîné quantité d’horreurs. Sa grande œuvre fut retrouvée un peu miraculeusement dans un monastère au Moyen-Âge et fut vite appréciée par les humanistes italiens de la Renaissance. L’ouvrage était d’ailleurs si beau que la papauté considéra que ce poème antique était merveilleux, mais sa philosophie inacceptable. Si bien que lors de nouvelles éditions on introduisit des préfaces mettant en garde contre toute lecture et interprétation allant au-delà de la beauté du poème. Lucrèce décrit la formation du monde à partir de la théorie des atomes (l’insécable) et du vide, des simulacres et du clinamen, du non-néant et du grand tout, chers à Épicure. Il met en garde contre la superstition et les désirs abusifs. Il déploie magnifiquement ses visions bucoliques de la nature tout en conservant un esprit logique remarquable. On est entraîné dans une lecture fascinante. De surcroît on a le sentiment que Lucrèce devance des pensées postérieures à son époque, telles celles de Galilée, de Newton,de Darwin, de Pasteur, d’Einstein, et qu’il entrevoyait toutes les recherches contemporaines sur l’infiniment petit et les galaxies de l’univers, son « grand tout ». On voit à quel point l’intuition poétique peut devancer la raison scientifique. Le poème de Lucrèce fut admiré par de grands auteurs tels que Thomas More, Giordano Bruno, Thomas Jefferson, Montaigne, La Fontaine, et Molière qui reprit un long passage du poème pour une tirade d’Eliante dans le Misanthrope.

5. Épicure.

Épicure est né au quatrième siècle avant notre ère à Samos. Il vint s’installer à Athènes à l’âge de trente cinq ans. Sa doctrine, basée sur l’atomisme, eut en son temps un succès prodigieux, tant par le nombre de ses disciples que par l’affection dont il fut l’objet. Il est pour moi le troisième grand philosophe de l’antiquité grecque. Il y a Platon qui nous mène verticalement vers le ciel des concepts et des idées, il y a Aristote qui embrasse le monde de son savoir encyclopédique, et puis Épicure qui demeure bien ancré dans la terre. Le premier a fondé l’Académie où l’on discoure entre élus, le second dirigea le Lycée où l’on enseigne à comprendre, le troisième devisait en son Jardin où il conseillait de s’adonner à l’art de bien vivre. Cet art prend sa source dans le refus de la superstition et le rejet de toutes les craintes qui gâchent les vies humaines. N’ayez pas peur des dieux, ne craignez pas la mort et apprenez que toute souffrance n’est que passagère. Sachez ajuster vos plaisirs à vos moyens et apprenez à désirez simplement. Un morceau de fromage quand vous avez faim, un petit pot de lait quand vous avez soif, et vous voilà content. L’absence de douleur, la tranquillité de l’esprit, l’ataraxie, forment le chemin qui mène au bonheur. Cependant, Épicure se méfiait de la poésie et recommandait à ses disciples de « se boucher les oreilles avec de la cire comme l’Ulysse d’Homère », de fuir à pleines voiles pour ne pas céder aux « incantations des sirènes de la poésie ». La poésie, pour lui devait rester un pur divertissement, faute de quoi elle possédait « la séduction pernicieuse des mythes » à laquelle il est indispensable de résister, comme à toute superstition qui trouble l’âme. Paradoxalement, c’est grâce au magnifique poème de Lucrèce que nous connaissons aujourd’hui la philosophie d’Épicure dont il ne nous est parvenu que trois lettres et quelques aphorismes, alors qu’il rédigea, paraît-il, près de trois cents ouvrages.

6. Quelle compatibilité entre philosophie et poésie?

Ainsi donc voilà une philosophie exigeante et rigoureuse, celle d’Épicure, qui enseigne l’art de bien vivre, de manière sobre et vertueuse, à l’écart des excès de la vie collective (la politique) et un poète, Lucrèce, qui reprenant tous les arguments avancés par celui-là les habillent des plus grandes beautés dispensées par la nature.

Qu’est-ce qui est bien dans la philosophie ? La vérité. Qu’est-ce qui est bon dans la poésie ? L’émotion. Mais ne dit-on pas aussi qu’une vérité est belle ? Demandez donc à ces mathématiciens qui marchent dans les cieux de l’abstraction ce qu’ils éprouvent devant une démonstration bien menée ? Une sensation de plaisir incroyable. La raison entraîne notre pensée vers un infini de vérité. La sensibilité poétique, quant à elle, peut nous porter à l’extase, c’est-à-dire à l’infini de la jouissance. Si l’on peut jouir de la raison, et si la raison peut nous porter à jouir, pourquoi ne peut-on les mêler ? Lucrèce n’a fait qu’habiller d’émotions naturelles la philosophie rigoureuse d’Épicure. Cette dernière est toujours présente, mais tel un squelette bien charpenté elle fut recouverte d’une chair voluptueuse. Reste à faire vivre le personnage philopoétique, à lui fournir des sens et à lui apprendre à s’en servir. Viendra « la soif de la vie, qui tient en haleine jusqu’au bout » (p.114).

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