L’immense émotion qui vient de secouer la France suite au décès de Johnny Halliday, comparable à celle qui avait suivi la mort de Victor Hugo, devrait faire réfléchir ceux qui, parmi les intellectuels, croient encore à la possibilité d’une transformation sociale en profondeur du pays : si, alors que le niveau d’instruction n’a jamais été aussi élevé, et alors que la culture est désormais largement accessible, on en est encore là, ce n’est peut-être pas la peine d’insister. Car, sans même aborder la question de la valeur artistique de ses prestations, Johnny Halliday est à tous égards un anti-modèle, le type même de personne à laquelle il devrait être normalement impossible de s’identifier : c’est l’exaltation de l’instinct primaire sous toutes ses formes, violence, sexe, alcool et drogue, langage basique. Avec lui, la société américaine et ses valeurs fait un triomphe : grosses motos et bottes de cuir, consommation effrénée et culte de l’argent. Il sera enterré à Saint-Barthélémy parmi les siens : les milliardaires américains amis des paradis fiscaux.
Que ses funérailles soient soulignées par un hommage officiel des plus hauts représentants de l’État, premier ministre et président de la République, donne aussi à penser : au-delà du calcul politique immédiat (flatter d’éventuels électeurs), le Pouvoir veut que les français s’amusent, il craint une authentique culture populaire et fait tout pour la désamorcer.
Cette culture, dont le but est de rendre le peuple intelligent, a existé dans la France d’après-guerre, et elle a été portée par des gens de gauche, notamment par le parti communiste ; elle a consisté à associer culture et politique, à éveiller à la fois le sens esthétique et le sens politique ; et le domaine de la chanson n’en a pas été exclu, avec des artistes de qualité comme Jean Ferrat, Léo Ferré, ou Yves Montand. Cette culture est morte, par une série de démissions qu’il serait trop long d’examiner ; lui a succédé la culture coca-cola , qui triomphe avec l’hommage national à « Johnny » ; et il ne faut pas s’y tromper : c’est son décès que l’on célèbre aujourd’hui, sous le couvert de celui du chanteur.