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La famille : un modèle en voie de disparition ?

cafephilotrouville

 

La famille: un modèle en voie de disparition?

Exposé de Catherine TRICOIRE du 30 novembre 2024

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On annonce régulièrement et à grand bruit la fin de la famille. On la dit menacée par la montée de l’individualisme, l’effondrement du religieux, le féminisme, le mariage pour tous, la gestation pour autrui, la procréation médicalement assistée, la congélation des ovocytes et des spermatozoïdes, l’augmentation des divorces, la multiplication des familles recomposées, monoparentales ou homosexuelles, la précarité, la crise climatique et le consumérisme effréné.

Le stéréotype de la famille Ricoré, un père, une mère, deux enfants, un garçon en premier puis une fille, une maison, une voiture et un chien, a été bouleversée.

Pour autant peut-on dire qu’elle est en voie de disparition? N’est-elle pas simplement en crise?


Quelques propos liminaires pour conduire la réflexion.

 

Étymologiquement, le mot famille vient de "familia" qui signifie "maisonnée" en latin. La "familia" regroupait des "famili" c’est-à-dire des serviteurs et des esclaves qui appartenaient à un seul individu, le pater familias qui avait également tout autorité sur sa femme et ses enfants. Rappelons que jusqu’en 1970, le droit parental incombait uniquement au père laissant la mère dans un état de perpétuelle adolescence. Plus 2 000 ans d'autorité paternelle!

Comment peut-on la définir?

Claude Lévi Strauss la définit dans Les structures élémentaires de la parenté comme « une communauté d’individus réunis par des liens de parenté et existant dans toutes les sociétés ». C’est « une relation sociale privilégiée consanguine ou non, fondée sur l’existence réelle ou supposée d’une filiation commune, d’une alliance ou d’une adoption ». Cette définition est intéressante parce qu’elle envisage la famille en dehors des liens du sang.

Hegel dans Les principes de la philosophie du droit la présente à la fois comme un havre de paix, de sécurité et d’amour et comme une prison en tant que lieu de perpétuation des assignations de rôles. Cette conception met l’accent sur l’ambivalence de la famille, à la fois émancipatrice et castratrice.

 

Une famille, mais pour quoi faire?

En premier lieu, le petit d’homme naît dans un état d’inachèvement qui nécessite des soins prolongés de la part des parents qui finissent par tisser des liens d’attachement et faire famille. La famille répond également aux niveaux 1, 2 et 3 des besoins humais tels que Abraham Maslow les décrit dans sa pyramide: satisfaction des besoins physiologiques, des besoins de sécurité et des besoins d’appartenance et de sécurité.

Cependant, cette extrême vulnérabilité des petits humains, leur néoténie, et leur longue dépendance vis-à-vis des adultes, sont une chance pour notre espèce. Les animaux finis à la naissance sont l’objet d’une programmation instinctuelle où les changements et les adaptations demandent beaucoup de temps avant de s’inscrire dans leur patrimoine génétique. En revanche, la longue socialisation des bébés crée la possibilité d'adaptations beaucoup plus rapides que celles permises par le processus darwinien de sélection naturelle, fondé sur la transmission des caractères génétiques comme l’évoque Konrad Lorenz dans Psychologie et phylogenèse. Cette étape de socialisation s’avère longue et coûteuse en énergie pour les parents qui collaborent dans les apprentissages et le processus d’émancipation. Ainsi serait née la famille. S’agit-il pour autant d’une famille resserrée au sens de nucléaire ou d’un groupe d’individus comme une horde, un troupeau ou une meute pour les animaux?


La famille est-elle de nature ou de culture? 

Dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’état (1884), Engels s’appuyait sur les travaux de l’ethnologue américain Morgan ( 1808-1881) pour souligner que les plus anciennes formes de famille étaient polygames et polyandres, et les biens communs aux groupes. Selon lui, il n’existait pas de famille nucléaire. Jean-Jacques Rousseau pense également qu'il n’y aurait pas eu de famille à l’état de nature mais pour des raisons différentes. La famille est une société domestique où se prépare, à travers l’éducation des enfants, la propension du futur citoyen à respecter les lois. Point de lois à l'état de nature si ce n'est la loi du plus fort. Pour Engels et Rousseau, il n’existe pas de familles à l’état de nature mais seulement des unions sexuelles qui auraient donné naissance à des enfants dont les mères de la tribu s’occupaient sans distinction de liens du sang.

Il en va tout autrement pour Emmanuel Todd dans son ouvrage Où en sommes-nous ?, paru en 2017 dans lequel il a mis en lumière la dynamique des systèmes familiaux en lien avec le politique, l'éducation et le religieux. Chaque structure familiale met en jeu des rapports humains qui reflètent une conception spécifique de la liberté et de l'égalité. La famille a une influence très forte sur l'histoire politique des pays.

Concrètement, lorsque la structure familiale consiste à ce que l'enfant marié continue à vivre avec ses parents comme c'est le cas pour les familles souches où le fils aîné est l'unique héritier, les rapports intra familiaux sont de type autoritaire. Ce type familial se retrouve en Allemagne, au japon, en Corée et dans le sud-ouest de la France, régions où l'on accepte volontiers un principe d'inégalité entre les enfants.

Le nazisme serait la claire réalisation du potentiel autoritaire et inégalitaire d'une famille souche très dure dans une phase de crise religieuse et économique.

Emmanuel Todd a cartographié une quinzaine de modèles de familles en partant des 3 catégories fondamentales décrites par Frédéric Le Play au 19e siècle dans Méthode d'analyse des sociétés : famille souche, famille nucléaire et famille communautaire. Ces 3 catégories sont croisées avec d'autres paramètres tels que : liberté, autorité, égalité, inégalité, endogènie, exogènie, patriarcat et matriarcat. C’est un travail remarquable au cours duquel E. Todd a étudié 400 populations. Certains diront qu'il a relégué Claude Levi Strauss au rayon "roman et poésie" de la FNAC. Lui-même a déclaré que «si vous voulez comprendre les lois gouvernant la rotation des planètes, vous n'étudiez pas seulement les rouges ou les bleues, vous prenez tout le système solaire».

Fort de ces recherches vastes et solides, E. Todd soutient l'idée que la famille originelle des chasseurs cueilleurs était nucléaire et individualiste. «Elle n'a pas été à proprement parlé inventée puisqu'elle fut celle d'homo sapiens à l'état natif». C'est une association stable et pérenne d'un homme et d'une femme qui élèvent leurs enfants. La sédentarisation, l'agriculture, la transmission des biens et des pratiques ont renforcé la famille nucléaire-égalitaire qui est la norme dans nos sociétés modernes.

Naturelle ou culturelle, je vous laisse juges!

 

Les récentes évolutions de la famille

Jusqu'aux années 1950-1960, le modèle familial était représenté par la famille nucléaire que l'on nomme aussi classique. La famille moyenne était composée du père et de la mère dont les liens étaient scellés par le mariage et les enfants biologiques. Le père y détenait seul l'autorité et les spécifications sexuelles étaient marquées. L'homme travaillait et ramenait l'argent nécessaire à l'entretien de la famille, et la femme s'occupait de la maison et de l'éducation des enfants. Ces derniers étaient peu instruits dans leur grande majorité et travaillaient tôt. Les divorces étaient rares et les divorcés stigmatisés. Les mères célibataires appelées "filles-mères" étaient rejetées par leurs parents; toujours célibataires à 25 ans, les femmes étaient considérées comme des vieilles filles laissées pour compte par la gent masculine. Majoritairement catholiques, le but des familles était d'assurer la transmission matérielle et génétique à la génération suivante. Les ambitions d'une meilleure situation pour les enfants étaient assez peu répandues.


Deux événements vont bousculer ce modèle traditionnel

En juin 1970, l’autorité parentale remplace l’autorité paternelle. La notion de chef de famille inscrite au code Napoléon disparaît. Jusque-là considérée comme mineure au même titre que les enfants, la mère peut désormais prendre des décisions concernant les enfants. En même temps qu'une remise en cause du patriarcat, cette loi renforce les devoirs des parents vis à vis de leurs enfants. Leurs santé, sécurité,

 

éducation et moralité relèvent de l'autorité des parents. Le père a d'ailleurs encore le droit d'infliger une correction à ses enfants. 

La despécialisation des rôles dans les couples. Dès les années 1960, l'emploi du temps des femmes commencent à s'alléger. Les robots ménagers font leur entrée dans les ménages. Selon l'INSEE, en 1947 les femmes effectuaient 87 heures de travail domestique par semaine. De nos jours, on est passé sous les 30 heures. 

Un peu libérées des tâches ménagères, les femmes s'instruisent. Leur niveau d'études augmente. Si en 1894 on criait à la Sorbonne "pas de femmes!", les femmes grossissent les rangs des étudiants depuis les années 1950. En 1900, elles représentaient 3,3% des effectifs, en 1950 34%, en 1970 45% et 55% en 2000. Cependant, plus diplômées que les hommes, les femmes subissent plus le chômage que les hommes.

Plus indépendantes financièrement, les femmes peuvent ouvrir un compte bancaire sans le consentement de leur mari en 1965 et envisager le divorce.

On est passé en 50 ans du mariage durable et patriarcal  à des unions contractualisés et temporaires.


Une multitude de modèles parentaux

Avec la multiplication des divorces, on assiste à une forte augmentation des familles recomposées et monoparentales. Les progrès de la procréation médicalement assistée (PMA) et sa prise en charge par la Sécurité Sociale ont incité, par exemple,  les femmes lesbiennes à se mettre en couple pour élever des enfants.

Dans Les structures et les frontières de la famille paru en 2006, Salvador Minuchin propose une définition plus adaptée à ces nouveaux modèles familiaux: «un groupe de personnes connectées émotionnellement et/ou par les liens du sang, qui ont vécu ensemble assez longtemps pour avoir développé des motifs interactifs spécifiques et des histoires qui justifient ces motifs interactifs». Désormais, les émotions et le vécu commun sont ce qui caractérise la famille plus que les liens du sang.

Le premier modèle émergent est celui de famille monoparentale. En effet, la part des familles monoparentales a doublé en 30 ans, passant de 12,5% en 1990 à 25% sur 8 millions de familles en 2020.

Si 68% des enfants vivent dans une famille traditionnelle, 1 480 000 enfants vivaient dans une famille monoparentale en 1990 et 3 130 000 en 2020. 82% de ces familles monoparentales sont formées par une mère et ses enfants. Leur niveau de vie est inférieur de 30% par rapport au niveau de vie des familles en France et leur taux de pauvreté est notable: 41% ont un revenu inférieur à 1 063 € par mois en 2018.

Un deuxième modèle apparaît à la faveur de la loi du 17 mai 2013 qui ouvre le mariage aux personnes du même sexe. Les détracteurs de cette loi craignaient que « l'intérêt supérieur et les besoins élémentaires de l'enfant soient menacés par cette réforme inspirée par l'idéologie du genre». En réalité, entre 2013 et 2021 , plus de 2 millions de mariage ont été célébrés et seulement 57 000 concernaient des couples homosexuels soit 3%. En réalité, ces familles restent marginales et la famille traditionnelle reste majoritaire.


De la même façon, la loi du 15 novembre 1999 instituant un pacte civil de solidarité (Pacs) entre deux personnes physiques majeures, de sexe différent ou de même sexe, a-t-il relégué au second plan la famille traditionnelle comme le prédisait Christine Boutin qui brandissait la Bible à l'Assemblée Nationale? A nouveau, ce troisième modèle n'a pas fait flores. 20 ans après la promulgation, cette réforme a essentiellement été utilisée par des couples hétérosexuels. En réalité, si le nombre de couples homosexuels pacsés a été multiplié par 9, il continue de représenter 1% des couples. Seulement 26 000 enfants mineurs vivent dans un couple homosexuel pour 14,2 millions d'enfants en France soit 0,2%.

Comme nous venons de le voir les familles non-traditionnelles restent minoritaires en France. Pourtant, la société s'inquiète de ces familles atypiques. Certains politiques pointent du doigt les familles monoparentales qui seraient souvent à l'origine de la délinquance des jeunes car défaillantes en matière d’autorité parentale. Pourtant, le lien n'est pas établi entre délinquance et structure familiale. Les conditions de logement, le parcours scolaire, les mauvaises fréquentations, le tissu urbain, le manque de ressources sont des éléments bien plus prégnants pour expliquer ce phénomène. Le manque de supervision de la mère n'est pas prédominant dans la survenue de la délinquance comme le souligne Sébastian Roché en mars 2008 dans son étude du CNRS intitulée La famille explique t-elle la délinquance des jeunes? La proposition de priver les mères célibataires "défaillantes" d'allocations familiales est hors de propos. Bien au contraire, la privation de ressources accentuerait leur précarité et priverait les enfants d'accès à des meilleures conditions de vie.


Le changement le plus important serait-il que les jeunes adultes du début du 21e siècle ne souhaitent plus avoir d'enfants?

L'individualisme et la quête d'épanouissement personnel peuvent amener à penser que l'enfant serait une entrave à ces nouveaux besoins. Nombreux sont ceux qui mettent en avant la crise climatique pour expliquer la baisse de natalité. En réalité, c'est avant tout le souhait de vivre sans contrainte qui en est la cause. Dans Naître ou le néant, la philosophe Marianne Durano fait remarquer que «on est plus prêt à accepter un monde sans enfant plutôt qu'un monde sans supermarché». Toute la question réside dans notre capacité à concilier quête du bonheur et contraintes liées à l'accompagnement des enfants vers l'autonomie. Un chemin doit s'ouvrir entre défense de la famille en tant que cellule de base de la société qui assure une fonction centrale de socialisation des enfants et légitime défense de l'individualisme. Les nouvelles générations expérimentent des alternatives au modèle familial de leurs parents. On assiste à une multiplication des couples parfois non genrés qui établissent une sorte de contrat à durée indéterminée qui leur permet de faire un bout de chemin ensemble, de goûter à la chaleur et à la sécurité d'un foyer tout en continuant à chercher l'autoréalisation individuelle.

«Un individu urbano-industriel, moderne au travail et traditionnel à la maison où il se réalise grâce au soutien, à l'attention et à la reconnaissance que lui témoignent les personnes du foyer», c'est ainsi que François De Singly, professeur de philosophie à l'université Paris-Cité, dépeint l'homme ou la femme du futur. Robert Castel , spécialiste des problématiques liées à l'exclusion, a dit qu' «un individu ne tient pas tout seul». La proximité des membres de la famille seraient nos tuteurs au sens " horticole" du terme.

La famille que les jeunes générations idéalisent est celle où l'on privilégie les rapports affectifs, les actes d'entre aide et le respect des personnalités plutôt que l'autorité et la vénération des normes sociales.


Conclusion

La famille contemporaine n'est pas en voie de disparition mais en mutation. A ce titre elle doit faire l’objet d'un accompagnement politique significatif. Les politiques publiques doivent comprendre le fonctionnement de ces nouvelles formes familiales et tenir compte également des différentes cultures familiales notamment celles issues de l'immigration.

La famille moderne n'est ni plus ni moins parfaite qu'autrefois. Elle s'est adaptée aux conditions d'existence d'un monde globalisé, ouvert, néolibéral et capitaliste. La tâche des parents est beaucoup plus complexe qu’auparavant notamment au regard de la multiplicité des réseaux sociaux, de la désinformation et des tentations du consumérisme.

La famille change parce que tout change autour d'elle. C'est le point de vue que Émile Durkheim a défendu lors de la 1ere leçon de son cours  de sociologie à l'université de Bordeaux en 1888.

 

 
 
 

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