La réalité s’oppose à l’apparence et à l’illusion. C’est une apparence redressée (comme l’image déformée d’un bâton dans l’eau), ou une illusion reconnue comme telle.
Apparences et illusions sont bien réelles (elles existent) , mais non objectivement réelles, au sens où le jugement peut les dissiper, où elles ne sont pas indépendantes du jugement.
Un jugement vrai énonce la réalité « telle qu’elle est »,mais même en l’absence de jugement, la réalité n’en existe pas moins. La question se pose alors de savoir si nous pouvons formuler des jugements vrais, en accord avec la réalité. En science comme dans la vie courante, on s’y essaie en procédant par apparences rectifiées ; mais si la science dispose de méthodes pour garantir ses résultats, dans la vie courante on s’en tient au sentiment de réalité : si nos jugements sont efficaces, si nos opinions sont approuvées et nos désirs satisfaits, nous estimons être dans la réalité.
Notre équipement mental et notre organisation physique sont suffisants pour nous garantir un accès correct à la réalité : les témoignages de nos sens sont normalement fiables, notre langage est assez précis pour rendre compte de nos états physiques et mentaux et permettre une adaptation correcte à l’environnement. Cependant, équipement mental et organisation physique nous donnent tout juste une représentation de la réalité, et cette représentation est une interprétation, une « fiction utile »(en termes nietzchéens). La réalité reste une réalité « pour nous », non une réalité « en soi ».
Si cette réalité purement humaine était universellement partagée, elle suffirait à l’accord des esprits et on s’en contenterait. Mais, à partir du moment où elle repose sur une interprétation, il est fatal qu’il y ait des interprétations rivales, et que la réalité fasse l’objet d’enjeux de pouvoir, soit disputée et discutée ; on n’a plus alors affaire à « la » réalité, mais à des tenants-lieu, qu’on cherche à monopoliser, la réalité étant confondue avec la vérité. C’est le cas pour les croyants, et c’est le cas aujourd’hui pour le capitalisme, en passe de devenir l’ultime garant de la réalité.
Il peut même se faire que, face à une réalité hautement probable mais seulement future, se mettent en place des mécanismes mentaux de dénégation : on décrète que ce qui doit arriver n’arrivera pas, et l’on est même capable d’en nier la réalité quand la chose arrive. C’est qu’un doute est toujours possible sur la preuve, et que la réalité réside moins dans les faits que dans leur lecture. Et ainsi l’esprit humain reste partagé entre fuir la réalité et s’y soumettre.