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FAUT-IL DE LA CROISSANCE ?

Qu’est-ce que la croissance ? C’est la croissance du PIB, le Produit Intérieur Brut, la somme des valeurs ajoutées des entreprises en France. La valeur ajoutée d’une entreprise c’est le chiffre d’affaires moins les consommations intermédiaires. Le PIB est censé mesurer le « bien-être » dans ce qu’on appelle en anglais le « welfare state » et en français l’État-providence.

La crise de 1929 a entraîné un chômage de masse, la montée du nazisme et finalement la deuxième guerre mondiale. Pour conjurer de telles catastrophes les gouvernements ont mis en place à la Libération des politiques keynésiennes de la relance de la croissance. La croissance des entreprises privées ne peut évidemment pas se décréter. Mais les pouvoirs publics peuvent la stimuler par l’investissement public, par la relance de la consommation, par la politique budgétaire et par la politique monétaire. L’obsession de la croissance est donc récente. Elle n’a même pas un siècle. La principale justification de la croissance est donc censée être la lutte contre le chômage.

La Comptabilité nationale et son agrégat le plus connu, le PIB, ont été construits pour piloter ces politiques économiques. La croissance du PIB était censée d’une part assurer le plein-emploi et d’autre part perpétuer un compromis social en redistribuant les « fruits de la croissance » entre les classes sociales. Avec la croissance le « gâteau » augmente et il est possible d’augmenter la part de tous sans qu’il y ait de perdant. Pour coordonner à l’échelle internationale ces politiques les gouvernements ont créé après les accords de Bretton-Woods en 1946 des institutions internationales : le FMI (Fond Monétaire International), la Banque mondiale et le Trésor américain (le Fed), l’OCDE et le système monétaire international (Gold Exchange Standard) associant banques centrales nationales. C’est ce que les économistes appellent le consensus de Washington puisque toutes ces institutions y ont leurs sièges. Mais depuis la crise de 1975 ces politiques échouent à créer une croissance au-delà des 1,7 % qui seraient nécessaires pour « inverser la courbe du chômage ».

Le consensus de Washington s’est brisé en 1979 avec la crise du pétrole du milieu des années 70 la stagflation et le triomphe de l’idéologie néolibérale symbolisée par les gouvernements de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne et de Ronald Reagan aux États-Unis. Dès lors les institutions du Consensus de Washington ont tourné le dos au keynésianisme et le FMI a imposé au monde entier les « réformes structurelles » de libéralisation des différents marchés, marchés de capitaux, mais surtout marché du travail, et de démantèlement ou de privatisation du « welfare state ». Le but affiché de cette remise en question n’était pas de tourner le dos à la croissance. Au contraire. Les théoriciens du néolibéralisme disent qu’il faut libérer l’économie des entraves à l’autorégulation par les marchés pour « libérer les énergies ». Mais ces politiques ont échoué dans la lutte contre le chômage.

La remise en question de la croissance est ancienne. Elle remonte au moins à Malthus : la croissance exponentielle de la population est incompatible avec la finitude des ressources alimentaires apportées par la nature. Mais ce sont surtout les « dégâts du progrès », notamment écologiques et humains, qui font pousser le cri d’alarme au Club de Rome en 1972 avec son célèbre rapport : « Halte à la croissance ! ».

Les théoriciens de la « décroissance » les plus célèbres sont sans doute Ivan Ilitch et André Gorz. Ils dénonçaient les « contre finalités » du productivisme industriel : ce qui apparaît de prime abord comme un progrès technique s’accompagne de coûts et de conséquences négatives qui peuvent excéder les bénéfices attendus. Ainsi si on rapporte la distance parcourue par une automobile aux différents coûts consentis (achat, entretien, essence, temps de conduite etc.) et si on convertit ces coûts en heures de travail la vitesse finale est inférieure à celle d’une bicyclette ! Mais une des plus importantes contre finalités est celle de l’émission du CO2 responsable du réchauffement climatique. Or la croissance nécessite de l’énergie et celle-ci est surtout jusqu’à nouvel ordre de l’énergie fossile. D’autre part la croissance industrielle produit de plus en plus de déchets qui génèrent des maladies et utilisent de plus en plus des produits chimiques dangereux pour la santé humaine et le patrimoine génétique des êtres vivants et donc pour la biodiversité. Le « productivisme », la recherche de la croissance à tout prix, met ainsi en danger la survie même de l’humanité.

C’est pourquoi les écologistes radicaux préconisent l’abandon de la croissance et la planification de la décroissance pour adopter un mode de vie qu’ils appellent celui de « la sobriété heureuse ». Mais la rentabilité du système économique — le capitalisme — ne peut pas se passer de croissance. Il est comme une bicyclette : s’il n’avance pas il tombe. Les travaux de Thomas Piketty sur le capital sur un siècle dans tous les pays industrialisés ont été un best-seller. Il démontre cette corrélation entre la croissance et la rentabilité. Mais il montre également les conséquences de cette corrélation sur les inégalités de revenus qui ont explosé depuis l’abandon du consensus de Washington en 1979. Ainsi en France après une relative modération pendant la période de reconstruction — les 30 glorieuses — le niveau des inégalités au début du XXIe siècle retrouve et dépasse désormais celui du début du XXe siècle avant la première guerre mondiale. Un tel niveau sans précédent (300 personnes possèdent autant que 3 milliards d’êtres humains les plus pauvres, soit un rapport de 1 à 10 millions) menace la cohésion politique et sociale des nations.

La première remise en question de la croissance a pour origine l’écologie et la seconde la croissance des inégalités qui menacent la stabilité sociale et politique des nations. D’où la tentation de renoncer à cet objectif et de faire de nécessité vertu en partageant le travail ou, ce qui revient au même, à instaurer un revenu de base inconditionnel déconnecté de tout travail dont la pénurie se fait de plus en plus sentir sous la forme d’un chômage de masse. D’où les faveurs croissantes en faveur d’un « revenu social d’existence ».

L’équation entre le « bien-être » des générations vivantes sur la planète et le PIB est de plus en plus contestée. Le PIB est théoriquement limité aux entreprises. Comme il n’y a pas de marché pour les services publics de la santé, de l’éducation nationale, de la police, de la défense etc. Les comptables nationaux évaluent le PIB correspondant « au coût des facteurs » ce qui fait l’impasse sur la productivité et l’efficacité dans ces services et minore leur contribution au bien-être collectif. En outre et surtout à l’heure de l’émancipation des femmes il ne comptabilise pas le travail domestique ce qui quantitativement est énorme puisque cela correspond à autant d’heures travaillées que dans la totalité de l’industrie. D’autre part le PIB comptabilise des phénomènes qui nuisent au bien-être. En effet plus il y a de malades ou des tués sur les routes, plus il y a d’obsolescence programmée, plus il y a de pollutions qui nécessitent de plus en plus du travail de dépollution etc. et plus le PIB est élevé. Bref le PIB ne compte pas des choses qui contribuent manifestement au bien-être et au contraire compte des choses qui nuisent au bien-être.

D’où l’idée de remplacer la croissance du PIB par le « Développement Durable » c’est-à-dire un développement économique qui ne porte pas atteinte au bien-être des générations futures. D’où la mise au point d’indicateurs qui se veulent complémentaires du PIB et qui prennent en compte la santé, l’espérance de vie, l’égalité homme femme, le niveau d’éducation, l’absence de pollution, la qualité du « vivre ensemble », les libertés fondamentales de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen etc. un des plus célèbres est l’IDH, Indicateur de Développement Humain créé par l’ONU. En France il y a eu il y a une dizaine d’années une commission avec des économistes internationalement célèbres comme notamment Robert Stieglitz et Amartya Sen qui ont proposé de mettre en place une batterie d’indicateurs de développement durable complétant le PIB. L’ordre des pays selon le PIB par tête diffère totalement de celui par idéal par tête. Ainsi le Boutan en Inde dont le PIB par tête est un des plus faibles du monde est un pays beaucoup plus heureux que la France !

Bien évidemment il ne faut pas renoncer à faire croître l’espérance de vie en bonne santé, le niveau d’éducation, la jouissance de loisirs, le sentiment d’utilité de l’activité individuelle au bien-être collectif, et de manière générale le « vivre ensemble ». Mais pour cela il faut fortement diminuer les émissions de gaz à effet de serre (et donc diminuer la consommation d’énergie fossile), il faut diminuer les atteintes à la biodiversité, diminuer la destruction des forêts qui constituent le poumon de la planète, diminuer la production des déchets, combattre l’obsolescence programmée. Et pour cela il faut des politiques publiques fiscales et de transferts qui s’appuient non seulement sur le PIB mais sur des indicateurs de développement durable pour planifier de manière énergique et rapide la décroissance des gaspillages de la « société de consommation » à outrance, de l’obsolescence programmée, de la consommation d’énergie pour favoriser un mode de vie plus sobre mais plus détendu et plus heureux qui fasse davantage appel à la réparation, au recyclage, à la mise à niveau etc., à l’autoconsommation, aux circuits courts, bref qui remplace le bien par le lien. Ces politiques publiques doivent également réduire fortement les inégalités pour lutter contre la désagrégation du tissu social et pour rééquilibrer une consommation plus sobre et plus saine qui fasse appel davantage aux économies d’échelle que permettent des équipements collectifs à accès égalitaire.

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