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LA RAISON ET LE RAISONNABLE

« Ce soir-là, je rentrais à la maison frigorifié, une forme de givre ayant commencé à s’installer dans le jardin. Ma chère compagne était là. Ça sentait bon à la maison. Quelque chose mijotait délicieusement dans la marmite. Elle appliquait sans doute méticuleusement une de ces recettes qui figurent dans des livres pratiques. J’avais enlevé mes bottes devant la porte pour ne pas semer de la boue sur le parquet. J’apportais du garage de grosses bûches pour allumer un bon feu dans la cheminée. Ce bois venait des coupes de branches réalisées à la fin de l’hiver dernier et conservées au sec pendant des mois. Lorsque j’allumerai le feu, cela réchaufferait joyeusement la maison, et le thermostat constatant de lui-même une hausse de la température ferait baisser celle des appareils chauffants qu’il commande à distance pour s’adapter au niveau programmé, évitant ainsi de gaspiller du gaz inutilement.

J’allais, en chaussettes, jusqu’à la cuisine pour embrasser mon épouse. Celle-ci avait acheté sur le port de Trouville, au retour des pêcheurs, de petites soles à un prix nettement moins élevé que chez les commerçants habituels. C’était une aubaine et nous allions nous régaler. Comme il y avait un peu d’eau sur le carrelage, je sentis que mes pieds s’humidifiaient. « Va te chausser, me dit-elle, et fais attention au salon car le petit a cassé un vase et il peut y avoir encore un débris qui traîne. ». J’aimais bien ce vase et je n’étais pas content du tout d’apprendre sa destruction. Je voulais aller enguirlander le fiston, mais je me dis en chemin, qu’il ne fallait pas trop en faire pour ne pas créer une ambiance détestable que nous regretterions tous. Je lui fis simplement remarquer qu’on ne joue pas au ballon à l’intérieur d’une maison. Pas trop de morale me disais-je, cela pourrait provoquer un effet contraire au but recherché, mais tentons de faire plutôt un peu de pédagogie argumentée.

De fait le diner fut succulent, nous parlâmes de choses et d’autres et la soirée fut plaisante. Je m’approchais du feu pour admirer les flammes, j’adore ça, et je peux rester longtemps ainsi à simplement contempler l’évolution de la flambée des bûches. Mon épouse, assise à côté, surfait, très concentrée, sur sa tablette électronique. Quant au petit, il se passionnait pour un jeu consistant à défier Sherlock Holmes, le détective grand maître de la rationalité. »

Cette courte histoire contient des éléments issus de la raison, et d’autres qui souligne des attitudes raisonnables (voir ci-après). Mais que sont la raison, concept abstrait et universel, et le raisonnable, ce comportement individuel qu’on peut d’ores et déjà qualifier de judicieux ? Et quel lien existe-t-il entre raison et raisonnable ?

Ayant proposé spontanément ce sujet que je pensais déjà bien maîtriser, je me rendis compte qu’il était cependant plutôt ardu à développer. Pour me préparer, ma première réaction fut de reprendre les livres de cours de philosophie de mon époque étudiante. Et là, ma première surprise fut que je constatais qu’il n’y avait pas de définition proprement dite de la raison. On nous dit comment elle est considérée, on nous explique qu’elle consiste en un certain nombre de principes, qui sont le principe d’identité, le principe de non-contradiction, le principe de causalité, auxquels on ajoute éventuellement un principe de finalité et des catégories qui seraient comme les concepts les plus généraux servant de cadres logiques à la pensée. Tout cela est très intéressant, surtout dans des classes dont les élèves se destinent à des métiers scientifiques, mais cela n’est pas encore une définition claire et nette. On peut considérer que la plupart des philosophes ont disserté sur la raison, son élaboration, sa fonction, ses conséquences, ses acquis incontestables. Incontestables mais cependant quand même contestés par les religieux qui vous diront toujours que vous n’avez pas atteint les causes premières et qui munis de leur foi, non rationnelle par nature, viennent vous narguer et vous révéler l’impuissance de la raison. Voilà au moins un dialogue entre les philosophes rationalistes et les adeptes de la pensée religieuse que nous sommes sûrs de ne jamais épuiser.

Revenons donc aux origines. Le mot raison viendrait du latin rationem ou ratio, qui signifierait calculer et penser. De là des facultés pour comprendre, organiser, ordonner. La raison permettrait la recherche de la vérité, et même de vérités absolues et éternelles. Voilà sans doute ce qui pourrait apparaître pour une présomption humaine parfaitement blâmable par ceux qui se considèrent comme hostiles à la raison, au rationnel et à l’immuabilité du monde et des humains. Mais à travers toutes ces considérations, on ne décèle toujours pas ce qu’est la raison et ce qu’elle apporte aux individus.

À vrai dire, j’avais traité ce problème il y a de nombreuses années en cherchant à élaborer une philosophie personnelle, et voilà le début de ce que j’avais écrit sur la raison, sachant que j’avais tout d’abord considéré que le monde était constitué de trois ensembles indépendants mais entrelacés, nature, humain (individu), social (collectif), qui produisent deux à deux à travers des rapports dialectiques, ces trois dimensions que sont la sensibilité, la volonté et… la raison :

« La raison est le rapport dialectique de social à nature. La raison ne relève pas de l’humain (c’est-à-dire l’individu). L’humain, lorsqu’il est solitaire, n’y peut rien. La raison est du collectif. Elle est du social. Elle est dans le rapport de la multitude à nature.

La raison révèle un monde hors de soi. Un monde de vérités intangibles. Un monde abstrait forgé de codes, de concepts, de manipulations linguistiques. Un monde qui serait abstrait mais non réel ? Pas tout à fait, car nature est partie prenante et doit donner son aval à chaque vérité découverte.

Humain, seul, voudrait disposer des outils pour travailler la raison. Mais comment s’y prendre pour distinguer le vrai, réel et hors de soi, de la vision personnelle subjective ? La subjectivité étant composée d’un corps en situation, de la perception trompeuse des sens, d’une culture acquise par l’éducation, d’un moi influencé par son histoire et ses désirs, d’une conscience qui ne fait pas toujours la part de la réalité et de l’illusion. Comment dès lors l’humain isolé pourrait-il atteindre à une quelconque objectivité ? Quelle certitude peut-il avoir qui ne serait point malignement trompeuse ?

L’humain, en quête de vérité, doit se dépouiller. Il doit se dépouiller de tout ce qui traine dans sa tête, absolument tout. Travail long, fastidieux, difficile et quasiment impossible à pratiquer intégralement. Car se dépouiller de tout, c’est abandonner ses émotions, faire comme si on ne croyait plus en ceux qu’on aime et n’aimait plus ceux en qui l’on croit, c’est traquer tout l’acquis culturel et cultuel lorsqu’il vient entraver le contact avec la vraie vérité naturelle, c’est abandonner ses goûts, ses désirs, son vouloir, c’est s’acoquiner avec un néant anxiogène et définitivement destructeur, en un mot c’est douter. Douter, mais vraiment douter de tout. Arrivé à ce point extrême du doute, seule réalité subsistante de soi-même, on a bien compris que le doute demeure, et se révèle être le moment ultime et salvateur pour l’individu, le moment où il ne peut constater rien de moins que cette petite vérité claire et nette qu’il doute. Qu’il pense qu’il doute. Qu’il pense. Qu’il existe bel et bien puisqu’il pense. Et que l’acte de penser confirme indiscutablement son existence au monde, et que l’individu va en faire un point de départ vers l’univers de la raison. La raison qui, étant le rapport entre social et nature, requiert de l’individu qu’il y participe nu et neuf comme à sa naissance. Il doit faire table rase en quelque sorte. ».

Sur ce dernier paragraphe, on a bien sûr reconnu que je rejoins la démarche cartésienne qui aboutit au cogito, point de départ de toute démarche rationnelle et scientifique. La raison, le rationnel, est donc un domaine hors de l’humain mais cependant construit et rattaché à cet humain. Lorsque vous devez résoudre une équation du second degré, point n’est besoin de savoir qui l’a résolue. Le calcul et la logique n’ont que faire de l’individu. La raison a ses lois et rien ne sert de les contrarier ou de les transgresser, pas plus que vous ne ferez pousser un pommier avec des noyaux de cerises, pas plus que vous n’échapperez aux lois géométriques d’un triangle. Le collectif est fondamental pour construire la raison. Déjà le langage est un domaine qui n’est ni dans la nature, ni chez l’individu isolé. La seule manière d’atteindre à une objectivité, fondement de la raison, est de se concerter entre plusieurs individus indépendants et de croiser les points de vue. C’est ainsi que pour localiser un navire en mer on doit croiser les repérages de plusieurs satellites répartis tout autour de la terre : c’est le principe du GPS. Lorsque dans la maison, le thermostat fait baisser la température des radiateurs parce que la chaleur du feu de bois apporte un complément momentané, cet appareil agit de lui-même parce qu’il fut programmé rationnellement. Pas besoin d’un individu pour le manipuler par la suite. Le rationnel thermostatique a agi sans avoir besoin de l’individu.

Le mot raison est donc venu du latin ratio. Le ratio, c’est un rapport. J’ai indiqué que je considérais que précisément la raison est un rapport dialectique (c’est-à-dire en mouvement permanent) de social à nature. En réfléchissant récemment sur le monde de la justice et donc du droit, j’eus le désir de parcourir le fameux livre de Montesquieu, « De l’esprit des lois ». Je découvris alors la toute première phrase de son ouvrage : « Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. » Les lois sont des rapports ! Je ne m’attendais pas à une telle définition aussi puissante de la loi. Les lois sont des rapports ! Car on a bien compris que qui dit rapport dit ratio, et qui dit ratio dit raison. Et donc la loi se veut être du monde de la raison comme la raison est le monde des lois.

En conséquence de ce qui vient d’être dit, si la raison relève de la production collective et non pas de l’humain isolé, comment celui-ci peut-il se croire raisonnable dans son attitude individuelle ? Parce que s’il ne peut constituer la raison à lui seul, il peut du moins en capter les résultats et s’en servir dans ses comportements. Le fait d’accéder au monde rationnel ne doit pas le priver de ses deux autres attributs nécessaires à sa vie, la sensibilité et la volonté. Revenons à nos bons vieux ancêtres grecs de la philosophie et rappelons-nous ce que disait Platon dans son ouvrage « La République » : notre âme comprend trois parties distinctes que l’on peut nommer avec des mots modernes, la sensibilité, la volonté, la raison. La raison, le rationnel, n’est donc qu’une constituante partielle de notre âme ou esprit, et ne doit surtout pas étouffer la sensibilité ou la volonté, mais vivre avec elles et leur apporter ce qu’elle sait faire. Et la chose n’est pas si évidente. Érasme de Rotterdam s’amusait dans son « Éloge de la Folie » à expliquer que la raison tentait de combattre la colère (une forme de la volonté) et la concupiscence (une forme de la sensibilité) mais qu’elle n’y parvenait pas et enregistrait à chaque fois une défaite. Du moins c’était le point de vue de la narratrice, c’est-à-dire la Folie, forme ironique d’une raison inversée. Trop de raison, cette puissance démesurée et extravagante, peut tuer les émotions, trop de volonté peut tuer les autres, trop de sensibilité peut tuer soi-même.

C’est donc à travers la compréhension et la connaissance rationnelle des choses et à travers l’utilisation des conclusions de la raison qu’on peut se rendre soi-même raisonnable. Lorsque l’individu adulte de notre petite histoire renonce à enguirlander brutalement son fils, c’est la raison qui lui dicte qu’il y a tout à gagner en expliquant les choses calmement et avec assurance. Lorsque son épouse achète des soles, poisson habituellement cher, elle se le permet sur le port où les prix sont moins élevés, et donc elle a fait un calcul rationnel et donc raisonnable de ce qu’elle pouvait s’autoriser. Dans les deux cas, on a fait un calcul abstrait et étayé par l’expérience de ce qu’il convenait de faire au mieux. L’individu a utilisé les éléments de la connaissance rationnelle pour se forger sa propre raison et agir raisonnablement.

* * * * *

Éléments « Raison » : Recettes de cuisine – Séchage bois – Le thermostat – Comparaison des prix – Tablette électronique – Sherlock Holmes.

Éléments « Raisonnable » : Enlever les bottes – Se rechausser – Adéquation au budget – Rester calme.

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