Il s’agit bien entendu du corps vivant, animal et surtout humain. Ce que peut un corps inerte, ce que sont ses propriétés, on le sait où on peut le savoir ; mais un corps vivant, animal ou humain, pose une énigme : ce n’est pas une mécanique, même aussi complexe qu’on voudra, et il possède, surtout chez l’homme, une sorte d’autonomie lié à la présence de ce que nous appelons « l’esprit », « l’âme » (ou faut-il dire que cette impression d’autonomie repose sur l’ignorance des causes qui nous déterminent?). La liaison de cet esprit ou âme avec le corps pose problème, car l’activité de l’esprit se traduit par des « pensées » (au sens large), et les pensées ne sont pas des corps. La solution trouvée par Descartes pour cette liaison (la glande pinéale) est douteuse, et Spinoza en propose une autre : corps et esprit sont les modes de deux attributs (la pensée et l’étendue) d’une substance unique (Dieu ou la nature), et ces attributs expriment la substance, n’en sont que des versions. En sorte que tout ce qui est dans l’esprit est aussi bien dans le corps : tout ce qui arrive à un esprit arrive aussi à son corps, et réciproquement, le passage de l’un à l’autre n’est qu’une question de traduction. En général, cette traduction est difficile à comprendre, voire impossible, le langage du corps n’étant pas celui de l’esprit ; il n’empêche que tous les deux disent la même chose, en des langages différents.
Il en résulte que le fonctionnement du corps est aussi complexe que celui de l’esprit, et ses pouvoirs aussi étendus. Ces pouvoirs, nous ne les utilisons qu’en partie, ou bien nous n’y prêtons pas suffisamment attention. Dans le registre de la performance, il suffit de penser aux exploits sportifs des gymnastes, ou à l’extraordinaire habileté de certaines formes de travail manuel ; dans le registre du langage, il suffit de penser aux multiples messages que le corps nous envoie, pour nous avertir de nos états, aise ou malaise, annonce d’une maladie ou d’un dysfonctionnement, pressentiment d’un bonheur, etc. Le corps parle, et en dit parfois plus long sur nous-mêmes que ce que nous en disent nos pensées conscientes.
La réhabilitation du corps que fait Spinoza va à l’opposé de la conception chrétienne qui le dévalorise, en fait le lieu du péché. Elle tire à conséquences, notamment en ce qui concerne l’image de la femme, et le savoir du corps que possèdent les femmes. Et elle résout mieux que Descartes le problème de l’union : corps et esprit sont et ne sont pas la même chose, c’est la même chose en deux attributs différents. La « supériorité» -relative- de l’esprit lui vient de ce qu’il utilise un langage verbal qui autorise la réflexion, le retour sur soi - la conscience- ; et son handicap lui vient de ce qu’il ne peut fonctionner sans un corps dont les messages lui sont obscurs, et qu’il ne parvient pas toujours à décoder.
Il y a deux lectures possibles de l’homme, selon le corps, et selon l’esprit. La première est celle des médecins, la seconde celle des penseurs, et ils ne disent pas forcément la même chose. L’idéal serait de produire ce qui n’a encore jamais existé : le philosophe-médecin, ou le médecin-philosophe.