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NUL NE SAIT CE QUE PEUT LE CORPS

Spinoza, Éthique III (Affects) Proposition II. Scolie.

Introduction

Cette célèbre proposition de Spinoza, « Nul ne sait ce que peut le corps », condense et symbolise l’opposition de Spinoza à Descartes. C’est tout le problème du rapport entre l’esprit et le corps. Pour Descartes ce rapport problématique est résolu par un artifice qui ne résiste pas longtemps à la critique, celui de la glande pinéale. C’est également le problème du libre arbitre. Dans quelle mesure l’esprit commande au corps. Le modèle implicite est celui du gouvernement. Étymologiquement le pilote gouverne le bateau de la même manière que l’Esprit serait censé gouverné le corps. Cela renvoie aux métaphores utilisées par les philosophes de l’Antiquité, et plus particulièrement Aristote. Cette introduction se fera en deux parties. La première passera en revue trois théories des rapports de l’esprit au corps, celle de Platon, celle d’Aristote et celle de Descartes. La seconde partie sera consacrée à la théorie de Spinoza pour dégager en quoi elle s’oppose aux trois théories précédentes.

Les trois théories classiques des rapports de l’esprit et du corps

Spinoza réfute Descartes

Pour Descartes la finitude de l’être humain que ce soit dans son esprit ou dans son corps est évidente. D’où le mystère de la présence de l’idée de l’infini dans notre pensée. Descartes s’en sert pour démontrer l’existence de Dieu. Il s’agit du dualisme de Descartes. Pour Descartes il y a deux substances la pensée et l’étendue, pour l’être humain le corps, toutes les deux finies. Spinoza propose une critique radicale de Descartes. Spinoza rappelle qu’une démarche scientifique complète ne peut pas ne pas poser qu’il n’y a pas de liberté. En conséquence les deux thèses suivant lesquelles l’âme pourrait commander au corps ou inversement le corps commander à l’esprit sont absurdes. Ainsi Spinoza démontre par l’absurde qu’il ne peut pas y avoir deux substances mais une seule. En conséquence dans son système philosophique la pensée et l’étendue, le corps, ne sont que des attributs de la substance, c’est-à-dire des modes d’accès par les sens du corps ou les yeux de l’esprit à la substance.

Esprit et corps ne sont pas indépendants.

Selon Descartes l’esprit agit sur le corps. Pour Spinoza cette liberté est une illusion qui ne renvoie qu’à l’ignorance des causes réelles et rationnelles des causes. Nous ne connaissons que les effets sur l’imagination et le corps et non pas les causes que seul Dieu peut connaître. L’être humain est également un animal. Il existe une sagesse animale d’où procède l’imagination par rapport à laquelle les mathématiques constituent un antidote, comme accès au concept pur, débarrassé des scories de l’imagination. Une autre situation dans laquelle il y a aliénation du corps plus exactement détachement du corps par rapport à la pensée est celle du somnambule. Il n’y a donc pas de loi de corrélation entre l’esprit et le corps. Il s’agit simplement de rapports de force de ce que Freud appellera plus tard des pulsions. Les réfutations de Spinoza consistent à supposer que si le corps est inerte la pensée ne peut pas agir sur lui. D’autre part le corps à cause des faiblesses de sa vigilance, de la douleur ou d’autres phénomènes peut empêcher la pensée de s’abstraire du corps. Bref les expériences du sommeil, des illusions de la perception, du somnambulisme et de la folie impliquent qu’il faut poser l’unité du corps et de l’esprit inextricablement mêlés.

La force des désirs abolit les décrets de la volonté

Selon Spinoza il est impossible de ne pas parler à tort et à travers. D’autre part la mémoire montre l’impossibilité de maîtriser complètement la mémoire nécessaire à la pensée. Les sciences cognitives contemporaines montrent que chaque nuit le cerveau purge en quelque sorte la mémoire pour ne pas en être paralysé. Dans l’anthropologie de Spinoza le désir s’impose à la volonté qui lui-même s’impose à l’intellect. Spinoza reprend la fameuse formule d’Horace : « Je vois le meilleur et je l’approuve et cependant je fais le pire ». Ce que reprend Saint-Paul également. Les objections de Spinoza sont donc l’existence du délire, ce que reconnaît Descartes avec la folle du logis, le bavardage sans signification, le flatus vocis, dont, selon le machisme de l’époque, il fait la caractéristique de la femme, condamnée à être une pipelette, l’existence des enfants qui ne peuvent être conduits par la raison avant l’âge de raison, et enfin l’existence d’idiots qui semblent inaccessibles aux raisonnements rationnels. Le désir pour Spinoza est donc la manifestation de la puissance du corps, corps opaque à la connaissance par l’esprit.

La puissance du corps

Commentaire de la formule

Le verbe « pouvoir » renvoie à un concept fondamental de Spinoza, celui de la puissance d’agir. Il ne s’agit pas de la permission mais de la puissance. Cela introduit une dynamique. L’augmentation de la puissance d’agir est la source principale de joie et du bonheur. En particulier l’augmentation du savoir est une des sources de l’augmentation de la puissance d’agir. D’où la joie spécifique à augmenter son savoir, augmentation de la puissance d’agir susceptible d’émanciper l’être humain. Il s’agit donc d’une liberté ontologique fondamentale qui s’oppose au libre arbitre et au décret de la volonté. Pour Descartes l’aliénation relève des passions de l’âme. Pour Spinoza au contraire la joie du corps coïncide avec celle de l’âme et est fondamentalement émancipatrice. Dans les deux cas, dans les deux attributs de la pensée et de l’étendue, le corps, le déterminisme ne souffre aucune exception. L’ordre des causes éprouvées physiquement par le corps dans l’étendue est reflété dans la pensée par l’ordre des consécution scientifiques et logiques. La connaissance des déterminismes et des contraintes logiques est la source de l’augmentation de la puissance d’agir et donc du bonheur.

Les rapports des savoirs et du pouvoir

Les neurosciences renouvellent la question au XXe siècle. On peut s’appuyer ici sur les synthèses opposées par Henri Atlan. Les progrès scientifiques peuvent être ramenés à une synthèse neuro-psycho-immuno-endocrinologique. Il s’agit d’analyser d’abord les perceptions d’où découlent les affects et enfin les actions volontaires. Les expériences montrent que contrairement à ce que pense la pensée le mouvement anticipe la prise de conscience de la volonté de l’acte. Les décrets de l’âme, les lois de la pensée et celles du désir, sont précédés par ceux du corps. Le pouvoir du corps renvoie aux causes du déterminisme dans l’étendue. Pour Spinoza les rapports de la pensée au corps sont parallèles ou rapports des pensées des pensées (les schèmes) aux pensées du corps (les images). Il y a donc émergence de représentations qui aboutissent à une analytique du savoir. Et d’autre part il y a une synthèse unification par le corps des propriétés émergentes et de leurs reflets mentaux.

L’émancipation

Dans cette perspective pour Spinoza le savoir émancipe dans la mesure où il augmente la puissance d’agir et où il produit une individuation par complexification et singularisation croissantes. La connaissance libère de la servitude des passions tristes. Enfin l’individuation est à la fois complexification du corps et de l’esprit et singularisation de ces deux derniers.

La mise au point de règles de vie

La conséquence de la maxime spinoziste pour la vie quotidienne consiste à faire confiance au corps et à augmenter la connaissance afin de s’émanciper il s’agit donc de quelque chose de diamétralement opposé au développement personnel et à la mystique. Spinoza est au contraire un rationaliste jusqu’au-boutiste. Il y a une responsabilité morale qu’on peut résumer par la formule célèbre « ose savoir ». Cela permet de pallier la faiblesse de la raison par rapport aux forces de la passion. La faute morale est donc la lâcheté devant l’impératif de la connaissance. Il y a ainsi chez Spinoza un optimisme par rapport à la puissance de la raison et du corps.

Conclusion

La pensée de Spinoza est donc d’une grande actualité. Ce qui va à rebours des préjugés communs est son optimisme par rapport à la science. Au contraire il ne faut rien attendre de la mystique et de la soi-disant séparation entre la pensée et le corps. Ce point de vue est confirmé par ce que nous apprennent les neurosciences. Le savoir analytique du fonctionnement du cerveau et du corps permet de faire une synthèse sur l’unité de la pensée et du corps. La théorie spinoziste du désir est confirmé par les développements de la psychanalyse au XXe siècle. La mise au point d’une règle de vie repose alors sur l’émancipation par le savoir. Se cultiver permet de comprendre comment nous nous complexifions et nous nous singularisons et comment cette singularité peut constituer une contribution à l’œuvre universelle de l’humanité. Implicitement cela présuppose la liberté d’opinion et la liberté d’examen. Le problème de la morale consiste de manière urgente à contenir les répressions à court terme qui entravent l’augmentation de la puissance d’agir.

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