L’émancipation est la tâche propre de l’humanité. Partie de rien, elle doit rentrer en possession d’elle-même, et accomplir sa vocation propre, qui est de faire en sorte que tous les membres de l’humanité soient raisonnables et libres. Le programme est vaste, la tâche requiert le temps d’une histoire, son achèvement se situe à un horizon indéfini, chiffrable en milliers d’années. L’émancipation doit être menée à l’égard tant de la nature, que des hommes, et aussi bien vis-à-vis de soi-même. Elle passe par un développement de la conscience tel que Hegel l’a décrit dans sa Phénoménologie, et d’une manière générale par le développement de toutes les potentialités de l’homme, physiques, intellectuelles, sociales et morales. L’acquisition de connaissances, leur diffusion dans des cercles toujours plus larges, en est une étape ; l’exercice des libertés publiques en est une autre ; et l’on peut considérer que le développement de la pensée - ce propre de l’homme- en marque le terme.
L’opposé de l’émancipation, c’est l’aliénation. Or l’aliénation est un terme générique qui s’applique à tout et auquel on peut donner l’extension la plus large : pour un être qui doit tout apprendre et faire de toutes choses un objet de conscience, tout commence par une aliénation généralisée. C’est ici que s’impose une mesure dans l’utilisation de ce terme : on ne peut pas s’émanciper de tout, ni de tout à la fois, ni de tout tout de suite. En ce sens, la fringale d’émancipation qui s’est emparée de notre époque va trop loin. Rupture avec la tradition comme avec toute espèce d’autorité, transgression de toutes les limites vécues comme autant de frein à l’émancipation, désir d’affranchissement y compris des lois naturelles (pourquoi pas ne pas voler comme un oiseau ou nager comme un poisson, pourquoi pas ne pas vivre éternellement?), on ne voit pas que certaines aliénations sont nécessaires, parce qu’elles lestent un être humain, et surtout on en oublie une forme décisive d’aliénation qui elle reste intacte : l’aliénation à soi-même, ses désirs, ses fantasmes, ses lubies, son inconscient. La société capitaliste ,elle, ne l’oublie pas, et ne cesse de soumettre ses membres à de nouvelles aliénations, présentées comme autant de voies d’émancipation.
Et certes il existe des aliénations bien réelles, dont il est urgent de se libérer. Ce sont celles qui se traduisent par l’oppression, l’exploitation et la domination (encore que ce dernier terme soit équivoque et comporte un élément subjectif). Mais le simple ressenti n’est pas suffisant pour caractériser une aliénation réelle, et l’impatience n’est pas un argument théorique.
Aussi convient-il d’être prudent dans le maniement de la notion d’émancipation. Prise dans son cadre le plus large, elle définit une aspiration bien réelle et un horizon pour l’humanité. Mais dans ses applications, elle tourne parfois à des caricatures dont certaines sont impardonnables.