La question de départ est : « quel est le rapport entre l’amour de la philosophie et l’amour tout court ? ». Socrate est mort pour l’amour de la philosophie, c’est-à-dire la sagesse, c’est-à-dire la valeur. Aujourd’hui nous sommes capables de mourir pour un être humain, mais sans doute pas pour les valeurs de sagesse et de citoyenneté. Pour essayer d’éclairer la question on peut se servir d’un commentaire du Banquet de Platon qui traite de l’amour. Le rapport entre les deux types d’amour, l’amour de la sagesse et l’amour pour un autre être humain, revient à savoir quelle est la nature de l’engagement par rapport à la vertu et à la fidélité. D’où l’objection d’aujourd’hui : peut-on encore s’engager aujourd’hui au service de valeurs qui nous dépassent ? Pouvoir en français a deux significations différentes que l’anglais et l’allemand distinguent. Cela peut-être la permission ou la possibilité. La question préalable est donc : faut-il s’engager ? Cela fait l’objet d’une première partie. Qu’est-ce que l’engagement, en quoi il est nécessaire. On ne peut pas ne pas être engagé. Il y a d’abord un engagement ontologique. Mais il y a aussi un engagement circonstanciel particulier. Dans un deuxième temps je m’interrogerai sur la question de savoir quels sont les obstacles à l’engagement. Il y a des obstacles externes. Par exemple quand les objectifs sont hors d’atteinte. Par exemple peut-on s’engager contre le changement climatique ou contre une guerre ? Il y a également des obstacles internes, la peur ou la recherche du confort. Dans un troisième temps je vous demanderai dans quelle mesure aujourd’hui il faut modifier ces analyses pluriséculaire. Et je terminerai en caractérisant le tragique d’aujourd’hui comme étant celui d’une double contrainte (double bind) à savoir que nous avons le devoir de nous engager, mais qu’il est peut-être impossible de le faire.
Qu’est-ce que l’engagement ?
L’engagement ontologique.
Cet engagement ontologique existe même quand nous sommes passifs qu’on le veuille ou non. On ne peut pas ne pas être engagé. Comme dit Pascal « Nous sommes embarqués ». Dans la mesure où l’homme est un être vivant inachevé la nécessité de combler son défaut d’existence implique un engagement. C’est la réflexion de l’existentialisme. Selon Heidegger : L’homme est cet étant dont l’essence y va de son existence. Cela a été traduit par Jean-Paul Sartre : l’existence (le être jeté dans le monde, Dasein), bon gré mal gré, précède l’essence (sous-entendu de l’être humain).
La tradition existentialiste est un courant philosophique très ancien qu’on peut faire remonter à Saint Augustin, Pascal (nous sommes embarqués qui inspire ce que Jean-Paul Sartre appelle une situation), Kierkegaard (tragique de l’existence), Heidegger, Levinas (l’éthique précède l’ontologie), Jean-Paul Sartre déjà cité (fondateur de la revue Les Temps Modernes), et enfin un auteur injustement méconnu à notre époque, Emmanuel Mounier (fondateur de la revue concurrente Esprit), auteur d’une œuvre originale qu’on peut caractériser comme celle d’un existentialisme chrétien proche de la philosophie de Paul Ricoeur.
L’engagement volontaire ou proactif
L’engagement volontaire est l’engagement circonstanciel par rapport à des événements au-delà de l’engagement ontologique. Le problème fondamental est celui de la liberté, la liberté sociale, c’est-à-dire la liberté et de nous engager avec autrui et nous reconnaître mutuellement engager et responsables les uns des autres. On ne peut pas dans cette perspective s’engager tout seul mais à travers un collectif. C’est le courant philosophique inauguré par Marx qui dans la 11e thèse sur Feuerbach dit qu’il ne suffit plus de contempler le monde mais qu’il s’agit de le transformer. Cette tradition a été reprise par l’école de Francfort ou XXe siècle dont le dernier directeur est Axel Honneth dont on a déjà parlé dans ce café philosophique à propos de sa théorie de la reconnaissance.
La question ne peut pas être éludée quand les circonstances sont exceptionnelles comme la guerre. La question s’est posée pendant la deuxième guerre mondiale : faut-il s’engager dans la résistance ? Je renvoie aux réflexions de Marc Bloch et de Pierre Bayard. Ce dernier s’interroge dans un livre récent au sujet de son père : Aurais-je été collaborateur ou résistant ? Il a l’honnêteté de reconnaître qu’il ne peut pas répondre à cette question. À la seconde guerre mondiale Jean-Paul Sartre a développé l’idée de « l’intellectuel engagé », c’est-à-dire quelqu’un qui met au service de l’universel la célébrité et le prestige qui lui ont été reconnus par une œuvre. Mais le danger de cette forme de l’engagement est celui d’un certain élitisme. L’engagement serait réservé à des êtres exceptionnels qui s’engageraient en quelque sorte par procuration de la même manière qu’à moment donné en France, en 1995, il y avait des grèves par délégation. À l’opposé de cet élitisme de l’engagement il y a l’anonymat des « Justes parmi les nations », ces gens qui au péril de leur vie ont sauvé des juifs pendant la guerre et sont restés extrêmement discrets sur leur héroïsme. On peut également reprocher à cet élitisme de l’engagement le fait que la célébrité attribue à l’homme célèbre une espèce d’immunité. Comme a dit le général De Gaulle au sujet de Jean-Paul Sartre : « On ne met pas Voltaire en prison ». À cet élitisme de l’engagement on peut non seulement opposer l’engagement exceptionnel des « justes » mais également l’anonymat des résistants de la vie quotidienne comme a su les exalter Stéphane Hessel. L’engagement dans ce cas est obligatoire. Cela relève de la question de « l’honneur d’être humain », c’est-à-dire l’impératif de parachever la condition humaine à travers la fraternité. Chacun est responsable de l’humanité tout entière à venir. C’est le fameux poème de François Villon : Frères humains. C’est dans cette perspective qu’il faut s’engager pour abolir la peine de mort. C’est également dans cette perspective que récemment la psychanalyste Anne Dufourmontelle a sacrifié sa vie pour sauver un enfant qui était en train de se noyer et que le colonel Beltrame a également perdu la sienne en se substituant à un otage aux mains d’un terroriste.
Quels sont les obstacles à l’engagement ?
Les obstacles externes relèvent de la force trop grande des forces contre lesquelles on veut s’engager, les handicaps et les faiblesses individuelles qui caractérisent notre finitude et notre impuissance. Mais les obstacles principaux sont internes. Il y a d’abord la peur psychologique. Notre société s’endort dans une espèce de confort et manque de courage et se perd dans l’indécision et la procrastination. Le pape a dénoncé cette anesthésie de la sensibilité morale devant des situations incompréhensibles et compliquées comme les demandeurs d’asile qui se noient en Méditerranée. Le confort est ainsi une forme de peur, la peur de le perdre. Cela renvoie à la célèbre fable de La Fontaine, le chien et le loup. Un autre obstacle est le fait que notre existence dépend de notre travail de telle sorte que nous ne pouvons pas nous échapper de ces chaînes. Enfin dans la société de consommation il y a tout simplement en plus de la crainte de perdre son travail le lien à l’endettement financier. Lorsque que l’ouvrier doit rembourser des traites il hésite à s’engager si cet engagement implique le risque de perdre son salaire.
Peut-on encore s’engager aujourd’hui ?
Les défis à relever à notre époque sont tellement exceptionnels que la lutte pour les relever semble hors d’atteinte. On peut par exemple prendre en considération le changement climatique les guerres au Moyen-Orient qui font que les réfugiés prennent les risques extraordinaires, notamment de se noyer en Méditerranée. Que pouvons-nous faire contre tous ces phénomènes ? Un autre obstacle est l’adversaire trop puissant. Le lanceur d’alerte doit être héroïque. Les femmes sont victimes de harcèlement sexuel de manière tellement massive que jusqu’à une date récente elles ne pouvaient que subir et se résigner. Mais là encore une certaine solidarité collective facilite l’engagement des femmes dans leur émancipation. Un autre obstacle est la manipulation idéologique. Par exemple la publicité est tellement puissante qu’elle nous incite à nous livrer à des achats, ceux de la société de consommation. Elle émousse le courage nécessaire par exemple à mener une vie sobre. Enfin mais cela a des liens avec les précédents obstacles, le conformisme social dissuade souvent les élans de générosité. Par exemple le conformisme social n’encourage pas les distances que nous pouvons prendre avec la société de consommation. Il s’agit de tenir son rang par rapport aux voisins ou par rapport à ses collègues de travail.
Conclusion
Dans la situation actuelle les êtres humains sont soumis à un double bind : ils ont le devoir de s’engager, mais en même temps la difficulté à s’engager n’a jamais été aussi grande. C’est tout le tragique de notre actualité à l’échelle mondiale. Mais il faut nous souvenir de l’invitation de Stéphane Hessel à nous indigner et donc à nous engager.