La perte de l’autorité est un phénomène caractéristique de notre époque. Elle signifie que non seulement l’autorité n’est plus reconnue, mais qu’elle n’est plus assumée, qu’il devient trop difficile de l’exercer quand ses conditions d’exercice n’existent plus. Elle est alors remplacée par le pouvoir, sous de multiples formes qui vont de l’autoritarisme à la manipulation. Quand l’autorité existe, celle de l’éveilleur ou du meneur d’hommes, celle de l’éducateur ou du parent, les questions d’égalité ou d’inégalité sont suspendues, et ceux sur qui elle s’exerce y reconnaissent leur bien propre ; c’est pour eux et en leur faveur que s’exerce l’autorité, elle est, non pas naturelle, mais reconnue comme telle.
Le fondement de l’autorité, c’est la force du symbole, et la compréhension de cette force. Un livre, une œuvre d’art, font autorité, on comprend et on apprend. Ce n’est jamais la personne en tant que telle qui fait autorité, mais le symbole dont elle est porteur, sa parole ; en ce sens, la perte de l’autorité est à mettre en rapport avec la désymbolisation du monde, elle-même liée à la banalisation des symboles et à leur croissante futilité : la parole comme bavardage, l’oeuvre d’art comme décoration. L’affaiblissement de la force des symboles marque la fin de l’autorité ; chacun a les siens et en est bon juge, Shakespeare peut s’échanger contre une paire de bottes. Si le Christ revenait en ce monde, on ne ferait pas tant d’affaires pour le crucifier, objet de risée, on l’exhiberait dans les centres commerciaux pour amuser la clientèle.
Il ne faut pas donc demander ce qui rend l’autorité acceptable, car dès qu’elle existe elle est acceptée de ceux qui la reconnaissent, mais plutôt pourquoi elle est devenue inacceptable. Et la réponse tient dans la tendance de la société à tout égaliser et à ne plus supporter tout ce qui pourrait indiquer une hiérarchie et compromettre l’amour immodéré de soi. On regarde avec de gros yeux ceux qui ont l’humilité de vouloir apprendre, on veut seulement être confirmé dans ce qu’on sait ; et dans la soumission à l’autorité on ne retient que la soumission, sans voir que celui qui exerce l’autorité lui aussi se soumet.
L’autorité survit néanmoins dans des cercles restreints, et c’est l’honneur de ses membres de continuer à la faire vivre à rebours de la pente de la société. Ce n’est pas au demeurant un tel sacrifice, car à la différence du pouvoir qu’on veut exclusif, l’autorité se transmet, et qui l’exerce travaille à ce que d’autres puissent l’exercer à sa place.