Le paradoxe de la démocratie, c’est qu’elle est instituée pour prémunir contre le mensonge d’État, notamment par le débat public et la liberté d’information, alors qu’elle tend à être le régime où l’on ment le plus (« on », c’est-à-dire pas seulement l’État). Un dictateur n’a pas besoin de mentir, la force suffit ; tandis qu’un gouvernement démocratique doit persuader et flatter, ruser avec l’opinion. Un public corrompu et qui fonctionne à l’émotion ne réclame d’ailleurs pas la vérité, il lui suffit qu’on aille dans son sens ; c’est le règne des rumeurs, des « fake news ». Le comble du cynisme est atteint quand le gouvernant ne dissimule pas qu’il ment (ce qui est à proprement parler mentir), mais affiche ouvertement le mensonge comme tel ; il sait qu’il ment, son public sait qu’il ment, et l’un et l’autre s’en moquent ; dans ces conditions, on peut considérer que le jeu normal de la démocratie, qui repose sur la sincérité des arguments du débat, est entièrement faussé.
Mais la fragilité de la vérité ne repose pas uniquement sur la possibilité du mensonge, mais sur le fait que le but de la politique n’est pas la vérité, mais tout au plus la justice, et au moins la concorde. Non que le politique n’ait pas un rapport avec la vérité (il doit comme tout le monde tenir compte des faits), mais son domaine est l’action, c’est-à-dire la création de processus qui comportent de l’aléatoire, et dont la vérité (au sens restreint de l’adéquation entre les intentions et les résultats) ne pourra être établie qu’ après coup. S’il y avait une vérité en politique (et pas seulement du préférable), il faudrait l’imposer, ce qui justifierait le recours à la dictature ; mais il n’existe rien de tel, et la politique est et demeurera l’art du possible, un art et non une science.
Toutefois, entre vérité et mensonge, illusion, ou erreur, il doit exister un moyen terme, qui repose sur la discussion correctement argumentée et de bonne foi . Dans le débat, on s’aperçoit d’abord que ce qu’on croyait être la vérité n’était que sa vérité, c’est-à-dire une opinion parmi d’autres ; elle n’est pas fausse pour autant, et contient à coup sûr une part de vérité, elle représente l’expérience propre à chacun ; frottée à l’opinion des autres, elle peut s’enrichir, se rectifier sans se renoncer, car c’est toujours à partir de soi qu’on progresse. Telle est la vertu d’un débat démocratique, qui doit permettre d’aboutir à un accord des esprits, accord qui peut rester sur des bases minimales mais néanmoins suffisantes pour agir en commun. Si les clauses d’un tel débat sont respectées, la démocratie peut fonctionner, dans le cas contraire, ce n’est qu’un fourre-tout.
C’est ainsi qu’un public s’instruit par lui-même et progresse, non sans doute vers la vérité, mais vers ce qui lui ressemble, et qui est de l’ordre de la vraisemblance : pour l’instant, on ne peut pas faire mieux. On ne peut donc pas dire que la vérité est fragile, seulement qu’elle échappe toujours, mais que c’est néanmoins son idée qui guide la bonne volonté des hommes.