Le silence est, avec l’obscurité, le grand absent de la vie urbaine contemporaine ; on ne voit plus la nuit étoilée, on n’‘entend plus le silence (car le silence s’entend) ; et comme le mode de vie urbain est devenu dominant, l’expérience du silence se fait de plus en plus rare. Il y a encore 50 ans, dans nos campagnes, la nuit était entièrement silencieuse, seulement troublée de loin en loin par quelque bruit animal ; un tel silence mettrait mal à l’aise aujourd’hui, semblerait étrange.
Le silence met en valeur son opposé, le bruit ou le son ; les paroles, les notes de musique, se détachent sur fond de silence ; un flot continuel de notes de musique ou de paroles serait inaudible; un orateur prend soin de faire respirer son discours en le ponctuant de silences, la musique ne produit tout son effet que si elle donne l’impression de sortir du silence et d’y retourner. Mieux : les sons musicaux créent du silence, le font littéralement entendre.
Mais le silence a-t-il un sens, alors que le sens est ordinairement associé à la parole ? Peut-il être l’équivalent d’une parole ? Oui. Ce sens varie selon les situations : quand on pénètre dans l’espace sacré d’une église, on se tait, la parole profane n’y a pas sa place ; pour marquer un évènement grave, on observe une minute de silence ; le silence ainsi observé est signe de respect. Le silence peut aussi signifier l’écoute attentive, quand on écoute, on se tait, on laisse la parole entendue faire son chemin en nous. Le silence peut aussi être inquiétant, voire menaçant, là où l’on attend une parole ; c’est le silence du prédateur prêt à bondir sur sa proie ; il marque alors la concentration sur le but de l’action. Une autre qualité de silence indique la réprobation, une autre le désarroi intérieur, qui laisse « sans voix », une autre encore la parfaite confiance, qui rend inutile la parole. C’est cette polysémie du silence qui le rend ambigu, et fait qu’en général on lui préfère la parole (que signifie le silence d’un ami qui ne répond pas à votre lettre?), même si la parole à son tour peut nourrir l’ambiguïté.
Signalons enfin que la vie intellectuelle a partie liée avec le silence, non évidemment le silence intérieur, mais celui qui se traduit en effets sonores. Il est littéralement impossible de réfléchir dans le bruit, encore moins de penser. A cet égard, le déluge sonore qui tend à envahir la vie quotidienne a le sens d’une conspiration contre la vie intellectuelle. On crée par le bruit de pseudos-évènements là où il n’y a aucun évènement. Et les choses importantes de la vie sont silencieuses, à l’instar de cet instinct de mort dont parlent les psychanalystes, et qui opère en silence.