La question demande ce qu’est la politique, c’est-à-dire ce qu’elle doit être conformément à son essence, plutôt que ce qu’on peut en percevoir à travers les faits et gestes de la vie politique courante. La politique relève de l’action, par opposition à la simple gestion ou à la fabrication, et on peut ajouter de l’action en vue du bien commun. La gestion, qui gère le bien-connu, la fabrication, pour laquelle on doit avoir en tête les étapes pour atteindre le but, ne sont pas à proprement parler des actions ; l’action est proche de la création (on parle d’art politique), au sens où elle produit des évènements (de l’inattendu) et où elle réagit à des évènements par des décisions ; elle met en œuvre ce que Kant appelle le jugement réfléchissant, la capacité de juger directement le général sur le cas particulier plutôt que de déduire le particulier d’un principe général déjà connu ; cette capacité de prendre la décision opportune sans boussole comporte un risque, le risque de se tromper ; se mouvoir au milieu des aléas, savoir garder le cap tout en laissant le compas aller à droite et à gauche, c’est tout l’art du politique.
La politique est un art de l’action qui joint l’action à la parole ; la parole - le moment de la délibération - est cruciale, l’efficacité de l’action en dépend ; sa portée est optimale quand elle s’établit entre égaux, et que tous y concourent, le modèle éternel étant celui de la démocratie directe athénienne. C’est à cette condition qu’il y a réellement politique, et à cet égard la politique n’existe pas dans toute société : dans une dictature, il n’y a pas à proprement parler de vie politique, et elle n’existe pas non plus si on considère que la politique consiste seulement à dérouler un programme.
Produire des évènements, c’est commencer quelque chose et la mener à son terme ; il y faut du courage, car la lutte est inévitable, et le courage est la vertu de l’homme politique ; l’action, l’action politique, est risquée . Ce risque fut assumé par la démocratie athénienne (qui n’y survécut pas), et on peut se demander s’il peut l’être dans des sociétés complexes comme les nôtres ; mettre en mouvement un corps social complexe composé de millions d’hommes tire à conséquences, notamment internationales, et on ne peut se permettre une guerre (ce que se permettaient les grecs pour qui la guerre était une sorte de sport) : dans ce cas, c’est l’État et ses agents qui monopolisent l’exercice de la politique, et la politique redevient une forme de gestion. C’est prudent, mais cela revient à déposséder l’ensemble des citoyens de cet exercice, en dépit des apparences de la démocratie parlementaire ; et cela laisse sur sa faim en ce qui concerne l’essence de la politique.