Aucun philosophe n'est aussi décalé par rapport à notre époque que Schopenhauer.
Il ne croit pas à l'amour, ne s'intéresse pas à la politique,ne croit pas à l'histoire ni au progrès, est hostile à la démocratie et à l'égalité. Et cependant sa philosophie nous parle et sa lecture nous charme, en partie du fait qu'il s'exprime dans une langue claire et aisée à lire, qui contraste avec celle de la plupart des philosophes allemands, et qui doit beaucoup à sa parfaite connaissance de la langue française. Une autre raison de son charme est qu'il est capable de parler de la vie réelle dans les termes les plus concrêts, à la manière d'un romancier, alors que les philosophes ont tendance à aller droit aux concepts et à s'exprimer de façon abstraite.
La meilleure introduction à la philosophie de Schopenhauer est peut-être la lecture de Maupassant. Maupassant avait lu Schopenhauer et les deux hommes partagent la même conception du monde : incommunicabilité des êtres, misère de l'amour et de la vie sexuelle, illusions qui se fracassent sur la réalité, domination absolue de ce que Schopenhauer appelle le « vouloir -vivre » sur les représentations et les conduites, douleur poignante de l'existence, splendeur de la nature, absurdité de la condition humaine. La différence entre les deux hommes est celle de l'artiste et du philosophe : Maupassant n'est pas sauvé par l'écriture, au contraire, elle ne fait qu'aggraver son tourment, tandis que Schopenhauer parvient par la pensée à une forme de délivrance, de sérénité et de sagesse. Il est vrai que cette différence est aussi une question de maturité : Maupassant meurt à 43 ans, Schopenhauer à 72 . Mais ce n'est pas tout à fait exact, et le grand livre de Schopenhauer, qui contient toute sa pensée, « le monde comme volonté et comme représentation » est écrit à 28 ans. Cette précocité est à mettre en rapport avec sa conception de ce qu'il appelle le « caractère intelligible », lequel est selon lui fixé une fois pour toutes, et sur lequel l'éducation n'a presqu'aucune prise. Dans l'enfance, ainsi qu'il le dit vers la fin de son livre « aphorismes sur la sagesse dans la vie » consacré aux âges de la vie, les hommes qui ne sont pas encore asservis aux désirs voient le monde tel qu'il est, et chaque chose concrête du monde dans son essence ou Idée. Ensuite, la plupart des hommes perdent de vue ces intuitions premières, accaparés qu'ils sont par les soucis de la vie, mais certains y restent fixés. Tel est le cas de Schopenhauer. Son œuvre est à ce point l'expression de son caractère qu'elle ne se discute pas : c'est à prendre ou à laisser.
Mais avant d'en venir à l'examen de l'oeuvre, il faut dire quelques mots de ce caractère, et de la personnalité qu'il a engendré. Alors que Maupassant était un homme à femmes qui n'aimait pas les femmes, Schopenhauer, qui lui non plus n'aimait pas les femmes, était plus conséquent, il avait appris à s'en passer. Cela avait dû lui coûter, car c'était une force de la nature comparable à Maupassant sur ce point, mais les biographes ont beau chercher, passées quelques liaisons amoureuses dans sa jeunesse, après 30 ans ils ne trouvent rien, hormis quelques passades avec des dames de petite vertu. Cette mysoginie avait certainement été favorisée par sa rancoeur à l'égard de sa mère, qu'il accusait d'être à l'origine du suicide d'un père qu'il admirait, et qui une fois veuve s'était lancé dans une carrière mondaine en n'accordant que peu d'intérêt à son fils. Plus tard, cette mysoginie sera étayée philosophiquement par la considération que la femme, en tant que reproductrice de l'espèce, est le principal agent du vouloir-vivre, cause de toute souffrance. Autre trait de caractère du philosophe, sa sensibilité à la douleur. A 15 ans, accompagnant son père dans une tournée commerciale à travers la France, il découvre le bagne de Toulon et éprouve un sentiment d'horreur à la vue de la condition effroyable des bagnards, réduits à l'état de bêtes de somme ; visitant Bordeaux, il assiste à des fêtes publiques dont la futilité le désole. Ces impressions fortes de son adolescence le marqueront à jamais , et constitueront la matrice de sa vision de l'humanité : les hommes ne sont pas libres, donc pas non plus pleinement responsables, le piège du vouloir-vivre se referme sur eux quel que soit leur condition sociale ; une humanité immuable est aux prises avec des forces qui la dépassent, et il n'y a aucune perspective sérieuse d'amélioration sociale ; l'histoire se répète sans changement, si ce n'est des variantes d'un drame toujours le même.
Sans être un ermite- il avait toujours vécu en ville, à Dantzig, Berlin, Francfort, Schopenhauer affectionnait la solitude et n'en souffrait pas. On ne lui connait qu'une seule compagnie durable, celle de son chien, sur lequel il a écrit des pages admirables ; son chien l'accompagna jusqu'à son dernier souffle, et on rapporte ce mot qu'il lui aurait lancé avant de mourir : « eh bien, tous comptes-faits, nous ne nous en sommes pas mal tirés ».Il lui légua tous ses biens ainsi qu'à sa gouvernante chargée de s'en occuper. J'aurais l'occasion de revenir sur le sens profond de cette sympathie non seulement pour les chiens, mais pour l'animal en général, mais il suffit pour l'instant de dire que cet attachement à un animal de compagnie est le résultat d'une perte de confiance envers les hommes : avec l'animal de compagnie, surtout le chien, la relation de confiance est naturelle et entière, ce qu'on n'obtient presque jamais avec les hommes. (sur la solitude, lire la 4ème page de couverture des « aphorismes »). Cette solitude était à la fois voulue et forcée, car, bien qu'il se soit entièrement investi dans la construction de sa philosophie, c'est peu dire que celle-ci ne recontra aucun succès, et pendant plus de 30 ans, le tirage de son grand livre fut proche de zéro exemplaire vendu. Par défi, et parce qu'il croyait à la supériorité de sa philosophie sur celle de Hegel, dont les cours rencontraient un immense succès, il s'était essayé à la carrière de professeur et avait entrepris de donner ses cours aux mêmes horaires où Hegel donnait les siens ; comme il n'eut jamais plus de trois élèves, il renonça rapidement, mais il en conçut une grande amertume. C'est un autre trait de caractère de Schopenhauer que ses violentes colères, par lesquelles il se dédommage de l'indifférence du public à son égard, en particulier contre Hegel- sa bête noire-, mais aussi bien contre des objets aussi incongrus que la moustache, qui symbolise à ses yeux la sottise virile des matamores de salon, auxquels il avait affaire dans son milieu bourgeois.
On n'est pas obligé de trouver Schopenhauer sympathique, en particulier quand il s'en prend aux juifs ou aux femmes, mais on doit reconnaître que ses saillies ne manquent pas d'humour, qualité rare chez un philosophe( Nietzsche par ex. n'en a aucun). Cet humour est involontaire quand il est l'effet de ses colères, des colères si outrées que le personnage en devient comique, mais il peut aussi être volontaire, et manifesté avec un sens étonnant de la formule (quelques exemples, sur l'amour des jeunes gens, sur la vie, sur les français, sur la femme et l'enfant). Vers la fin de sa vie, quand son œuvre fut enfin reconnue à sa juste valeur, son caractère s'assagit ; mais il reçut la gloire qui l'atteignait comme une comédie, à laquelle il se prêta sans trop y croire. Ce que ses contemporains comprirent de sa philosophie, dès qu'ils furent en état d'en comprendre quelque chose, c'était d'abord sa puissante originalité ; il y avait là vraiment du neuf, du nouveau par rapport au rabâchage de la pensée philosophique antérieure ; mais ils n'allèrent pas beaucoup plus loin, sinon le visage de la société européenne aurait été changée, et ils accueillirent avec empressement l'oeuvre de Nietzsche , qui lui succéda en prétendant la dépasser, se présentant comme une pensée du « oui à la vie » opposée au « non à la vie » de la pensée présumée pessimiste et nihiliste de Schopenhauer. On en est toujours là aujourd'hui, et la confrontation de ces deux monuments de la philosophie, à la fois si proches et si différents, représente un des sommets de ce que la philosophie occidentale a pu produire.
Venons en à présent à l'oeuvre. Elle s'inscrit dans ces philosophies de l'existence qui commencent à fleurir à partir du 19éme siècle et qui abordent l'existence comme un problème. Ce problème, il n'est pas question de le résoudre dans le cadre d'une théodicée où une providence éclairée réconcilie le bien et le mal et conduit au meilleur des mondes possibles. Il y a le fait du mal, c'est-à-dire de la souffrance, et ce fait est indépassable. Le point de départ de la construction philosophique de Schopenhauer, c'est le décalage saisissant entre la volonté et les représentations et les actions qu'elle inspire. Ce qui correspond au titre de son grand livre : le monde est à la fois volonté et représentation, et les deux n'ont rien à voir. Le monde est une représentation, plus exactement il est ma représentation, telle qu'elle est structurée à-priori par l'espace, le temps, la causalité, et les autres catégories de notre entendement : sur ce point, Schopenhauer rejoint Kant. C'est le monde des phénomènes, où se déroulent nos perceptions et qui peut faire l'objet d'une connaissance objective. Etroitement mêlé à ce monde mais d'une nature entièrement distincte existe un autre monde, le monde de la volonté. De celui-ci nous n'avons aucune connaissance, bien que nous en ayons l'expérience intime : il s'objective en effet dans la vie de notre corps, il est ce qui l'anime et dont nous ne sommes pas maitres. Il ne faut pas confondre en effet ce que nous appelons « volonté », volonté consciente, avec ce que Schopenhauer appelle du même nom, le vouloir, le vouloir-vivre. Dans la conception classique, la volonté est subordonnée à l'entendement : nous jugeons, et décidons de vouloir d'après nos jugements ; dans la conception de Schopenhauer, c'est l'inverse : c'est la volonté qui nous mène, et qui décide de la portée comme de la nature de nos jugements. Or que veut cette volonté ? Sur le fond, rien, elle veut, c'est tout. Nous voulons vivre, persévérer dans notre être. Et ce vouloir là ne nous lâche pas un seul instant . Qu'il s'interrompe, et c'est l'ennui, qu'il ne s'interrompe pas, et il donne lieu à une multitude de besoins et de désirs. Là est la racine de la souffrance, dans la lutte continuelle pour satisfaire besoins et désirs toujours renaissants. Il n'y a pas de terme à cette lutte, et nous sommes attachés à ce corps qui veut sans savoir pourquoi il veut comme le forçat à son boulet. La cause ultime de la souffrance, c'est le principe d'individuation : un corps parmi d'innombrables autres corps, chacun cherchant les voies de sa satisfaction et les disputant âprement à tout ce qui s'y oppose, un corps qui finit par mourir( Spinoza dans l'Ethique fait des analyses de ce genre à propos des passions, mais il conclut à une compatibilité possible des corps et de la volonté qui les anime, ce que ne fait pas Schopenhauer).
Le vouloir-vivre anime tout ce qui vit, et même tout ce qui est, en tant que volonté de maintenir son être et de persévérer dans son être, jusqu'à la matière inanimée qui elle aussi tend à maintenir sa structure. Il s'agit bien entendu d'une volonté inconsciente, et la duperie chez l'homme consiste à la confondre avec la volonté consciente, et de croire qu'il sait pourquoi il fait ce qu'il fait ( il le sait au plan des motifs, non des mobiles, et le rapprochement avec l'inconscient de Freud, qui mentionnera tardivement sa dette envers Schopenhauer, est ici évident). Pour qui aurait des doutes sur la validité de cette thèse, il suffit de considérer l'actualité : les gens sont pleins de bonnes idées sur les mesures à prendre pour éviter une catastrophe écologique, mais la société n'en continue pas moins une expansion irrésistible qui y conduit tout droit, ce qui porte à conclure que réfréner le vouloir-vivre est impossible.
Mais le vouloir-vivre ne fait pas que contrarier nos volontés conscientes, il les inspire aussi, en produisant des représentations qui sont des leurres destinés à amener l'individu à servir les buts de l'espéce. C'est ainsi que dans l'amour nous croyons suivre notre intérêt alors que nous servons ceux de l'espèce, qui veut que l'individu se reproduise, et ce moyennant toutes sortes d'illusions charmantes sur la personne de l'être aimé, qui se dissiperont dès que le but inconscient- la reproduction -sera atteint. Maupassant a amplement traité le sujet, et Schopenhauer ne ménage pas sa verve pour décrire le « triste animal post-coïtum » : au terme de l'extase, la volonté est au point mort, elle n'a plus qu'à recommencer.
Cette volonté insatiable et incompréhensible, c'est le fond de toutes choses, la substance, la « chose en soi ». Nous en voyons les manifestations, nous connaissons son comment mais non son pourquoi. On dirait qu'elle cherche à se détruire elle-même, en envoyant ses créatures à la mort, en les faisant se dévorer les unes les autres. Elle est sans but, sans intention, elle crée pour créer ; et le contraste est frappant entre la finalité interne de chaque organisme, qui se révèle dans la parfaite organisation du corps, et l'absence de finalité de l'ensemble( le dieu de Spinoza aussi crée pour créer, mais dans la jubilation, sa puissance infinie à un sens ; c'est que Spinoza écarte la question du mal, centrale chez Schopenhauer, en quoi il fait ce que nous faisons tous, persuadés que la vie est une bonne chose, et attachés à vouloir, quoi qu'il arrive. Pour autant, Schopenhauer ne prône pas le suicide, qui marque encore l'attachement à vouloir( non cette vie, mais une autre meilleure) ; ce qu'il préconise, c'est le détachement du vouloir, et si possible, son renoncement complet.
Il existe différents moyens d'endormir la volonté. Le sommeil est l'un d'eux, mais il ne fait guère que nous disposer à vouloir à nouveau. On peut aussi recourir aux psychotropes, mâcher du béthel, ou répéter pendant des heures des mantras, jusqu'à l'abrutissement. Ces moyens sont si répandus qu'ils signalent une aspiration commune inconsciente à sortir de la tyrannie de la volonté. Schopenhauer prône un moyen plus noble : l'attitude esthétique, la mise à distance esthétique du monde par la contemplation. Kant dans la « critique de la faculté de juger » avait déjà signalé le bénéfice de l'attitude esthétique : elle nous procure un plaisir désintéressé, l'intérêt qu'on y prend n'est pas un intérêt de la volonté. Envisagés d'un point de vue esthétique, tous les phénomènes du monde sont susceptibles de nous procurer ce type de plaisir, les spectacles de la nature comme ceux de la société, mais plus encore les réalisations de l'art ; car les œuvres d'art- entendons par là les chefs-d'oeuvre, les œuvres géniales- font plus que nous procurer un plaisir désintéressé, elles présentent leur objet dans sa vérité et en exposent l'Idée( au sens platonicien du terme, c'est-à-dire la forme typique de chaque réalité concrête) ; à la différence du concept, qui est général, l'Idée est particulière, c'est l'Idée de tel ou tel aspect du monde, présenté tel qu'il est ; dans les œuvres géniales, la vérité est révélée sous une forme concrête,tangible, accessible aux sens, ce sont des apparences, mais des apparences vraies ; la peinture du Greco, la musique de Bach, le théatre de Molière, font plus que manifester des apparences, elles sondent la profondeur, exhibent des types, rendent sensibles l'Idée dont l'apparence est porteuse. En ce sens, l'art est une forme de la connaissance, et d'une connaissance plus profonde que celle que procure la science; car la science ne va pas au-delà des phénomènes, tandis que l'art laisse pressentir cet au-delà, la source d'où ils proviennent, le monde de la volonté. A cet égard, Schopenhauer accorde une place toute particulière à la musique, dont il dit qu'elle exprime la volonté elle-même ,qu'elle en est la voix . De fait, ce qu'on entend dans la musique (celle des grands maitres), va au-delà des sons ; elle ne dit rien, mais elle dit l'indicible, la profondeur cachée , l'origine ; les musiciens sont en tenue sombre, austère, l'auditoire retient son souffle ; tous célèbrent un mystère.
C'est ici, dans l'attitude esthétique, qu'intervient le second sens du mot « représentation » dans l'intitulé du livre « le monde comme volonté et comme représentation ». Parmi la foule des représentations, il faut distinguer entre celles qui sont dictées par le vouloir-vivre et liées aux nécessités de la vie, et celles qui s'en détachent pour former un monde à part, le monde de la reprsentation. Se représenter une chose, c'est la mettre à distance, de même qu'il y a une distance dans la représentation théatrale entre spectateurs et acteurs. Détachée de la matière de la chose représentée, la représentation est libre, c'est une chose mentale, comme le disait Léonard de Vinci de la peinture, l'esprit n'y a affaire qu'à lui-même. Et c'est bien entendu l'éloge de la vie intellectuelle telle que Schopenhauer l'a pratiquée, comme un premier pas vers l'affranchissement des servitudes du vouloir-vivre, et tel qu'elle lui faisait dire que son grand livre, c'était lui tout entier, bien plus que le personnage social qu'il avait été à l'occasion. La vie intellectuelle procure une forme d'apaisement, parce que les recherches qu'on y mène sont désintéressées et procurent tout comme les œuvres d'art un plaisir désintéressé( on connait pour le plaisir de connaître) ; et dans la mesure où la volonté est aveugle et ne cherche nullement à se connaître, la vie intellectuelle nous éloigne du monde de la volonté.
Cependant, tant la vie intellectuelle que la contemplation esthétique n'obtiennent que la suspension du vouloir, or ce dont il s'agit, ce qui constitue le but, c'est sa suppression. Obtenir du vouloir qu'il s'abolisse lui-même et veuille ne plus vouloir n'est pas un mince tour de force, et ce résultat n'est atteint que par le saint et l'ascète. L'un et l'autre mettent fin en ce qui les concerne au principe d'individuation, parce qu'ils ont reconnu l'identité du vouloir en toutes les créatures et par conséquent l'unité de tout ce qui vit ; ils ne font plus de différence entre leur moi et le monde, ni entre le sujet et l'objet telle qu'elle est constitutive de la vie au plan des phénomènes ; ils sont affranchis de l'espace et du temps et vivent dans l'éternité (tout comme l'animal qui n'a pas d'individualité). De ce point de vue, la mort individuelle n'est plus un problème, c'est la mort d'un individu, donc d'une illusion ; l'individu rentre dans le sein de la nature, le principe vital qui l'animait et constituait son essence ne meurt pas et passe de son corps à d'autres corps, d'une certaine manière celui qui meurt réalise cette union avec le Tout qui était le but( ce qui n'est pas une raison suffisante pour vouloir mourir, mais qui est suffisant pour mourir tranquille, quand on est parvenu à cette compréhension de la mort, et il y a tout lieu de penser que ce fut le cas pour Schopenhauer)*. Cette compréhension est celle des boudhistes parvenus au stade de l'illumination, et l'on sait à quel point Schopenhauer était sensible à la pensée boudhiste, dont il fut l'un des premiers à prendre connaissance en 0ccident. Il ne faut toutefois pas surestimer la convergence entre la pensée boudhiste et celle de Schopenhauer, il n'y a pas chez lui de cycle des renaissances ou de théorie de l'Eveil, seulement la visée d'une position où l'on est entièrement détaché du vouloir-vivre. Il eut l'honnêteté de reconnaître que pour sa part il n'était pas allé jusque là et qu'il était resté un individu, bien que sa philosophie conduise droit à la négation du vouloir, tenu pour la cause de toute souffrance. La conséquence de cette position, c'est une morale de la solidarité avec tout ce qui vit et souffre, et donc aussi avec les animaux, une morale de la compassion. Ni les animaux ni la plupart des hommes n'ont les moyens d'éviter la souffrance, qui croit à proportion de la volonté ; les animaux en particulier ,qui sont la proie des hommes et l'objet de persécutions infinies ; nul n'y fut plus sensible que Schopenhauer, en quoi il est à cet égard notre contemporain ; raison pour laquelle il était très hostile à la morale judéo-chrétienne, qui ne reconnaît de dignité qu'à l'homme, l'animal ayant seulement un prix. On notera en passant l'opposition tranchée entre la morale de Schopenhauer et celle de Nietzsche, qui valorise la souffrance, aussi bien celle qu'on inflige que celle qu'on subit). A l'égard des hommes, comme la misanthropie de Schopenhauer est indéniable, et comme on ne peut douter qu'il ait mis en appliccation sa morale, on parlera de pitié plutôt que de compassion. Schopenhauer éprouvait de la pitié pour le genre humain voué aux tribulations du vouloir-vivre, mais on l'imagine mal mettre la main au porte-feuilles pour soulager la misère des pauvres ; ne pas ajouter à la misère du monde, dans l'esprit de Rousseau(fais ton bien avec le moindre mal pour autrui), était pour lui un programme largement suffisant. Politiquement, c'était un conservateur et un partisan de l'ordre, et loin de considérer à la manière de Hegel l'Etat comme un agent d'émancipation, il y voyait le gardien de l'ordre, chargé de mettre une muselière à de potentielles bêtes fauves.
Pour dire un mot de critique, une morale de la compassion ( ou de la pitié, comme on l'entend), pose problème dans le cadre d'une doctrine qui prétend émanciper de la souffrance. Car comment cesser de souffrir quand on est à ce point sensible à la souffrance universelle ? Nietzsche reprendra cette objection.
La philosophie de Schopenhauer met à la roue ceux qui aiment la philosophie telle qu'on l'apprécie généralement aujourd'hui, c'est-à-dire inspirée par l'esprit des Lumières. C'est une doctrine du salut individuel, qui ne propose aucune solution collective, une philosophie élitiste. Elle est pessimiste, mais sans être décourageante, puisqu'elle offre plusieurs issues aux impasses du vouloir-vivre ; elle ne croit pas que le bonheur soit possible en ce monde, sinon sous une forme négative (ne pas souffrir) mais elle propose des formes de joie (joie de la connaissance, de la contemplation esthétique) ; bien que l'idéal qu'elle propose -être entièrement débarrassé du vouloir-vivre- soit hors de portée de la mentalité occidentale (il y faudrait des siècles d'entrainement intensif, comme ce fut le cas aux Indes) la philosophie de Schopenhauer mérite plus que jamais d'être étudiée aujourd'hui, à
une époque où nos sociétés sont à la croisée des chemins et commencent à prendre conscience de l'impasse où leurs orientations les conduisent, en multipliant les besoins et les désirs et les moyens de les satisfaire. Prendre du recul par rapport au soi-disant sérieux de la vie (le service des besoins et des désirs), préférer chaque fois que possible la contemplation à l'action, et surtout regarder en face la réalité du mal qui résulte de nos affairements, c'est une cure de santé dont nos sociétés ont le plus grand besoin et à laquelle invite la philosophie de Schopenhauer.
C'est à cette aune qu'il convient de juger cette philosophie et l'homme qui l'a produite, irascible et misanthrope. Quand on désapprouve les orientations de la société, il faut être conséquent et avoir le courage de lui tourner le dos. Schopenhauer était anti-allemand, mais aussi bien anti-occidental, et il aurait été anti-capitaliste si on lui avait posé la question, comme d'ailleurs hostile à toute société productiviste ; il était également anti-chrétien et anti-juif, mais il est ridicule de le taxer d'antisémitisme ( ce qu'il reprochait aux juifs comme aux chrétiens, c'est leur attitude envers les animaux) ; quant à ses propos sur les femmes, ils visent surtout celles de son milieu bourgeois, non les femmes de milieu populaire, qu'il ne connaissait pas, et il dit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas (Proudhon n'était pas loin de penser la même chose). Et si la question sociale ne l'intéressait pas, il ne s'est pas moins indigné du traitement des noirs américains, et il a dénoncé violemment l'exploitation du travail des enfants à son époque, alors qu'on ne trouve pas un mot sur ce sujet chez Hegel. En sorte que tous comptes faits, le bonhomme est plutôt sympathique : il dit que le roi est nu, et que notre société malgré ses grands airs à bien des égards ne vaut pas cher- et c'est une parole qu'encore aujourd'hui nous avons besoin d'entendre.
On pourrait encore dire bien des choses sur cette philosophie, qui a subi le sort de toutes les philosophies quand elles tombent dans l'espace public, à savoir des utilisations que leur auteur n'avait pas prévu et aurait sans doute désavoué. Le renoncement à l'égo et l'immersion dans le grand Tout sont à-priori sympathiques, en ce sens qu'ils témoignent d'un effort d'ouverture par-delà les limites de la raison commune ; mais d'un autre côté ces dispositions se retrouvent aussi, de façon caricaturale, dans les phénomènes de foule et l'agrégation des individus en masse ; et le fait que le monde n'ait ni but ni sens peut très bien servir de caution à des aventuriers de la politique pour faire n'importe quoi. Hitler avait lu Schopenhauer et on peut imaginer qu'il en avait conclu au moins deux choses : d'une part, que les individus n'étaient rien et que seule comptait l'espèce , moyennant quoi on pouvait les sacrifier allègrement; d'autre part, qu'il pouvait, lui, se faire l'organe de la volonté, se faire volonté de volonté et prendre en charge le destin du monde. Mais il en va ainsi de toutes les philosophies , qui n'appartiennent vraiment qu'à leurs auteurs , et qu'un scrupule envers l'humanité porte à faire connaître, en espérant qu'elle en tirera le meilleur parti.
Pour aller plus loin : internet ( sur le site « Schopenhauer, les vidéos de you-tube, en particulier les 5 émissions de France-Culture consacrées à Schopenhauer))/ « le monde comme volonté et comme représentation » (sauter le livre 1(difficile) et picorer dans les 1000 pages du texte). « aphorismes sur la sagesse dans la vie » / « Insultes ». On peut lire aussi sur internet « métaphysique de l'amour et métaphysique de la mort » ( extrait du « monde ») et l' essai sur les femmes ».
* la doctrine bouddhiste du nirvana n'est pas très claire : il s'agit apparemment d'éteindre une fois pour toutes le vouloir-vivre, non pas de mourir, mais de mourir vivant, de faire l'expérience du néant. Il est clair que pour un bouddhiste Schopenhauer ne va pas assez loin, et que le salut ne peut venir ni de la contemplation artistique, ni de la création intellectuelle ou artistique. Ce repos dans le néant est conséquent avec les conclusions tirées de la souffrance universelle, mais cette mentalité de pisse-froid
entale, et c'est trop demander. Une culture peut bien comporter des erreurs et des points aveugles, mais ce n'est pas une erreur ; c'est l'expression d'un sentiment du monde qui ne peut pas être autrement qu'il n'est et qui en tant que tel est pleinement justifié ; on peut le corriger à la marge, mais il n'y a pas lieu de le renier ; et il n'y a pas plus lieu d'être bouddhiste quand on est européen que européen quand on est bouddhiste.