18 juillet 2020
Pour lancer notre sujet, je vous propose de donner la parole à Charles Baudelaire, qui l’évoquait dans les termes suivants : “Il est impossible de parcourir une gazette quelconque, de n’importe quel jour, ou quel mois, ou quelle année, sans y trouver, à chaque ligne, les signes de la perversité humaine la plus épouvantable, en même temps que les vanteries les plus surprenantes de probité, de bonté, de charité, et les affirmations les plus effrontées, relatives au progrès et à la civilisation. Tout journal, de la première ligne à la dernière, n’est qu’un tissu d’horreurs. Guerres, crimes, vols, impudicités, tortures, crimes des princes, crimes des nations, crimes des particuliers, une ivresse d’atrocité universelle. Et c’est de ce dégoûtant apéritif que l’homme civilisé accompagne son repas de chaque matin. Tout, en ce monde, sue le crime : le journal, la muraille et le visage de l’homme. Je ne comprends pas qu’une main pure puisse toucher un journal sans une convulsion de dégoût.”
Voilà qui n’est pas un portrait très positif de ce que peut représenter l’information.
Deux siècles plus tard, on peut être tenté de dresser un état des lieux semblable : regardez les titres qui font la Une de l’actualité : « la peur de l’Islam », « Ceux qui cassent la France ». Sans compter sur les anniversaires : « Les attentats un an… deux ans… trois ans après ». Dans l’actualité plus immédiate, observez les chaines d’info en continu, ou même C dans l’air : vous n’avez quasiment pas un jour sans que les débats portent sur le covid, avant, pendant, après. On fait déjà des rétrospectives !
Cela soulève plusieurs questions, notamment :
Quelles conséquences ?
Pourquoi ?
Et comme nous sommes tous ici guidés par la quête de sagesse : comment y remédier ?
Comment améliorer la situation ?
1. QUELLES CONSEQUENCES ?
“Mon inquiétude unique devant le journalisme actuel, c’est l’état de surexcitation nerveuse dans lequel il tient la nation. Aujourd’hui remarquez quelle importance démesurée prend le moindre fait, des centaines de journaux le publient à la fois, le commentent, l’amplifient et souvent, pendant une semaine, il n’est pas question d’autre chose. […] Jadis, les faits, même les plus graves, parce qu’ils étaient moins répandus et moins commentés, ne donnaient pas à chaque fois ces accès violents de fièvre au pays. Ce régime de secousses incessantes me paraît mauvais.” Zola, Le Figaro, 1888
Tout cela peut conduire à ce que le psychiatre Patrick Lemoine qualifie d’“hébétude désespérée” ou les psychologues de “résignation apprise”. Un conditionnement dans l’immobilité entraîné par la perception d’un déluge de catastrophes. Nourris du sentiment que des événements inéluctables s’abattent sur eux, les citoyens apprennent à se résigner. “
Un pessimisme généralisé, du fait du sentiment que tout part à vau-l’eau dans l’impuissance absolue. L’insécurité dans les banlieues nous menace, le changement climatique laisse présager d’un déluge de catastrophes naturelles, des millions d’immigrés climatiques se pressent à nos portes…
Qui peut s’accompagner de symptômes biologiques, entre autres une dérégulation du système immunitaire. Nous serions tous malades du simple fait qu’il ne peut que nous arriver malheur dans ce monde incontrôlable. Une sorte de méthode Coué à l’envers”. On se rend authentiquement malade parce que l’on se croit, à tort, condamné à l’être.
Autre effet, le conformisme. Au sens où nous nous conformerions au jeu médiatique. Ayant assimilé les mécanismes, à ce qui fait sens pour ceux qui fabriquent l’information, on a pu voir : - Des élus locaux exagérer les dégâts causés par une inondation dans leur commune, pour créer l’appétence médiatique, en espérant un retour. Un maire à propos des victimes : « J’ai pensé qu’il fallait donner un chiffre terrible, pour que des journalistes se déplacent, voient les dégâts et que les secours arrivent. Sans cela j’avais peur que rien n’arrive. » - Autre exemple, le jeune de banlieue qui est une figure privilégiée des journaux télévisés : on a vu des jeunes caillasser des voitures parce qu’il y avait présence des caméras. Une manière de se conformer à l’image que l’on attend d’eux, et de confirmer ce que “tout le monde” pense apriori : chômage, échec scolaire, non-intégration, trafic, violence et voitures brûlées… situation qui peut dégénérer et faire flamber une allumette à tout moment.
Cela étant, il faut aussi saluer la précaution des journalistes qui évitent de nous exposer frontalement à beaucoup d’images d’accidents de la route, scènes de crime, décapitations d’otages… qui sont mises à l’épreuve du tamis médiatique. On a en tête l’affaire de l’hypercacher, durant les attentats de Paris, où BFM annonçait que des clients étaient cachés dans le sous-sol du supermarché, alors que les terroristes se trouvaient un étage plus haut. Mais c’est l’exception. On n’est pas dans ce film que vous avez peut-être vu : Night Call. Branché sur les fréquences radios de la police, Lou parcourt Los Angeles la nuit à la recherche d’images choc qu’il vend à prix d’or aux chaînes de TV locales. La course au spectaculaire n'aura aucune limite...
Reste que l’anxiogène ressort : - 64% des moins de 35 ans disent « se sentir fragilisés par la surabondance d’info », exprimer une « fatigue de + en + forte par rapport au sentiment que de nos jours les infos sont négatives » (BBC) - 3 minutes d’exposition matinale à des infos négatives augmenterait de 27% le risque de déclarer avoir passé une mauvaise journée (CBS news) - Rapport de la médiatrice de France TV : « Je suis au chômage et il n’est pas rare que je me sente représentée dans des reportages. Par contre c’est trop suvent défaitiste. Moins de politique politicienne oui, mais davantage d’immersion dans les difficultés quotidiennes, non ». Dans ce contexte les gens demandent -dans la grande enquête intitulée « Ma radio demain » auprès de 130 000 personnes, que Radiofrance rende compte des initiatives positives - à 82%.
2. POURQUOI CE PRISME NEGATIF ?
La formation : s’il n’y a pas clash, s’il n’y a pas drame, il n’y a pas info.
L’adage « Si ça saigne ça baigne » : appétence supposée pour la violence. Or pour citer Albert Camus, “l’argument de défense est bien connu : on nous dit « c’est cela que veut le public ! ». Non, le public ne veut pas cela ; on lui a appris pendant vingt ans à le vouloir, ce qui n’est pas la même chose”.
Les journalistes sont convaincus que le monde est dangereux. On va entendre que 20 morts à Marseille depuis le début de l’année c’est du « jamais vu » alors que vous reprenez les archives de PPDA dans les années 90 qui vous annonçait 80 morts dans l’année. Ce qui fait dire à Taddéi que « les journalistes ne sont pas mieux informés que les gens ». Nous avons collectivement une vision assez erronée des choses :
- Nous surestimons la proportion des immigrés parmi les prisonniers : nous pensons qu’elle est de 30% quand elle est de 15% - Seuls 7% d’entre nous pensons que le nb de meurtre diminue depuis les 2000’, or il a en réalité baissé de 30%
La psychologie de certains journalistes : Aude Lancelin, ex directrice adjointe de la rédaction de L’Obs rapporte les propos de son directeur de rédaction : “J’ai adoré la période des attentats […] dans ces moments-là, nous sommes vraiment au centre de notre métier.” “Les catastrophes aériennes produisaient chez lui un effet similaire, quoique de moindre durée, poursuit-elle. Toute la journée, le tapage incessant des chaînes d’information BFM et I-Télé résonnait alors dans son bureau où il allait et venait avec précipitation comme s’il avait à organiser les secours ou à diriger un débarquement. Séparée de lui par une mince cloison en verre, je me voyais dans ce cas contrainte d’abandonner les lieux ou de porter un casque de chantier.”
L’état du métier : « comment voulez-vous demander à des journalistes qui sont pressurés, précarisés, de voir autrement le monde » = subjectivité totale.
La course à l’audience : les clashs en plateau (Pascal Prot, Zemmour) ça fonctionne, côté addictif.
La facilité : plus aisé de mettre une caméra devant une voiture qui brûle, que de mener une enquête au long cours sur une initiative qui se construit dans la durée pour remédier au pb. 3. COMMENT Y REMEDIER ?
Emergence d’une nouvelle pensée journalistique :
- Martyn Lewis ; Delphine Minoui ; Cécile Allegra - Laurent de Chérisey : un entrepreneur social au Rajasthan crée un système d’irrigation - Cathrine Gyldensted : sans-abris
Journalisme de solutions
- Déf + aux 5W (Quoi Qui Quand Où Pourquoi) ajour d’une 6e question : « On fait quoi maintenant » - Reflet du couple opportunité-menace - Libé des solutions ; Nice Matin ; JPP ; The Guardian (Keep in the ground, The Upside)
A quelles conditions ça fonctionne
- Pas du positif, du constructif - Des exemples convaincants parce que concrets, éprouvés (Mafia en Sicile, Téléphone équitable, Armor)
Le scénario peut évoluer !
- Demande globale : les gens, les journalistes, les annonceurs - Le désir d’agir, de se rebeller contre le statu quo est une tendance sociétale très observée depuis 3-4 ans (Darrigrand). L’individu en a assez de rester passif ; il a envie d’apprendre et veut un savoir transmis avec saveur ; il a un désir d’ancrage et d’appartenance »
- Dès lors qu’on conçoit l’information pour ce qu’elle est, le produit d’une construction intellectuelle et sociale, d’usages professionnels, de déterminismes sociaux… alors tous les espoirs sont permis : une autre construction est possible.
Le scénario auquel nous aspirons à Reporters d’Espoirs : que le journaliste assume une fonction sociale, celle de contribuer à tisser des liens, à faire que les uns comprennent mieux les raisons des autres. Promouvoir des valeurs douces : tolérance, défense de la dignité humaine, l’ouverture au monde, la patience… ».
Gilles Vanderpooten, Reporters d’Espoirs
- Dès lors qu’on conçoit l’information pour ce qu’elle est, le produit d’une construction intellectuelle et sociale, d’usages professionnels, de déterminismes sociaux… alors tous les espoirs sont permis : une autre construction est possible. Le scénario auquel nous aspirons à Reporters d’Espoirs : que le journaliste assume une fonction sociale, celle de contribuer à tisser des liens, à faire que les uns comprennent mieux les raisons des autres. Promouvoir des valeurs douces : tolérance, défense de la dignité humaine, l’ouverture au monde, la patience… ».