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Flaubert et Sartre, les chemins de l'écriture

Dernière mise à jour : 4 avr. 2023



Flaubert et Sartre, les chemins de l'écriture *


Christian Carle 23 octobre 2021


Qu'est-ce qui pousse quelqu'un à devenir écrivain ?

Il y a d'abord la quête d'identité : même si ce n'est qu'un indice, il n'est pas négligeable qu'un livre achevé porte en couverture le nom de son auteur ; il était acteur de sa vie, le voici promu auteur, dans cette vie seconde qui est celle d'un livre.


Il y a aussi une certaine prédestination sociale : ce sont surtout les enfants de la bourgeoisie qui écrivent des livres, la profession d'écrivain y est valorisée, et on y est à l'aise avec les mots, on sait s'en servir ; en milieu bourgeois, une vocation d'écrivain peut être précoce, alors que c'est rarement le cas en milieu populaire. Il y a enfin le besoin d'établir un autre rapport à la réalité ; la vie de tous les jours est réelle sans pour autant être vraie, la vivre est une chose, la comprendre en est une autre ; l'écriture y met de l'ordre ; cela peut se dire de tout type d'écriture, mais particulièrement de l'écriture littéraire, qui est à la fois une quête de soi et une recherche de la vérité du monde .

Il y a des choses qu'on ne peut confier directement qu'au papier ; l'expliquer à quelqu 'un serait trop long, trop compliqué. Lorsque l' apprenti écrivain s'essaie pour la première fois à l'écriture, il se fait en lui un grand silence ; il entre dans un autre monde, qui a certainement à voir avec le vécu familier, mais qui est d'une autre substance : le monde des mots ; écrivant, il apprend de la langue ce qu'il ne pourrait pas apprendre autrement, c'est elle qui le guide ; où le mène -t-elle, il ne le sait pas encore ; il a bien une idée, il s'est donné un thème, il veut peut-être raconter une histoire, mais la langue va le conduire là où il n'avait pas l'intention d'aller ; il est entré sans le savoir dans le processus indéfini de l'écriture, le déploiement de la langue; c'est un monde qui est en train de s'ouvrir à lui, avec ses règles et ses exigences ; reste à le construire et à l'organiser ; c'est le travail de l'écrivain.


Mais revenons tout d'abord sur le rapport aux mots, tel qu'il est constitutif à la fois de la réalité vécue et du processus de l'écriture chez l'écrivain, lequel ne fait que porter à un niveau supérieur ce qui est déjà inclus dans l'usage ordinaire des mots.


Tout commence dans l'enfance. Le petit enfant s'enchante des mots qu'on lui dit, il s'enchante que des sons veuillent dire quelque chose ; plus tard, quand il apprend à lire, il s'enchante de même que des traces, des lettres assemblées en mots, des sortes de dessins, renvoient à des réalités concrètes, matérielles ; plus tard encore, il découvrira que certains mots peuvent désigner des réalités invisibles, des notions, des sentiments ; manifestement, les mots sont le chemin d'accès le plus court à toutes ces réalités ; ils en tiennent lieu, les dire, les écrire, c'est les rendre présentes, les susciter; bien avant de connaître le monde dans sa diversité, l'enfant l'appréhende par les mots, il connaît le nom des fleurs ou des oiseaux bien avant de les avoir vus, il se peut même que le mot évoque la nature de la chose, que le papillon soit une sorte de papy .


Notons en passant que cette façon d'incarner les mots est la source de la poésie, et que l'enfant est naturellement poète ; en poésie, les mots ne nomment pas les choses, ils sont les choses, leur vraie substance, ils ont un pouvoir magique, pouvoir qu'on retrouve aussi bien dans les formules cabalistiques que dans les œuvres de poètes comme Jean Genet, dont on sait que par le pouvoir d'un mot, le mot « voleur », dont il avait été affublé à 10 ans, il fut métamorphosé en ce voleur qu'on avait vu en lui, ce qui est peut-être à l'origine de sa fascination pour le langage.


Donc les mots ont un pouvoir fascinant sur l'enfant, et quand l'enfant s'appelle Flaubert ou Sartre, ce pouvoir ne passe pas inaperçu ; l'un comme l'autre commencent très jeunes à écrire, avant dix ans, des bouts-rimés, des scénettes, des esquisses de romans ; à 11 ans, au collège, Flaubert fonde une revue ; à 15 ans, il a déjà écrit une dizaine de livres, sur toutes sortes de sujets ; le jeune Sartre n'est pas en reste et lui aussi écrit livres sur livres, évidemment pour la plupart inachevés.


A quoi tient cette boulimie d'écriture, qui va très au-delà de la fascination commune des enfants pour les mots ? Il faut la référer au contexte particulier de leur enfance respective.

Pour Sartre, c'est très clair : il a grandi dans la bibliothèque de son grand-père, et pour lui cette bibliothèque, c'est le monde ; sa vocation est décidée, il s' y fera une place en écrivant des livres ; pour Flaubert, c'est différent ; il vit dans l'ombre de son frère aîné destiné à devenir chirurgien comme le père, et il cherche à se démarquer, à trouver sa voie.

Cependant les choses ne sont pas si simples, et il faut revenir sur cette quête de l'identité mentionnée au début. Dans le cercle familial, l'enfant est parlé plus qu'il ne parle, il est gratifié d'une identité qui n'est que celle que sa famille voit en lui .

Le petit Sartre est un enfant unique, recueilli avec sa mère chez les grands-parents après le décès du père, et adoré de tous ; on lui passe tout, ses paroles sont d'oracle, se met-il à écrire, c'est un génie en herbe ; pour plaire à l'entourage, et parce qu'il y trouve son compte, il surjoue l'enfant parfait qu'on voit en lui, il en rajoute ; or le soupçon finit par lui venir qu'il fait le singe, que sa conscience est truquée, et qu'il est en réalité le jouet de sa famille ; on dira que c'est là un malheur d'enfant gâté, mais pour le petit Sartre c'est suffisant pour le jeter dans une recherche d'authenticité qui passe par l'écriture ; écrivain, il aura ses mots à lui ; l'écriture va fonctionner comme un projet d'existence, une reprise par les mots d'une identité dont il a été dépossédé, une auto-création ; dans son récit autobiographique, « les mots », Sartre décrit une véritable possession par le langage ; il veut n'être rien, rien que des mots ; les livres qu'il écrira vivront à sa place..


Le cas de Flaubert est à la fois similaire et différent. Une mère assez froide, un père distant et très occupé (il est chirurgien en chef de l'hôtel-dieu de Rouen), font qu'il ne trouve pas sa place dans la structure familiale ; c'est un enfant fragile et sensible, qui bégaie, l'ambiance austère de l'hôpital où la famille est logée le blesse et quand il joue avec sa sœur dans la cour, il peut voir par la fenêtre le père en train de disséquer des cadavres ; très jeune, à peine adolescent, il a des pensées de suicide, la vie lui paraît un néant ; l'écriture, en lui procurant un monde alternatif, va lui permettre de se structurer , c'est elle qui va le maintenir en vie.

Cette fonction de l'écriture régira sa vie entière, elle lui tiendra lieu de tout, et accréditera la légende de l'ermite de Croisset, seul pendant des mois à écrire dans son bureau du matin au soir.


Les deux personnalités de Sartre et de Flaubert diffèrent singulièrement.

Flaubert a des allures de colosse, mais il est miné intérieurement et doit lutter contre un sentiment de vide existentiel ; Sartre est un petit bonhomme qui n'a physiquement rien pour lui, mais il ne doute de rien, est sûr de lui ; Flaubert veut faire une œuvre plus vraie que la vie, c'est un artiste ; Sartre veut avaler le monde, produire des totalisations, tout comprendre ; Flaubert ne veut que parfaire la langue, le monde n'en est pour lui que la matière, il ne s'intéresse qu'au style ; il y a de l'angoisse dans son souci de faire tenir la langue, d'en faire un bloc impénétrable, sans couture ; alors que Sartre a l'écriture facile, lui peine à écrire.

Curieusement, Sartre a été fasciné par Flaubert, qui était pourtant son opposé, et il lui a consacré un gros livre ; peut-être aurait-il voulu être Flaubert, être un esthète, toujours est-il qu'il a suivi une trajectoire inverse : il a rejoint l'universel par la philosophie et l'engagement politique, quand Flaubert y a accédé par le style, et on peut débattre pour savoir laquelle des deux voies est préférable.


Est-ce que Flaubert et Sartre ont atteint leur but ?

Est-ce que l'écriture leur a procuré l'identité qu'ils cherchaient, est-ce qu'elle leur a rendu intelligible leur monde ? Certainement.

Ils sont parvenus à une fusion de l'identité et de l'oeuvre, ils sont ce qu'ils ont écrits, et cette identité est garantie par la consécration de l'oeuvre.

Flaubert, c'est l'auteur de Madame Bovary et un maître de la langue, Sartre, c'est l'auteur qui a dominé la scène philosophique française pendant 30 ans. Ils étaient partis d'un mal-être, d'un tourment, d'un hiatus entre leur conscience et le monde. Ils l'ont comblé. On ne peut mieux faire.

A vrai dire, l'opération ne fonctionne que si la névrose de départ est considérable, et engendre un formidable appétit de sortir de soi. C'est le cas chez Flaubert, et aussi pour Sartre, qui a limité son autobiographie à son enfance ; il était petit et laid, cela marque un homme ; et il n'est pas interdit de voir dans sa radicalité critique une haine de soi camouflée par un super-égo.

Qu'il faille s'éprouver n'être rien et être rongé par ce rien pour avoir envie de devenir tout est peut-être une loi de la vie, et à cet égard les grands écrivains sont aussi de grands brûlés, à la susceptibilité maladive ; les autres, les écrivains de second rang, sont plus fréquentables, ils gardent un pied dans la vie et un pied dans l'oeuvre ; mais il appartient à l'appel de l'écriture d'obliger ses grands serviteurs à tout donner sans réserve ; c'est un tyran qui exige sa livre de chair.


Est-ce un mirage que cet appel de l'écriture, et en quel sens y trouve-t-on sa vérité ?

A la fin des « mots », Sartre avoue être aussi démuni que l'enfant qu'il a été ; ses livres, c'est lui et ce n'est pas lui, il est condamné à en écrire toujours d'autres, dans une explication interminable avec la langue ; et on pourrait dire la même chose de Flaubert ; socialement, l'écriture les comble, ils sont des écrivains, reconnus comme tels ; mais intérieurement c'est autre chose, l'écriture les vide ; l'univers de la langue est et n'est pas la vérité, c'est un néant au regard de l'être, et l'être est un néant au regard de la langue ; entre vivre et écrire, il faut choisir.


Sartre reconnaît qu'il y a dans son engagement dans l'écriture une attitude mystique et une recherche de salut à laquelle le prédisposait un cadre familial fortement structuré par la religion ; chercher son salut par l'écriture, on n'y songe plus beaucoup aujourd'hui, la préoccupation du salut est devenue tout à fait secondaire ; mais sans l'écriture il est probable que Flaubert et Sartre auraient fini dans un hôpital psychiatrique.

La force de l'écriture, c'est qu'elle délivre de soi, de l'angoisse d'être soi ; la langue dit l' universel, et l'écrivain qui s'y engage n'est plus que l'instrument de l'universel ; c'est une abnégation et c'est une délivrance, la question de l'identité ne se pose plus ; encore est-il que l'universel n'est atteint qu'au prix d'un travail acharné et moyennant le talent qui ouvre à la reconnaissance du public ; autrement on s'y perd.


* Séance organisée dans le cadre de l’année Flaubert









* Séance organisée dans le cadre de l’année Flaubert

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