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L'amour est-il compatible avec la société ?


Sujet présenté par Thierry Fresne le 21 juillet 2023


L’amour, sous quelque forme qu’on l’éprouve, est un sentiment qui nous concerne tous. Or nous aimons au sein d’une société donnée. Le sujet pourrait donc être très vaste si nous l’examinions à travers les âges, depuis Cro-Magnon jusqu’à Mee-too, et à travers les différentes cultures, de Trouville jusqu’à Sidney. Je me limiterai donc à la société où nous nous trouvons, avec ses mœurs, voire avec leur évolution depuis deux siècles.


Mais de quel amour parlons-nous ?

Plutôt que de recourir à la distinction un peu rebattue entre éros, agapè et philia, ou de faire appel aux philosophes – car, face à un sentiment qu’au fond ils redoutent comme une menace pour la raison, ils deviennent vite moralisateurs comme Kant ou rabat-joie comme Schopenhauer – je vais ici, de manière plus pittoresque, donner la parole à Don Juan : (Molière, Don Juan, acte III, scène 2 dite « du mendiant »).

Cette scène me semble intéressante pour contribuer à examiner ce que je nommerai les trois « étages » de l’amour dans leur rapport à la société :

L’amour de Dieu

L’amour de l’humanité

L’amour entre individus


L’amour de Dieu pourrait être parfaitement compatible avec la société s’il restait confiné dans les cœurs. Mais, des Croisades à la royauté proclamée de droit divin, du Djihad aux théocraties islamiques, il a une fâcheuse tendance à envahir la sphère publique. C’est pourquoi la formule originale de laïcité inventée par la France, quelque imparfaite qu’elle soit, a le mérite de tenter un endiguement socialement salutaire de cet amour de Dieu – ou prétendu tel par certains. En réalité, il se pourrait bien que seuls les moines aient trouvé, la distance idéale entre l’amour de Dieu et la vie civile par leur retrait même dans des monastères.


L’amour de l’humanité, lui, est en principe sans problème pour la société, à condition qu’il se traduise en humanisme. A fortiori, lorsque cet humanisme donne naissance, comme chez Auguste Comte à sa très pacifique « religion de l’humanité » ayant comme devise celle inscrite au fronton de la surprenante Chapelle de l’humanité qu’il a créé rue Payenne, à Paris : « L’amour pour principe, l’ordre pour base, le progrès pour but ».

Là où l’amour de l’humanité devient un problème c’est quand un humanisme louable dans ses intentions s’égare dans des excès révolutionnaires ou des solutions politiques totalitaires. Le XXème siècle aura particulièrement brillé en matière d’humanisme dévoyé. Aussi, plus que des misanthropes, méfions-nous de ceux qui trop prétendent aimer les hommes et vouloir leur bonheur !


L’amour entre individus va à présent constituer, si je puis dire, notre plat de résistance tant son rapport à la société se révèle contrasté.


Mais tout d’abord, socialement, qu’est-ce qu’aimer un être ?

Aimer c’est par essence préférer, donc discriminer ; c’est choisir, donc exclure. C’est par conséquent intrinsèquement un acte asocial car marqué par un arbitraire incompatible avec la justice et l’égalité. En cela on pourrait prétendre que l’amour entre individus est aux antipodes des valeurs démocratiques et égalitaristes prônées par notre époque. Le paradoxe est donc que ce sentiment arbitraire est non seulement accepté mais complaisamment célébré par notre société en poésies et en chansons.

Pour peu qu’il soit exacerbé par la passion, l’amour peut aller jusqu’à une forme de sécession avec la société. C’est déjà, dans la Grèce antique, le cas d’Antigone qui, par amour de son frère Polynice resté sans sépulture brave le pouvoir de la cité en s’affrontant à Créon. Ce l’est tout autant des dieux grecs eux-mêmes à qui l’amour fait transgresser l’ordre du monde dont ils sont les auteurs. Zeus enlève sans aucun scrupule Europe, se déguise en cygne pour séduire Léda ou bien encore, surpris par sa femme Héra en compagnie d’Io, transforme cette dernière en génisse.

Cette sorte de rupture de ban avec la société est, dans le fond, le sort de bien des amants légendaires, qu’il s’agisse d’Héloïse et Abélard, de Tristan et Yseut, ou Roméo et Juliette. Ce n’est pas par hasard que le dilemme entre amour et conformité sociale n’a cessé d’alimenter les intrigues de quantité de nos pièces de théâtre ainsi que de nos opéras. Que vous preniez Le Cid ou La Norma, Le jeu de l’Amour et du hasard ou la Traviata, Hernani ou Tannhäuser, les personnages principaux sont tous en conflit avec l’ordre social pour cause d’amour.

Oui, il y a du marginal chez les amants en ce qu’ils tendent à devenir à eux-mêmes leur propre loi morale. Tel était bien le cas de Sartre et Beauvoir avec leur bricolage théorique un peu pompeusement appelé « amours contingentes » versus « amours nécessaires » dans une sorte de pacte dont nous savons pourtant que la jalousie ne peut que le rendre fragile. Ce pacte n’en visait pas moins à une forme de liberté proclamée, sorte de divinité laïque idolâtrée par ces deux philosophes.


Qu’en est-il socialement de l’amour en matière de liberté ?

En fait, au-delà du couple et de ses relations internes, l’amour pose socialement de manière aigu le problème de la liberté, dû notamment au lien incontournable qui existe entre amour et sexualité. C’est ainsi que, notre époque qui se veut libérée, est caractérisée par un progrès constant dans l’acceptation de ce qu’on appelle l’amour libre par la société. Qui en effet oserait encore prôner une police des mœurs telle que sévissait jadis la fameuse Mondaine ? Qui songerait à réhabiliter le flagrant délit d’adultère qui, par intervention de la maréchaussée allait jusqu’à surprendre un pair de France comme Victor Hugo dans le lit de Mme Biard ? Qui attenterait à la dignité d’une femme en la qualifiant publiquement de fille-mère ? Au contraire, notre époque tente de faire accepter par tous les formes les plus diverses d’amour aussi bien que de sexualité : l’homosexualité, la bisexualité, la, polysexualité, la transexualité. Tout cela au risque que l’État se mêle un peu trop de ce qui se passe dans nos culottes.


Le même État maintient d’ailleurs ou instaure, suivant les cas, un certain nombre d’interdits tels que l’inceste comme tabou absolu, la polygamie, la zoophilie, la pédophilie, le viol, le harcèlement sexuel. Mais ce qu’il faut remarquer c’est que ces interdits sociétaux ont, pour certains, connu une évolution récente. Tel est le cas de la pédophilie, étonnamment tolérée et même louée dans les années 70 par une certaine intelligentzia alors émoustillée par ce consommateur de lolitas qu’était l’écrivain Gabriel Matzneff. De même, le viol, que l’on n’innocente plus, est enfin devenu un crime. Il aura fallu pas moins de deux siècles pour que le fameux droit de cuissage et ses variantes, si talentueusement dénoncé par Beaumarchais dans Le Mariage de Figaro puis par Mozart dans Les Noces connaisse son bannissement juridique effectif grâce au mouvement Mee Too.


Il existe donc une fluctuation très sensible à travers le temps dans la manière dont notre société encadre les comportements amoureux. Ainsi ce que l’on pourrait appeler la domestication du turbulent éros par le mariage est bien moins intransigeante qu’auparavant, notamment parce l’union officielle des êtres devant le maire n’est plus considérée comme la voie privilégiée de la génération ni même de la filiation. C’est là un fait civilisationnel capital. Le PACS, le mariage dit pour tous, la PMA, la GPA, l’adoption homosexuelle, viennent en effet bouleverser radicalement la conception du mariage. Jadis un Paul Claudel pouvait faire dire à Don Pélage dans Le Soulier de satin « ce n’est pas l’amour qui fait le mariage, mais le consentement », aujourd’hui c’est le contraire : l’amour est roi, quelque forme contractuelle qu’il prenne et quelque conséquence sociétale qu’il emporte.


Pour finir, je voudrais suggérer que, face à tous ces bouleversements qui s’apparentent à des libertés conquises par l’amour, nous ne sommes peut-être pas tout à fait aussi libres que nous le croyons.


D’une part en matière d’âge. En effet, si nous avons accompli des progrès notables dans l’acceptation d’un écart d’âge importante entre amants ou conjoints, notamment lorsque la femme est la plus âgée, en revanche l’amour entre vieillards reste plutôt clandestin, tout comme celui des handicapés. Comme si, dans l’inconscient collectif, demeurait une idée de l’amour liée à une finalité essentiellement procréatrice.


D’autre part en matière de choix d’un partenaire. Certes, aux unions de jadis souvent arrangées chez les familles aristocratiques et bourgeoises ont succédé les unions librement choisies (sauf, hélas, quand on s’appelle Charles III et qu’on épouse Diana sans l’avoir voulu !). Mais, si on y regarde de plus près, une innovation technique comme internet est venue, avec ses sites de rencontres, substituer insidieusement à ces unions arrangées d’autres unions arrangées, cette fois par des algorithmes. Rien n’était pourtant plus puissant que le hasard des rencontres en matière de mélange des classes et des profils psychologiques, tandis que la recherche désormais possible d’un partenaire sur mesure tend à marginaliser cet avantage. Voilà donc un cas fort intéressant où un gain apparent de liberté nous a en réalité conduits à une nouvelle forme d’entre-soi favorisé par la technique.


En conclusion :

De tous les sentiments que nous éprouvons, l’amour est sans conteste celui qui nous est le plus personnel par l’embrasement intime de l’être qu’il induit. Lui trouver par conséquent un accord, dans un premier temps avec notre propre famille puis avec la société n’est pas donné à chacun d’entre nous. C’est pourquoi, quel que soit l’état des mœurs, l’amour sera toujours voué à cultiver la liberté qu’il peut prendre et à solliciter la tolérance qu’il réclame. Ayant commencé avec Don Juan le libertaire, je finirai donc avec Carmen l’insoumise qui a bien raison de constater, avec un roboratif bon sens, que «l’amour est enfant de bohême et n’a jamais connu de loi».

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