L’HISTOIRE A-T-ELLE UN SENS ?
Philippe LAUR -- 25/03/2023
La condition préalable pour répondre à cette interrogation serait de savoir s’il est à notre portée de comprendre l’Histoire.Malgré l’incertitude sur la réponse à formuler, il convient d’amorcer une réflexion sur l’existence ou pas d’un sens.
C’est un débat historique et philosophique qui a suscité des opinions divergentes. Au fil des siècles certains ont soutenu que l’histoire a un sens et que l’humanité progresse dans une direction donnée pour atteindre un point ultime «la fin de l’histoire» ou le point «Omega», en suivant un chemin linéaire ou pas. D’autres croient que l’histoire n’a pas un sens, ou plusieurs sens parce qu’aucune époque ne peut avoir l’ambition de pressentir l’ultime vision de l’histoire de l’humanité.
Ce thème m’intéresse depuis le cours de philo et le travail collectif de la classe sur le livre de Virgil Gheorghiu «la 25 -ème heure». (1949)
C’est l’histoire d’un paysan roumain décrété juif sur dénonciation, enfermé dans un camp de travail, torturé par les Hongrois puis vendu aux Allemands. Après avoir subi des sévices, les bourreaux le reconnaissent comme un des leurs et l’intègrent dans un régiment SS.
A la fin de la guerre, il est jugé à Nuremberg et fait face à la confrontation entre les libérateurs Russes et Américains. 1
La vingt cinquième heure est un roman philosophique qui pose la question du sens, tant au niveau du comportement individuel qu’au niveau des États et des Peuples, pendant la deuxième guerre mondiale.
Proche de nous, le conflit en cours en Ukraine nous interpelle. Quel sens donner à un conflit que l’on ne peut qualifier précisément: guerre civile, guerre d’invasion, guerre de civilisation entre la Russie et l’Occident, guerre mondialisée? …
Nous avons en tête les analyses contradictoires des protagonistes et des commentateurs que nous écoutons quotidiennement. Cette portion d’histoire ne peut être comprise au sens de l’historien qui relate des faits en essayant de les expliquer. L’un d’eux a fait un trait d’humour en disant « en Russie même le passé est imprévisible».
La réécriture programmée de l’histoire est un écueil qui doit être appréhendé par l’historien!...
Pour mener cette réflexion, je suivrai la trame suivante:
-Une définition de l’Histoire
-Trois citations d’écrivains qui ont eu un regard réservé sur le concept de « l’histoire ».
-Quelques exemples de récits historiques non consensuels
-Le travail des historiens
-Les analyses de quelques Penseurs, essentiellement des philosophes qui ont écrit sur le «Sens».
n L’HISTOIRE
Paul VAYNE est un historien contemporain (1930-2022) sur lequel je me suis appuyé pour qualifier le mot Histoire.
(Comment on écrit l’histoire).
Selon lui «l’histoire est un récit d’évènements vrais… un fait doit remplir une seule condition pour avoir la dignité de l’histoire : avoir réellement eu lieu.»
«il n’existe pas de méthode de l’histoire parce que l’histoire n’a aucune exigence; du moment que l’on raconte des choses vraies, elle est satisfaite.
L’histoire ne comporte pas de seuil de connaissance ni de minimum d’intelligibilité et rien de ce qui a été, du moment que cela a été, n’est irrecevable pour elle.
L’histoire n’est donc pas une science; elle n’en a pas moins sa rigueur, mais cette rigueur se place à l’étage de la critique.
--Citations
Flaubert
«Chacun est libre de regarder l’histoire à sa façon, puisque l’histoire n’est que la réflexion du présent sur le passé; et voilà pourquoi elle est toujours à réécrire.»
Paul Valéry
«L’histoire justifie ce que l’on veut, n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient des exemples de tout et donne des exemples de tout.»
Eugène Ionesco
«Ne cherche pas à comprendre l’histoire car dès que tu la comprends, tu deviens fou.»
n LES HISTORIENS
Le premier des historiens occidentaux fut Hérodote (V -ème siècle avant JC). Il entendait rapporter les faits et gestes des hommes afin de les transmettre à la postérité.
Le second, Thucydide précise dans sa «guerre du Péloponnèse» sa méthode historique en sélectionnant ses sources et en les recoupant.
Depuis ces deux historiens, la méthode et la technique se sont améliorées mais ce qui n’a pas changé c’est que le récit historique dépend de celui qui l’a écrit.
Chacun des historiens qui traitent d’un sujet historique interprète et émet une hypothèse personnelle au vu des données à sa disposition.
Exemples:
*Est-ce Néron qui a décidé l’incendie de Rome pour accuser les chrétiens ? Est-ce des conjurés hostiles à Néron ? Est-ce des Chrétiens ou des Juifs ? Toutes les hypothèses ont été étudiées en vain, l’historiographie contemporaine tendrait à disculper Néron mais hésite à designer un coupable !...
*Deux récits de la Révolution française restent face à face : celui de Georges Lefebvre, historien marxiste reconnu, a influencé la première moitié du XX siècle, celui de François Furet est une relecture critique de notre roman national entre Turgot et Gambetta. François Furet a combattu le concept de nécessite historique. Les débats sur cette période durent depuis 200 ans …
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*Napoléon: Comment écrire son épopée ?
Actif: General post révolutionnaire, il donne au pays une stabilité politique attendue par la population après les turbulences de la Terreur.
Il modernise les institutions et le système judiciaire: Banque de France, Conseil d’État, Code Civil, l’éducation Nationale et le secteur public au niveau national et départemental. ...
Passif:
Régime politique autocratique, inégalités sociales maintenues et guerres d’invasion qui ont couté la vie à 1 million de soldats associées à l’exploitation des pays conquis.
*Le récit de la colonisation de l’Algérie et de la guerre d’indépendance n’ont pas encore fait l’objet d’une analyse partagée entre les anciens belligérants.
Toutes les sources ne sont pas encore du domaine public et les arguments des deux parties font la part trop grande aux émotions et pas assez à la reconnaissance des faits réels.
Est-il possible de départager les récits antagonistes de l’histoire? Ce n’est pas sur…mais a tout le moins il est sage de laisser passer du temps sur les évènements douloureux avant de les expliquer de manière pertinente.
Malheureusement certains peuples n’arrivent pas à regarder en face les moments sombres de leur histoire. Si les Russes avaient fait un retour critique sur la période Stalinienne, peut être que leur régime politique actuel serait différent.
L’historien utilise les documents composés de faits vérifiés mais aussi de témoignages incertains.
Autant la mémoire collective est utile pour apaiser la souffrance des hommes, autant elle est fragile du point de vue de la véracité des faits, car elle repose sur des émotions.
L’historien doit utiliser une approche contradictoire de ses sources pour se rapprocher d’une vérité historique provisoire.
Aussi le rôle de l’historiographie, science qui décrypte la façon des historiens d’écrire l’histoire est devenue indispensable. Cette science intervient postérieurement aux travaux des historiens.
Enfin au-delà de la critique des travaux historiques, il faut examiner l’objectivité de l’historien pour mettre en évidence toute réécriture de l’histoire.
n LES PENSEURS DE L’HISTOIRE: LES CHERCHEURS DE SENS!...
- Les Grecs croyaient que l’accomplissement de l’histoire relève du destin qui se répète : «l’éternel retour du même» pour les Stoïciens et la conception cyclique du temps pour Aristote.
- La Bible inscrit l’histoire du peuple Juif, de la Création jusqu’au Jugement dernier.
C’est une conception linéaire du cours du temps; mais avec l’évocation d’un passé radieux: le Paradis terrestre.
- Le courant des Fatalistes de l’Histoire a pensé que cette dernière échappe au contrôle et à l’entendement des Hommes.
La tragédie grecque avec Homère s’ancre dans cette tradition; c’est la mise en évidence des décrets du destin dans l’Iliade et l’Odyssée.
Les penseurs orientaux ont placé également l’histoire sous la coupe du «Destin»: «c’est écrit».
- Le courant des pessimistes de l’Histoire a toujours existé:
- Au XVIII ème siècle, Rousseau se différencie des penseurs de son époque en proposant une théorie de rupture (prémisse de la pensée révolutionnaire du XIX siècle), il développe la thèse de l’harmonie originelle et de la relation fusionnelle entre l’homme et la nature.
A l’état de nature l’humanité commence dans l’égalité et l’indépendance puis glisse dans l’inégalité et la dépendance. La mode du bon sauvage est créée !...
Cependant n’oublions pas de penser à l’homme préhistorique subissant l’aléa climatique et la rudesse de son environnement. Il n’arrivait ni à le maitriser ni à le comprendre ; son sort se résumait entre manger ou être mangé.
Le courant des pessimistes de l’Histoire est aujourd’hui représenté par des groupes écologistes qui cherchent une alternative au capitalisme.
- Les Optimistes de l’Histoire
-La religion Catholique:
Thomas d’Aquin au XIII -ème siècle, fonde la doctrine du
Catholicisme moderne en conjuguant Raison et Foi:
Aristote et la doctrine chrétienne.
L’Histoire a un sens: Dieu.
La preuve ontologique étant que le premier moteur du rapport: cause / effet, ne peut être que Dieu.
Au XX siècle, c’est Teilhard de Chardin, Jésuite et Paléontologue reconnu qui apporte une contribution philosophique sur l’évolution du Monde (Cosmos).
L’homme au sommet de la flèche se transforme au fil du temps selon la loi de complexité/conscience (cf. L’avenir de l’Homme).
--Les Philosophes du XVIII -ème siècle ont développé une vision de l’Histoire en rupture avec les siècles précédents: c’est l’aboutissement d’une évolution qui débuta avec la Renaissance et aboutit à la reconnaissance du primat de la raison humaine.
La croyance que le progrès est induit par la connaissance, l’égalité et la liberté se propage avec les écrits des philosophes.
Michelet croit que l’Histoire moderne aboutira à une hégémonie européenne: «l’Europe, dit-il, tend à soumettre et à civiliser le reste du monde » … (précis de l’histoire universelle).
Il croit à un progrès exaltant: « avec le monde a commencé une guerre qui doit finir avec le monde, et pas avant: celle de l’homme contre la nature, de l’esprit contre la matière, de la liberté contre la fatalité».
Aujourd’hui certains remettent en cause le concept de progrès hérité des philosophes et d’autres souhaitent revisiter le cœur de leur apport sur les valeurs morales «universelles» de la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen.
--XIX -ème siècle : Les Philosophes de l’Histoire
Hegel (1770-1831)
Hegel fut le grand philosophe du XIX siècle.
Pour lui, «la Raison gouverne le Monde…, l’histoire universelle est rationnelle et le monde réel est tel qu’il doit Être…,L’histoire est le développement de l’Esprit universel dans le temps».
Notons que l’histoire a souvent bien des difficultés à établir les causes des faits particuliers, alors prétendre découvrir d’emblée la loi générale du développement de l’humanité parait relever de la pure spéculation intellectuelle.
Hegel laisse à penser avoir une vision messianique de l’histoire. Il remplace Dieu par la Raison.
«Les grands hommes sont ceux qui ont voulu et réalisé, non pas un but imaginaire et illusoire, mais la solution exacte qui s’imposait, ceux qui ont su ce qu’il fallait, ce qui était nécessaire.» 9
Pour nuancer le volontarisme de la pensée de Hegel, je propose en antithèse la citation de Paul Valéry : « nous autres civilisations nous savons que nous sommes mortelles »
Marx (1818 – 1883)
Après Hegel, Marx mit l’histoire au centre de sa pensée et de la condition humaine. Il a construit son propre système global en choisissant comme moteur de l’histoire, la lutte des classes entre la bourgeoisie et le prolétariat.
Les pensées de Hegel et de Marx ont irrigué beaucoup de courants philosophiques jusqu’à la moitié du XX siècle en incluant les courants opposés à leur dialectique.
-XX/XXI siècle : entre continuité, déconstruction et recherche de sens.
Au terme du XX siècle, les tenants de l’historicisme prônant l’histoire programmée selon une doctrine tirant de l’histoire des vérités sociologiques, économiques, morales, religieuses et politiques, en omettant de les soumettre à la critique, sont eux-mêmes soumis à cette dernière.
Heidegger (1889 – 1976)
A côté de son œuvre magistrale « Être et temps », Heidegger a critiqué le monde de la technique mais différemment des critiques faites au capitalisme. Il a perçu que la mondialisation libérale peut trahir une promesse de la démocratie selon laquelle nous allions pouvoir collectivement participer à notre histoire. Or l’univers contemporain non seulement nous échappe mais est dénué de sens: la technique pour la technique, le progrès pour le progrès!
L’analyse de Heidegger fut novatrice mais ce dernier ne donna pas de solutions convaincantes à la problématique qu’il a su poser.
Karl Popper (1902 – 1974)
Inventeur du mot historicisme, il a écrit que le marxisme sous la forme du matérialisme historique est l’historicisme le plus abouti.
Définition de l’historicisme: la pensée est liée au contexte historique, ce qui conduit à survaloriser les influences externes sur le développement des processus de connaissance. Il développa l’idée qu’il était vain de croire, que l’histoire était définie par des lois immuables, qu’il était possible de prédire le cours de l’histoire et qu’il revenait à quelques-uns de guider les hommes!…
Raymond Aron (1905 – 1983)
Dans «introduction à la philosophie de l’histoire» il se moque de la faculté à vouloir énoncer des lois qui valident un objectif lié à une croyance, à une espérance temporelle ….
«Pourquoi tant d’historiens inclinent -ils à tenir le passé pour fatal et l’avenir pour indéterminé?»
«Le savant n’est pas capable de suivre les conséquences de son hypothèse, tant l’entrecroisement des séries causales, dans le réel, dépasse le pouvoir de notre intelligence. »
n ALORS L’HISTOIRE A-T-ELLE UN SENS ? EST’IL UNE DIRECTION DANS LE TEMPS OU UNE COMPRÉHENSION RAISONNÉE ?
Nous avons noté que les explications des uns et des autres reposent beaucoup sur des croyances et peu sur des preuves.
Alors si l’histoire n’est pas objective, un être raisonnable peut-il croire que l’histoire ait un sens?
De la multiplicité des sens de l’histoire nait le problème de l’indéterminabilité de ce sens.
Et pourtant tous ceux qui ont essayé d’attribuer un sens à l’histoire avaient la volonté de rendre le passé intelligible!..
Si l’on choisit de croire en un sens de l’histoire: le sens peut être compris comme direction ou comme signification.
L’histoire dans son acception la plus générale est la succession des évènements s’écoulant du passé vers le présent et la désignation des grandes périodes historiques sous différentes appellations.
Dans ce cas, l’histoire prend le sens d’un progrès temporel irréversible. Les philosophes des Lumières le pensaient et beaucoup d’autres depuis!..
Si le sens est pris comme signification: quelle orientation générale émerge des évènements qui se sont produits?
Le sens apparait dès lors lié à une finalité. 12
Nous avons cité Thomas d’Aquin et Teilhard de Chardin pour les philosophes chrétiens tenants d’un «salut céleste» et Hegel et Marx pour les philosophes de l’Histoire qui ont cru au «salut terrestre».
Le probable c’est que rien n’est écrit d’avance et que rien n’est exclu …tout ce peu.
Ainsi chacun peut se forger une croyance au risque d’être démenti par les faits !...
n CONCLUSION
Et pourtant l’Histoire nous l’aimons. Cette «science sociale» nous est indispensable même si son récit est régulièrement remis en cause.
Le roman national de tel ou tel pays est une épopée fabriquée non pour révéler la vérité historique mais pour fédérer des peuples ou des nations.
Je ne crois pas que l’Histoire ait un sens unique sur le temps long d’autant plus qu’il faut distinguer sens et vérité!...
Au terme de cette réflexion, je n’ai perçu aucune preuve de la pertinence d’un système global permettant d’expliquer et de donner un sens à l’histoire de l’humanité.
A titre personnel je croie que l’histoire des hommes ne relève ni de Dieu, ni de la Raison, ni d’une nécessité Historique quelconque mais avec Raymond Aron que je laisse conclure:
«Ce sont les hommes qui font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font …
L’historien n’est pas capable de suivre les conséquences de son hypothèse, tant l’entrecroisement des séries causales dans le réel dépasse le pouvoir de notre intelligence».
La bonne démarche serait donc moins d’expliquer l’histoire pour lui donner un sens que d’essayer de la comprendre en contextualisant les faits, en apportant le regard de notre époque, le tout avec une bonne dose d’esprit critique.
n EPILOGUE: LES LECONS DE L’HISTOIRE
Sur la question des leçons de l’histoire, les historiens sont partagés. Les plus raisonnables acceptent que «le but et l’utilité de l’Histoire ne soit pas cherchés en dehors de l’histoire même».
La recherche des leçons de l’histoire permet d’apprendre des erreurs et des succès du passé mais cela n’est possible qu’en associant à l’histoire les autres sciences humaines: la paléontologie, l’anthropologie, l’archéologie, la géographie, la sociologie, la psychologie.
Je laisse à Hegel, maitre de la philosophie de l’Histoire dire ce qu’il pensait des enseignements de l’Histoire:
«On dit aux gouvernements, aux hommes d’État, aux peuples de s’inscrire principalement par l’expérience de l’histoire. Mais ce qu’enseignent l’expérience et l’histoire, c’est que les peuples et gouvernements n’ont jamais rien appris de l’histoire et n’ont jamais agi suivant les maximes qu’on en aurait tirées. Chaque époque se trouve dans des conditions si particulières, constitue une situation si individuelle que dans cette situation on doit et l’on ne peut décider que par elle.»
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