top of page

L'identité, un questionnement pour notre temps ?

cafephilotrouville

L’identité, un questionnement pour notre temps ?

Présenté le 12 mars 2024 par Christian Carle aux Franciscaines


L'identité, au sens de l'identité personnelle, est en principe une notion simple : chacun sait qui il est, et ne confond pas sa personne avec celle d'un autre ; cependant, si on nous demande : qui es-tu ? On ne peut pas se contenter de répondre : je suis moi et j'ai conscience d'être moi; car la question qui suit aussitôt est : qui est ce moi que tu es ? Et là, on est embarrassé ; on ne peut pas se contenter de brandir sa carte d'identité, il faut évoquer sa profession, son milieu social d'origine, et bientôt faire appel à toutes sortes d'autres facteurs qui permettront de préciser cette identité qui a certes des points communs avec d'autres mais qui en tant qu'identité personnelle n'en ait pas moins spécifique et la distingue de toute autre.

Parmi ces facteurs, certains sont des invariants, comme le nom, la date de naissance, le milieu où l'on a grandi, mais d'autres- en fait la plupart- changent avec le temps, les traits physiques, les facultés intellectuelles, les préférences et les goûts, etc.. Certains de ces changements sont voulus, et peuvent être revendiqués comme relevant de l'identité personnelle, mais d'autres non, comme une altération du caractère suite à une maladie ou un accident de la vie. Où est dans ces conditions, entre ce qu'on a fait de sa vie et ce que la vie a fait de vous, la véritable identité de quelqu'un ?

C'est que, prise au pied de la lettre, la notion d'identité suppose l'unité, sinon la permanence ; là où il y a métamorphose complète, on ne peut plus parler d'identité ; qu'y a-t-il de commun entre l'enfant que nous avons été et l'adulte que nous sommes, et pour l'adulte, entre celui qui avait telles idées et tels goûts, et qui 20 ans plus tard a des idées et des goûts exactement contraires ? Sans parler de cas pathologiques où quelqu'un devient quelqu'un d'autre, sombre dans la folie suite à un traumatisme de guerre où s'identifie à son parent disparu comme dans le film « Psychose » de Hitchcok . On peut certes invoquer le sentiment de soi qui persiste au travers des changements, mais c'est là, comme on l'a vu, l'identification la plus pauvre.

Il faut donc admettre que l'identité, loin d'être une notion simple, est une notion complexe, voire problématique. Elle est censée qualifier une personne unique, et une permanence de cette personne dans le temps ; or non seulement cette permanence n'existe pas, mais ce que nous avons d'unique, nos idées, nos sentiments, nos goûts, est en fait partagé avec bien d'autres, et notre personnalité se construit par de constants échanges avec ces autres, échanges qui peuvent aller jusqu'à des identifications plus ou moins complètes. A partir de ce constat, deux positions sont possibles : soit on renonce à l'identité personnelle, tenue pour une chimère, et on se rend disponible pour une diversité d'expériences d'identités ; soit à l'inverse on n'y renonce pas, et on fait de l'identité non un point de départ mais un aboutissement, le terme d'un difficile travail d'unification et de mise en cohérence de la diversité de ses expériences.

La première option est celle du comédien, mais aussi de nos jours de bien des gens : pourquoi se crisper sur une seule identité alors qu'on peut en essayer plusieurs, successives ou en même temps, et pourquoi ne pas profiter d'une vie désormais assez longue et des multiples possibilités de choix de vie qu'offre aujourd'hui l'interpénétration des cultures ?

La seconde option repose sur un choix éthique : dans la vie il faut pouvoir répondre de soi et pour répondre de soi il faut être un ; passer d'une identité à une autre peut être un confort pour échapper à ses responsabilités, on n'assume pas son passé, on dit qu'on n'est plus ce qu'on était ,ou qu'on a été le jouet de son inconscient; dans la vie intellectuelle comme dans la vie morale, un principe de cohérence s'impose, même s'il y a des cas, comme un passé trop lourd qui invite à s'en détourner, où il est bon de changer d'identité.

Le risque de cette seconde option, c'est un certain fondamentalisme, comme le risque de la première est un certain dilettantisme ; l'un et l'autre risque peuvent néanmoins être évités, et les deux options, pratiquées avec discernement, sont également louables ; si vous avez la double nationalité, si vous vivez avec une personne d'une culture étrangère, il est assez naturel d'avoir une double identité ; et d'un autre côté, si les bases de départ de votre vie sont saines, autant s'efforcer de les conserver et d'en faire l'étalon des différentes expériences de la vie.

Un motif puissant de changer d'identité est quand celle que vous avez vous a été imposée et qu'elle n'est pas choisie ; c'est le cas des femmes aujourd'hui dans leur trajet d'émancipation ; quand l'identité est une assignation qui vous enferme, il ne paraît pas extravagant de vouloir en changer ; la quête dans ce cas n'est pas celle d'identités multiples, mais d'une identité différente ; on ne nie pas l'intérêt ni la possibilité d'avoir une identité, mais on en veut une autre ; il se confirme par là qu'avoir une identité, pouvoir la décliner, la revendiquer et y conformer sa conduite, reste important, même si sa construction est difficile ; c'est une condition de l'accord avec soi-même, mais aussi bien de l'accord avec les autres ; et les désaccords reposent bien souvent sur le fait qu'on n'est pas fiable, parce qu'on assume pas qui l'on est, ou ce que la société veut qu'on soit..

On assiste aujourd'hui à une remise en question des identités traditionnelles, qui correspond à une remise en question des places et des positions de pouvoir induites par ces identités traditionnelles ; il devient difficile de s'identifier comme homme ou femme, comme chef de famille ou maîtresse de maison, plus largement par un statut social, dans le prolongement d'une contestation des positions et des places qui remonte à mai 68, En un sens c'est une bonne chose, car l'identité ne saurait reposer sur l'identification à un statut, quel qu'il soit ; c'est une construction, et c'est un processus, qui dure toute la vie et n'est jamais tout à fait achevé. Pour autant, cette remise en question créé un malaise, et il ne faudrait pas qu'elle dure trop longtemps, un nouvel équilibre doit être trouvé, et s'il est bon qu'on se cherche, il est encore mieux qu'on se trouve. Or loin de tendre à cet équilibre, la difficulté est encore aggravée par de nouveaux facteurs de perturbation de l'identité suscitées par les capacités presqu' illimitées des technologies informatiques.

Elles peuvent aujourd'hui capturer votre identité, susciter un double virtuel de vous-même qui vous ressemble trait pour trait, qui parle avec votre voix, et avec lequel il pourrait devenir possible de dialoguer. Si l'avatar de vous-même devient aussi performant et crédible que vous-même, que devient l'identité personnelle? En manipulant de tels avatars, on peut leur faire dire ce que vous ne pensez pas, les engager dans des pratiques frauduleuses, voire leur faire endosser des infractions et des délits qui vous seront imputés, parce qu'on ne saura plus distinguer entre vous et eux. C'est passablement angoissant. Les captations d'identité, qui sont déjà à l'origine de maints trafics,-il suffit de voler les papiers d'identité- vont-ils devenir la règle ? L'existence de sosies, comme la possibilité de cloner l'humain, étaient déjà passablement inquiétantes ; en viendra-t-on bientôt à trafiquer l'identité personnelle comme on trafique la monnaie ?

Le brouillage de l'identité a toujours existé et il y a toujours eu des faussaires pour se faire passer pour ce qu'ils ne sont pas comme il y a toujours eu des simulateurs pour emprunter l'identité d'un autre, en général à des fins malhonnêtes ; c'est le principe de la tromperie, en matière commerciale notamment et chaque fois qu'on cherche à abuser de la confiance d'un individu ou d'un groupe ; ce qui est nouveau, c'est quand ce brouillage de l'identité devient un jeu auquel tout le monde peut jouer, grâce à la multiplication des écrans où l'on peut projeter des images de soi. La mise en scène de soi, les jeux de miroirs déformant entre ce que l'on est et ce que l'on donne à voir de ce que l'on est, sont désormais à la portée de toutes les bourses ; il en résulte une dictature des images dont la conséquence la plus nette est l'abaissement de la frontière entre le réel et le virtuel ; l'identité démultipliée se perd dans les images. Dans ces conditions, la production d'avatars de soi-même n'a pas lieu de surprendre;elle est l'aboutissement logique de la déclinaison de l'identité en images et elle semble correspondre au désir profond des individus d'échapper à une identité fixe ; l'identité devient l'image projetée du regard des autres sur soi, dans un brouillage généralisé des identités.

Avec l'inflation des images, avec aussi la tendance à se projeter dans les autres qui relève autant du mimétisme social que de l'altruisme, avec enfin la panoplie de choix de vie que permet l'élargissement du monde actuel, l'identité personnelle s'est à la fois considérablement enrichie tout en perdant son assiette ; comme on le dit pour une définition, ce qui est gagné en extension a été perdu en compréhension, et comme l'identité consiste d'abord à se comprendre soi-même, c'est une perte sèche ; que pour la construire il faille en passer par une sortie hors de soi, cela ne fait aucun doute ; mais se perdre dans le monde n'a de sens que pour mieux s'y retrouver, et à la fin il s'agit de revenir à soi, de rentrer à la maison ; c'est le sens de l'adage : deviens ce que tu es ; ce qui n'existait qu'en puissance a été actualisé, et ainsi le fil de la construction personnelle n'a pas été rompu. C'est probablement ainsi qu'il faut comprendre la formule de l'identité comme unité malgré la diversité , et la permanence dans le devenir malgré les changements ; et il est évident que cette formule n'est pas donnée mais conquise, et qu'elle est le travail d'une vie.

Il n' a encore été question dans l'approche du sujet que de l'identité individuelle, et il faut dire quelques mots de l'identité collective , celle d'un pays, d'un peuple, d'une nation. Elle n'est pas plus simple à définir que l'identité individuelle et elle est comme celle-ci l'objet d'une construction, et le fruit d'une histoire consignée dans un récit; ce récit doit être régulièrement mis à jour, mais pas au point d'être revisité complètement, et il n'est pas plus manipulable à volonté que ne l'est l'identité personnelle. L'autre facteur constitutif de l'identité collective est la langue ; elle a son génie propre, et bien qu'elle aussi évolue régulièrement, elle non plus n'est pas plus manipulable à volonté que le récit national. Récit national et langue constituent le socle de l'identité collective, autour duquel s'agrègent des facteurs identitaires secondaires comme les institutions politiques- secondaires au sens de conventions qui auraient pu ne pas apparaître et qui peuvent disparaître.

Qu'il y ait un lien entre identité collective et identité individuelle est assez évident , et l'on est, qu'on le veuille ou non, membre d'une nation et porteur d'une langue maternelle. Néanmoins, il ne suffit pas d'adhérer au récit national et de parler la langue du pays pour être assuré de sa propre identité, et ce que nous avons en commun ne suffit pas à définir ce que nous avons en propre ; à cet égard, la confusion des deux et la crispation sur l'identité collective peuvent être des commodités pour éviter d'approfondir l'identité personnelle.

Les facteurs constituants de l'identité collective, langue et récit national, sont un cadre pour la construction de l'identité personnelle, et l'on voit mal comment s'en passer pour la construire. Un cas particulier est celui des migrants qui, s'ils veulent pouvoir s'insérer dans le pays d'accueil, doivent en adopter la langue et le récit national, ce qui revient à troquer les fondamentaux de leur identité d'origine contre ceux du pays d'accueil, et donc à reconstruire leur identité ; c'est une prouesse, dont on n'a guère idée quand on n'est pas dans leur situation ; s'ils y parviennent, et s'ils le font sans avoir à refouler leur identité d'origine au point de la renier, ils bénéficient d'une double identité, ce qui peut être un peu difficile à vivre mais n'en constitue pas moins un avantage sur ceux qui n'ont qu'une seule identité, tant il y a toujours quelque chose de borné à croire que l'identité collective à laquelle on se rattache est la meilleure et la seule possible. Dans le monde globalisé d'aujourd'hui, et avec l'accélération en cours des phénomènes migratoire, il pourrait se faire que la mise en perspective des identités locales devienne l'obligation et la norme, et que le statut du migrant indique la voie à suivre pour comprendre les évolutions du monde.

Mais ceci est une autre approche de la question de l'identité, qui vient ajouter encore à la complexité inhérente à la construction de l'identité posée dans les termes précédents. En définitive, aucun marqueur de l'identité n'est suffisant pour en rendre compte de façon exhaustive ; comme il faut bien identifier les personnes et s'identifier soi-même, on a recours à ces expédients qui sont suffisants pour la vie pratique mais ne règlent pas sur le fond la question de l'identité; au fond, qui est quelqu'un, personne ne le sait, et l'intéressé ne le sait pas lui-même, du moins si on prend le mot identité dans son sens littéral : l'identité d'un être, c'est ce qui fait qu'il est et reste ce qu'il est, et cela ne s'applique guère qu'aux choses, non aux personnes ; c'est la leçon de l'existentialisme, qui définit l'homme comme un être qui n'a pas d'être, dont l'être fait question, dont le mode d'être n'est pas commandé par une nature, et qui ne peut exister qu'hors de soi dans un projet d'exister, conformément au sens propre du mot exister (ek-sister).

Jusqu'où peut-on aller dans cette direction, la question se pose ; faut-il aller jusqu'à refuser toute identité et pratiquer une forme de schizophrénie existentielle, multiplier les images de soi et les doubles, telle que le suggère une philosophie comme celle de Deleuze ?

Faut-il au contraire, notamment pour des raisons éthiques, rester fidèle à l'idée qu'on a de soi et résister à l'invitation à être toujours autre que ce qu'on est au nom de l'inscription dans le mouvement de la vie ?

Dans les deux cas on gagne et dans les deux cas on perd, et il n'y a pas de réponse tranchée à la question. Au fond, la quête de l'identité comme parfaite coïncidence de soi avec soi n'est probablement qu'une chimère, et l'on ne peut aller plus loin que l'authenticité et l'accord avec soi-même, quelle que soit la voie adoptée et sans certitude absolue qu'elle est la meilleure .


 
 
 

Yorumlar


Tous droits réservés - 2025 @ Marianne Le Guiffant
bottom of page