La fête est-elle "non-essentielle" ?
- cafephilotrouville
- 22 déc. 2022
- 11 min de lecture
La fête est-elle “non essentielle ?”
17 décembre 2022
Anne -Marie Michaux
Pourquoi ce sujet ?
Bien sûr, les fêtes approchent ...
Dans un contexte inédit, nous entrons dans la période de fêtes avec 2 temps forts, Noël et le 31 décembre, passage à la nouvelle année. Donc , une fête religieuse et une fête profane.
C’est une parenthèse que l’on souhaite heureuse, où on se retrouve en famille et entre
amis, pour partager bonne chère, bons vins, faire plaisir par des cadeaux, se faire plaisir, raisonnablement ...ou parfois dans l’excès.
Le travail s’arrête ou ralentit, c’est la “trève des confiseurs”.
Mais, depuis 2 ans, le contexte a quelque peu changé:
Crise sanitaire, confinement ...masque, gestes barrière, ...ont un peu gâché la fête et maintenant c’est l’inflation qui s’invite, la crise de l’énergie avec son corollaire, l’appel à la sobriété !
Est ce que la conjoncture est à la fête?
cela va nous demander un peu plus d’imagination !
Alors sous ses airs de “sujet léger”, cerner la notion de fête (les fêtes ) est plus profond qu’il n’y parait.
En fait, c’est un sujet large qui peut s’aborder de manière transversale,
et intéresse plusieurs disciplines.
Philosophique bien sûr, mais aussi anthropologique, culturelle, historique, théologique, géographique, économique…
Rassurez vous, je ne vais pas faire une thèse sur la fête, nous y serions encore à minuit ! Et il me semble qu’on a envie ensuite de passer aux travaux pratiques !
Mais d’abord, définissons les termes du sujet :
Essentiel et Fête
Que signifie essentiel ? (ou à l’inverse, non essentiel )
Vient du latin : essentialis, la part la plus importante d’une chose
Synonymes: fondamental, primordial, capital, inhérent
Larousse: qui est indispensable pour que quelque chose existe.
Ex: l’air est essentiel à la vie.
De ce 1er point de vue, faire la fête semble ne pas être indispensable pour être en vie.
Donc, plutôt secondaire, non essentielle.
La crise sanitaire a mis en exergue la notion d’essentiel.
Commerces essentiels :
commerces vendant des biens et des services indispensables à la vie quotidienne de la population dont l’ouverture est prévue par la réglementation: alimentation, pharmacie, hygiène, etc … l’essence est devenue essentielle :)
Les autres: non essentiels
Le divertissement, les loisirs (en particulier les lieux de plaisir, les cabarets, les boîtes de nuit) ont été considérés comme non essentiels (aides malgré tout).
D’un point de vue économique, la fête (et ses expressions) a été considérée comme non essentielle.
Sous l’angle philosophique, on va voir que c’est différent:
L’essentiel, c’est ce qui est relatif à l’essence d’un être ou d’une chose.
“L’existence précéde l’essence” (JP Sartre)
L’homme existe avant d’être défini; ce sont ses actions qui définissent son essence, donc ce qu’il est et devient.
La fête, une action un comportement, qui contribue à ce qu’on existe.
Elle peut donc participer à la constitution de son essence.
Ainsi, de ce qu’on appelle communément, un fêtard, un noceur ,voir un débauché : sa propension à faire la fête de manière effrénée, intense, va participer à son essence.
“L’ homme construit peu à peu son essence par ses choix et ses actes”.
De ce point de vue, la fête peut être esssentielle pour certains.
2 manières donc d’aborder la question:
S’interroger sur ce qui est constitutif de l’essence de l’homme ou bien plutôt de ce qui est directement utile à sa vie matérielle, pour qu’il puisse continuer à travailler, à faire tourner le commerce, l’économie du pays ?
Se demander si la fête est essentielle ou non aujourd’hui, conduit à questionner la place et le sens de la fête dans notre société, mais aussi sur la relativité de l’adjectif essentiel et de ses usages en politique.
C’est quoi la fête? Quel est son rôle?
Définitions:
Vient de festas dies: jour de fête
Une fête est une période de réjouissances collectives destinées à célébrer quelque chose ou quelqu’un. Elle est limitée dans le temps et n’est jamais solitaire.
(on ne peut pas faire la fête tout seul)
La plupart des fêtes publiques occidentales sont d’origine judéo-chrétienne :
Noël , Pâques, Assomption (15 août) qui se sont concrétisées notamment par des jours fériés. Il y a aussi les fêtes dans d’autre religions et civilisations , juives telles que Hannoukka, Roshashanah… et aussi, la fête du Ramadan...chez les musulmans et sans être exaustif, bien d’autres à travers le monde...
Il y a aussi, les fêtes qui rythment les étapes de la vie :
Naissance, passage à l’âge adulte , unions /mariages…
Approche sociologique :
La fête, on le pressent, prend racine dans notre éducation, dépend de notre culture, de notre milieu social !
Alors, parmi toutes les formes de fêtes, y en a- t-il des plus essentielles que d’autres ?
Y a t- il un âge privilégié pour faire la fête?
Une fête peut-elle être sobre? Oxymore (contexte d’appel à la sobriété)
A discuter au cours du débat.
I- La fête, un moyen d’expression intrinsèque à l’humanité
Approche anthropologique :
La fête est un invariant : elle existe dans toutes les civilisations, dans toutes les sociétés humaines. C’est la dimension anthropologique de la fête.
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Partout sur la planète, la fête rythme la vie des hommes (cycles de vie) et jalonne les cycles de la nature. Cf Levy Strauss.
Musée du Quai Branly, Civilisations.
Dès l’Antiquité, Platon expliquait que si l’homme est destiné au travail, en retour, des temps de répit lui sont nécessaires.
Autrement dit, si l’homme a du travailler pour survivre et s’organiser en société, de tout temps, il a fait la fête.
Chez les romains, “au peuple, donnez lui du pain et des jeux ! (panem et circenses)
L’idée déjà était d’avoir la paix sociale et de développer le sentiment d’appartenance à la cité, à un pays, à une nation.
Parfois, une certaine licence était tolérée.
CF Venise, au 18 éme siècle, le temps du carnaval (Casanova) : les régles morales qui régissent les rapports entre hommes et femmes n’existent plus le temps du carnaval.
De même les saturnales chez les romains: les rôles de maitre et esclave sont inversés le temps de la fête.
Une définition intéressante de la fête est donnée par Josef Pieper (philosophe allemand mort en 1997)
“ Fêter, c’est exprimer d’une manière exceptionnelle notre accord avec le monde”
C’est porter un regard positif sur soi et ce qui nous entoure”.
Avec un sentiment de plaisir et de jouissance.
Les façons de faire la fête sont variables selon les époques et les coutumes
Différentes expressions et formes de fêtes
Les fêtes de villages, les fêtes foraines (St Romain, St Michel...), fêtes initiatiques (passage à l’âge adulte), fêtes célébrant une victoire….fêtes célébrant la fin d’un travail (Fête des moissons, fête des vendanges ...la Fête de la mer dans les ports de pêche (Trouville) etc ...
Les fêtes sont souvent en prise avec la cosmologie.
Ainsi, les fêtes traditionnelles sont en général associées aux saisons.
Elles rythment le temps et servent à relier nature et culture.
Souvent, un lien entre le sacré et le profane existe:
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Les fêtes chrétiennes contemporaines restent placées à des moments caractéristiques de l’année solaire (équinoxes, solstices tout en prenant en compte les cycles de la lune ( Carnaval, Pâques).
Les fêtes amicales, organisées ou spontanées….
Les fêtes professionnelles, les fêtes d’un peuple qui rassemblent (ex Coupe du monde de 98 ...)
Les fêtes politiques, institutionnelles :la fête nationale comme le 14 juillet en France …
Les fêtes des âges de la vie échelonnées du berceau jusqu’ à la tombe, se retrouvent dans la plupart des sociétés humaines :
Elles incluent les rites de naissance, les initiations de l’enfance et de la puberté, les mariages, les enterrements.
On peut dire que les fêtes constituent ainsi un façonnement social des données biologiques.
Cela conforte assez l’idée que les fêtes, à l’instar du rire, de la musique ou de la danse, sont le propre de l’homme.
Sur ce plan, elles peuvent donc être considérées comme essentielles dans la mesure où elles permettent à l’humanité de s’expimer et de se distinguer des autre espèces animales.
Les sciences humaines et sociales ont d’ailleurs repéré l’importance des fêtes dans les sociétés traditionnelles
-Durkheim (1912)
Définit la fête comme un mixte de célébration et de divertissement et considère qu’elles sont des moyens de faire pénétrer le sentiment du sacré dans la vie sociale.
Pour lui, la fête est un rassemblement massif générateur d’exaltation ayant une fonction récréative et libératoire.
Freud (1913) insiste sur leur portée transgressive.
Il y a en effet des degrés d’intensité à la fête:
S’amuser, se distraire, s’éclater, sortir du cadre et des normes, transgresser ...
Freud actualise la vieille théorie d’Aristote de la Catharcis (purge des passions), concevant la fête comme un moment particulier de purgation des passions, où il est permis de se libérer affectivement et de faire ce qui est défendu en temps normal.
Pour lui dans Totem et Tabou ( 1913),
“Une fête est un excès permis, non ordonné, une violation solennelle d’une prohibition ”.
C’est le sacré de la transgression : la fête manifeste la sacralité des normes de la vie sociale courante par leur violation rituelle.
C’est un moment où se relâchent les processus d’inhibition:
Sortir de soi pour être plus libre, créatif...
Historiquement en effet en Occident, les dimensions transgresssives et excessives des fêtes se sont révélées, souvent en réaction aux injonctions morales imposées par les autorités politiques et religieuses.
Cela a atteint son paroxisme avec le “libertinage” (début du 18 éme siécle) si bien mis en scène dans le film “ que la Fête commence ”(B Tavernier, 1975).
Le Régent Philippe d’Orléans (après la mort de Louis XIV) assure le pouvoir de manière distante et dissolue , préférant organiser des “petits soupers” avec ses jeunes maitresses, autant d’occasions de débauche; Tavernier y voit et met en scène les signes du pourrissement de l’ancien régime.
On voit que la fête commence à sentir le souffre !
II La fête tend alors à être considérée comme “non essentielle”, voir dangereuse
En réaction à cette période de licence, des philosophes tels que Hume (1739) ou Montesquieu (1758) ont condamné les fêtes comme irrationnelles, éloignant les hommes de la productivité et du progrès.
Au XIX éme siécle, les partisans de l’ordre moral ont alerté les consciences au sujet de la licence et des excès festifs, jugés scandaleux.
Il était commun que les curés considérent même la danse, les bals de villages comme une incitation à la débauche !
Puis, les socialistes et les communistes ont jugé les fêtes comme néfastes à la poursuite du projet révolutionnaire !
Les 1ers syndicalistes se sont aussi inquiétés de la propension des ouvriers à préférer les bals populaires à la lutte des classes...
Ce qui n’a pas empêché l’essor des guinguettes, des cabarets de Pigalle et même des maisons closes, lieux de plaisir où le bourgeois allait s’encanailler !
On pense à la Belle Epoque,l’âge d’or des cabarets de Montmartre et la naissance du French Cancan...
Les Années folles dans l’entre-deux guerres (certes pas pour tous et toutes)
Puis après la guerre, avec la modernité, matérialiste, les fêtes ont été considérées de plus en plus comme non essentielles, devant être canalisées, ordonnées.
La fête a perdu progressivement sa nature profonde sous la pression du consumérisme, de l’individualisme et de la codification.
La fête, devenue une injonction sociale, s’est banalisée, a eu tendance à perdre son caractère spontané.
La fête imposée : par ex , le 31 décembre et son Réveillon ! Une injonction à festoyer et à consommer !
Les fêtes se sont transformées en opérations économiques rentables
Les fêtes commerciales se sont diversifiées : la fête des mères, des grands mères, St Valentin ,St Patrick, Halloween etc ...
Les fêtes sont devenues aussi une ressource pour construire et vendre l’image de territoires, attirer les touristes. Des fêtes créees de toute pièce pour servir le marketing local.
Dans notre société de loisirs en plein développement, la fête est devenue un vecteur puissant sur le plan économique : ca rapporte de l’argent !
Trop de fêtes tue la fête, l’esprit de la fête !
On peut relever une certaine dérive que connait la fête dans nos sociétés productivistes: La fête convoque tout ce qui conteste l’ordre social que pour mieux l’intégrer et mettre en scène l’éternel retour de l’ordre établi.
Le Bal - Le Guépard
Et puis, il y a eu la pandémie:
Depuis 2020, un grand nombre de fêtes ont été annulées pour des raisons sanitaires
contribuant à se demander si l’esprit de la fête allait décliner ou bien reprendre.
On a vu émerger des fêtes clandestines (locationsRBNB ), des raves partys non autorisées...
(Nouvel AN de Lieron en 2020). Certains ont retrouvé l’esprit de transgression !
Cette année, avec l’inflation et et les problèmes d’énergie, on peut se demander si au delà de l’esprit, ce sont aussi les moyens pour beaucoup qui vont manquer !
Il y a des degrés dans ce qui est essentiel ou non :
Peut-on mettre sur le même plan, la sortie en discothéque du samedi soir, les fêtes marquant les étapes de la vie et celles relevant des loisirs
Cela revient aussi à poser la question :
Les loisirs sont- ils par nature moins essentiels que le travail?
Les occasions de sociabilité festive ne sont-elles pas essentielles sur un autre plan qu’économique? Plus psychologique?
III - Pourrait-on se passer de fêtes ?
Même si la manière de faire la fête a évolué, en fonction des époques, du lieu ... la fête semble conserver son rôle, et certaines fonctions qu’elle a eu par le passé.
A ce stade, on peut essayer de cerner les constantes, le tronc commun des fêtes :
-Elles rassemblent un groupe de personnes (au moins 2) : famille, ethnie, communauté religieuse, groupe associatifs etc..
-Un rituel: pour partager les mêmes choses
-La joie, en général (sauf les funérailles) encore que les banquets à la suite des enterrements se terminaient parfois dans une certaine gaité...la vie reprend…
-Le corps est à l’honneur :
On réactive nos 5 sens, en particulier le goût, l’ouie (la musique), le toucher(la danse) “Il faut que le corps exulte ! ” J Brel
Repas : mets soignés, on boit des bons vins...
On danse, on chante, la musique présente...on drague !
On parle, on échange...
La recherche du BEAU
On se met à son avantage: on s’habille, on se fait beau.
On soigne le décor:
Des accessoires: faut que ca brille! Guirlandes, boule à facettes, arts de la table….
On crée les conditions d’un moment hors du commun.
Sur le plan sociétal, la fête a une fonction :
Permet une césure, une respiration, une rupture avec la dureté parfois du quotidien.
Rompre avec la routine, laisser libre cours à sa fantaisie.Un moment où vont se relâcher toutes les inhibitions ;
Ce sont aussi les souvenirs qui vont nous accompagner toute une vie, comme des marqueurs du temps.( cf boums de notre jeunesse, la période disco de la fin des années 70) les années Palace. Ouvert en 1978...idée aussi de la fête comme brassage social).Esprit Clubmed des débuts…
Elle contribue à la paix sociale
Elle incite à partager sur ce qu’on a en commun, à assure la cohésion d’un groupe.
Elle peut favoriser la trêve des conflits: on est censé être de bonne humeur et bienveillant...
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Enfin, c ’est un exutoire qui permet de désamorcer les idées de révolte, un momemt libérateur.
Sur le plan individuel : l’expression de la fête sera aussi variable
les fêtes peuvent être “calmes”, ou plus excessives
Pour certains, faire la fête c’est s’autoriser à être soi (cf Pédale Douce J. Gamblin)
Pour d’autres, faire la fête, c’est s’autoriser à devenir quelqu’ un d’autre : on se lâche, on se travestit parfois, on s’autorise certains excès...
(La fièvre du samedi soir 1979 -John Travolta)
Dans la fête, il y a aussi la notion d’abondance, de plus que d’habitude !
Alors Une fête “sobre” ? C’est possible ? c’est un oxymore!
En définitive, la fête doit-elle être considérée comme essentielle ?
CONCLUSION
D’ un point de vue anthropologique, la fête apparait bien comme une nécessité sociale et culturelle car elle correspond à une respiration collective et à un rythme essentiel ,alternant le temps du quotidien et le temps exceptionnel du rite. Alternance de période de normalité et de lâcher prise.
En résumé, la fête a 3 fonctions majeures:
Socialisation
Célébration
Transgression
Les fêtes combinent plusieurs enjeux :
politiques, économiques, religieux, familiaux, esthétiques...sans qu’on sache vraiment distinguer lequel de ses enjeux commande les autres.
Au centre du débat, il y a la liberté individuelle, la fête en tant qu’expression du vivant ; la fête, c’est un rehausseur de vie !
La fête est un des derniers espaces de liberté dans un monde contraint ou la norme et les injonctions de toutes sortent vont croissant.: elle doit être préservée.
Alors, si la fête n’est pas aujourd’hui aussi essentielle qu’ elle pouvait l’être par le passé dans les sociétés traditionnelles, elle garde néanmoins une place majeure dans nos sociétés modernes.
Pour terminer, une citation de Simone de Beauvoir (la force de l’âge)
“Pour moi, la fête est avant tout une ardente apothéose du présent en face de l’inquiétude de l’avenir”.
“Face à un avenir dont on n’est pas sûr qu il soit porteur de jours heureux, on peut évacuer un temps son inquiétude, ne vivre que l’instant présent.
La fête est alors le véritable vivre pour vivre, le carpe diem, l’instant qu’on cueille”,
Cette citation s’applique bien à notre époque, période de tant d’ incertitudes face aux nombreux défis mondiaux.
Alors , suivons les conseils de notre chére Simone de Beauvoir : faisons la fête... et demain sera un autre jour ! Vive la fête !!!
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