Sujet présenté par Fabrice Weill et Ariane Lucet - le 1er avril 2023
Langage et pensée, exploration d’un lien d’intimité
FABRICE:
S'intéresser au langage est un exercice dont on ne sort pas avec des certitudes.
Dans ce domaine, aucune vérité définitive mais une infinité d'avis, de thèses, de publications divergentes et contradictoires…
Plus on avance dans ce domaine plus il s'obscurcit.
Philosophes, linguistes, ethnologues, psychologues, écrivains, scientifiques de tout bord du 16è siècle à nos jours publient et republient sur ce thème, la plupart du temps - ce qui est surprenant pour un sujet tel que le langage -, de manière tellement savante que leurs écrits sont singulièrement difficiles à lire et à comprendre.
Essayez de lire, Wittgenstein, Chomsky, Walter Benjamin, Benveniste, Jacobson.. vous nous en direz des nouvelles..
Etudier le langage serait-ce donc la même chose que de discuter du sexe des anges?
Dans cette masse de connaissances nous avons essayé de d'extraire des éléments prédominants afin de nous faire une idée claire et intelligible de la question.
Commençons par écouter les mots de Robert Georgin citant Leibnitz qui pose parfaitement la problématique:
AUDIO LA INTRO Leibnitz
Voici une introduction qui pose parfaitement la problématique.
Impossible de dissocier le langage de la raison humaine, de la pensée. D’ailleurs, en grec, c’est le même mot – logos – qui désigne la raison et le discours.
Evoquer le langage, c’est se confronter à une multitude de questions:
1 Le langage est-il le propre de l’être humain?
2 Le langage permet-il de tout exprimer?
3 Qu’est-ce qui vient en premier: pensée ou langage?
4 Pourrions-nous penser sans le langage?
5 Le langage façonne-t-il la culture?
6 Parler, est-ce faire?
7 La parole est-elle le miroir de l’intelligence?
8 Existe-t-il un lien entre langage et pouvoir?
9 Que nous apprend la linguistique cognitive, cette discipline récente?
Nous allons tenter de répondre à ces questions en nous intéressant plus particulièrement à la relation qui lie la pensée et le langage - parlé ou écrit.
FABRICE: Mais tout d'abord Ariane la question primordiale qui fait débat: Le langage est-il inné ou acquis?
ARIANE: Jean Piaget (1896-1980) biologiste et psychologue (qui a consacré sa vie à étudier le développement de l’intelligence chez l’enfant), et Noam Chomsky (1928), linguiste, ont longuement débattu sur ce thème à l’abbaye de Royaumont en 1975. Il s’agissait de confronter deux conceptions opposées de la genèse de la pensée et du langage, le constructivisme de Piaget et l'innéisme de Chomsky.
Piaget soutient que les capacités cognitives de l'humain ne sont ni totalement innées, ni totalement acquises. Elles résultent d'une construction progressive où l'expérience et la maturation interne se combinent.
Il estime que la pensée humaine prend son origine dans le développement des capacités motrices. Ce n'est donc pas seulement la perception mais bien l'action et les transformations que l'enfant peut opérer sur le monde qui lui permettent d'acquérir ses premières connaissances.
Chomsky, lui, considère qu’il existe des compétences mentales innées, inscrites dans le cerveau de l'homme, qui expliquent notamment ses capacités linguistiques universelles. Il dit que chaque être humain hériterait, grâce à son appartenance à l’espèce humaine, d’un dispositif qui prépare et permet l'acquisition des langues. Chomsky postule en effet l’existence d’une «grammaire universelle». Il se rapproche en cela de l’ouvrage «La Logique de Port-Royal ou l’Art de penser » (17è siècle), dans lequel les auteurs [Antoine Arnauld et Pierre Nicole] soutiennent que chaque langue exprimerait dans son propre système des mécanismes logiques universels.
J’ajoute que les recherches menées à partie des années 70-80 portant sur les compétences perceptives et cognitives des bébés confirment plutôt la vision de Chomsky.
1) FABRICE: Alors d'après toi, Le langage est le propre de l’être humain?
ARIANE:
Descartes (1596-1650) a mis l’accent sur l’aspect inventif de la parole, qui témoigne de la plasticité de la raison humaine. Pour lui, le langage est une faculté qui ne dépend pas du corps mais de l’esprit. Une faculté qu’on ne trouve que chez l’homme. Il dit du langage qu’il « est le seul signe certain de la présence d'une pensée et d'une raison dans un corps ».
Pour Bergson, l’être humain se définit d’abord comme Homo Faber (fabriquant d’outils et inventeur de techniques). Tandis que pour un linguiste comme Claude Hagège, il est plus fondamentalement encore Homo Loquens, « homme de paroles ».
Seul l’être humain peut à tout moment composer de nouvelles phrases, comprendre un discours jamais prononcé auparavant. Grâce à un référentiel de signes communs, un humain peut véritablement entrer en contact avec autrui en s’adressant à lui pour exprimer ses pensées, ses sentiments.
Fabrice
Pourtant, n’existe-t-il pas un langage des animaux? Les animaux envoient des messages. Les cétacés communiquent avec des sifflements distincts ayant chacun une signification précise. Et les parades nuptiales? Est-ce qu’elles ne permettent pas aux mâles de communiquer avec les femelles pour les attirer?
ARIANE:
C’est vrai. Mais on ne peut pas réellement parler de langage. Les animaux émettent des signaux, pas des signes. Signaux veut dire que les «messages» émis sont biologiquement déterminés, donc innés dans l’espèce, pas intentionnels. Et les réactions que ces signaux suscitent sont toujours identiques. De plus, les infos transmises sont limitées à quelques situations bien définies (avertir d’un danger par exemple). L’animal ne peut pas émettre de signes, lesquels se caractérisent par une intention volontaire…
Par exemple, un animal ne choisit pas de ne pas avertir ses congénères d’un danger.
FABRICE:Passons à notre question 2 - Le langage nous permet-il tout exprimer?
Dans son ouvrage, Tractacus Logico Philosophicus, qui fait référence en la matière, Wittgenstein dit que le langage ne peut pas tout exprimer je cite: seules les sciences de la nature sont capables de dire ce qui est vrai ou faux. En revanche tout ce qui est hors du monde, les valeurs, le bien, le mal , Dieu - quoi qu'important - ne peut être ni pensé ni dit…».
Que peux-tu nous dire à ce sujet?
ARIANE:
Hegel démystifie en quelque sorte l’ineffable (qui ne peut être exprimé par des paroles), l’indicible, ce quelque chose de si riche et si nuancé qu’il ne peut pas se dire. Pour lui, l’ineffable, c’est « la pensée obscure, à l’état de fermentation, qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve le bon mot». Un point de vue qui évoque celui de Boileau (1636-1711) («Art poétique») quand il écrit: «Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément.»
Bergson, lui,affirme que le langage est un obstacle à la pensée. Les mots sont trop larges pour une réalité qui n’est que particulière. Ils ne désignent que ce qui est commun et ignorent les différences individuelles. Il estime que le langage dénature nos pensées. Nos pensées ne sont plus elles-mêmes car elles sont forcées d’emprunter une forme objective et externe, celle des mots.
Pour Bergson, «la pensée demeure incommensurable (sans commune mesure) avec le langage ». Certes le langage convient pour désigner des choses, ce qui est très pratique. Mais ces «étiquettes» que sont les mots ne peuvent rendre compte de la richesse de la vie intérieure, qui a quelque chose d’ineffable. Les mots ne sauraient exprimer toutes les nuances et les subtilités d’une pensée.
Mais on pourrait lui opposer le «paradoxe» du langage. Certes, comme outil de communication le langage peut se révéler réducteur par rapport à la pensée qu’il véhicule… Mais, en même temps, les mots suggèrent aussi plus que la pensée qui les a fait naître en déclenchant chez ceux qui écoutent une infinité de représentations possibles.
FABRICE:
Effectivement, on voit bien, lors d’une psychanalyse, par exemple, que les mots sont insuffisants pour exprimer les tourments de notre psyché, et même qu’ils nous trompent en se détournant de leur signification usuelle.
Et le mensonge? Il s'agit bien de bien de mots trahissant la pensée!
La linguistique peut-elle répondre à la question du mensonge ? Autrement dit, peut-on, avec des outils linguistiques, repérer des marqueurs langagiers, discursifs ou pragmatiques du mensonge ?
Je pense au travail d’Harald Weinrich, car c’est celui qui a produit l’élaboration la plus développée, qu’il a appelée “Linguistique du mensonge”. Dans un petit ouvrage jamais traduit en français, Linguistik der Lüge, paru en 1966, il expose une véritable théorie du mensonge
ARIANE:
Non, la réponse est radicale : le mensonge est une question morale, sociale ou juridique, et non linguistique. Dans la forme des mots, des phrases, des discours, rien ne peut dire qu’ils sont mensongers ou vrais, si ce n’est l’implicite. Même si l’on ment avec des mots, la linguistique ne peut rien en dire. D’ailleurs, dans une société, on fait presque tout avec des mots, et la linguistique n’est pas pour autant la science de tout ce qui se passe dans les relations sociales.
3)FABRICE:
Au temps pour moi... alors je passe à une autre question: qu'est-ce qui vient en premier, la pensée ou le langage?
Au 17è siècle déjà dans le livre déjà cité «La Logique de Port-Royal ou l’art de penser,» Antoine Arnauld et Pierre Nicole affirment que le langage est par essence destiné à la communication (instrument social, donc).
«Parler, disent-ils, est expliquer ses pensées par des signes que les hommes ont inventés à ce dessein.»
Cette phrase veut-elle dire que sans la présence des autres, nous n’aurions pas besoin du langage, et que cela ne nous empêcherait pas de penser?
ARIANE:
Pour Descartes (1596-1650) aussi, nous parlons parce que nous pensons. La pensée précède donc le langage en ce qu’elle est la condition de possibilité, l’origine, la cause du langage.
Mais beaucoup de philosophes et de linguistes estiment, contrairement à Descartes, que le langage vient en premier. Ou en tout cas que langage et pensée sont indissociablement liés.
Le structuralisme linguistique, né avec Saussure, propose de comprendre le langage comme un système au sein duquel chaque élément ne peut se définir que par les relations d’équivalence (harmonie) ou d’opposition (dissonance) qu’il entretient avec les autres éléments.
Saussure à fondé une théorie fondatrice de la linguistique. Il souligne que: '' philosophes et linguistes se seront toujours accordés à reconnaître que sans le secours des signes nous serions incapables de distinguer deux idées d'une façon claire et constante (…) Il n' y a pas d'idées préetablieset rienn'est distinc avant l'apparition de la langue''
Pour Saussure, pensée et langage vont de pair. Pour celui qui parle, il y a entre la langue et la réalité adéquation complète : le signe n’est pas un signe arbitraire choisi pour désigner une chose. Le mot constitue la réalité elle-même. En d’autres termes, les mots n’ont de sens que parce qu’ils se rapportent à des pensées. Et s’ils signifient quelque chose, c’est parce qu’ils sont compris, voire interprétés, par une conscience qui leur donne du sens. Dit autrement, c’est parce que celui qui parle veut dire quelque
chose que les mots qu’il emploie ont du sens. Et c’est parce que celui qui écoute peut donner du sens aux mots entendus qu’il les comprend. Pensée et verbe sont donc cognitivement indissociables.
Nietzsche (1844-1900), quant à lui, s’est intéressé à la philologie avant même de s’engager dans la voie de la philosophie. Pour lui, « toute pensée consciente n’est possible qu’avec l’aide du langage » et « les connaissances philosophiques les plus profondes sont déjà préparées dans le langage». D’une part, il soutient l’idée que la pensée ne devient consciente que grâce au langage. D’autre part, il défend la thèse selon laquelle le langage est indispensable au processus d’élaboration des connaissances philosophiques.
On constate que nombre de philosophes et linguistes affirment que la pensée ne saurait exister si elle ne pouvait s’exprimer à travers le langage. Faute de langage, les pensées seraient insaisissables, informes. C’est aussi le point de vue du linguiste Emile Benveniste (1902-1976): «(Sans langage), la pensée se réduit sinon exactement à rien, en tout cas à quelque chose de si vague et de si indifférencié que nous n’avons aucun moyen de l’appréhender comme contenu ‘distinct’ de la forme que le langage lui confère. » Le langage est donc à ses yeux non seulement la condition pour pouvoir transmettre, exprimer une pensée mais d’abord la condition d’élaboration de la pensée.(«Problèmes de linguistique générale»)
La plupart des philosophes, psychologues et linguistes du 20è siècle partagent cette idée: le langage étant le propre de l’homme, c’est lui qui donne accès à la pensée. Sans langage il n’y aurait pas de pensée construite. Ce qui nous condamnerait à vivre dans un monde chaotique et brouillé fait d’impressions, de sensations et d’images fugitives.
FABRICE: Pourtant, personnellement, je trouve que la pensée s’exprime de bien d’autres manières: l’art, avec la danse, la musique, la peinture; le langage non verbal, avec les pleurs, les rires, les mimiques; les rêves… Les bébés et les petits enfants savent se faire comprendre sans l’aide des mots en dessinant en dansant.
ARIANE:
Indiscutablement, le langage n’est pas le seul moyen d’exprimer la pensée. On dit du langage qu’il a deux faces: celle de la réception, qui permet de comprendre, et celle de la production, qui permet de s’exprimer. Le langage n’est clairement pas le seul moyen de production, d’expression, possible. Mais nombreux sont ceux qui affirment qu’il est la condition sine qua non de la réception, donc du fait de penser. Ce qui nous amène à la question suivante…
4)FABRICE: Alors pourrions-nous penser sans le langage? Nous connaissons tous cette phrase de Pascal(1623-1662): «L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant.» Pascal aurait pu ajouter que l’homme est aussi un roseau parlant.
ARIANE:
Homo Sapiens est un animal pensant ET parlant, car social. On l’a vu, beaucoup de philosophes et de linguistes estiment que nous ne pourrions pas penser si le langage n’existait pas.
Le langage ne nous sert pas seulement à communiquer. Il nous permet aussi de donner corps à nos propres pensées. Platon (428-348 avant notre ère) déjà définissait la pensée comme «un discours que l’âme se tient à elle-même». (Théétète)
Selon Hegel, il n’y a pas de pensées véritables hors du langage. Par les mots, le sujet – la personne – donne une formule objective de ses pensées et les rend accessibles à sa propre conscience.
Saussure, père de la linguistique contemporaine, s’est intéressé à cette question de la construction du langage. Il met en évidence 3 principes généraux(«Cours delinguistique générale», 1916)
1 - Les signes linguistiques sont constitués par l’association d’un signifiant (le mot, la parole…) et d’un signifié (un contenu de pensée)
2 - Cette association est conventionnelle et arbitraire
3 - Le langage est une structure (un système de signes), et les signes n’ont pas de valeur indépendamment les uns des autres mais par leurs relations entre eux.
Pour Merleau-Ponty (1908-1961), le langage ne fait pas partie du monde, il est structurant du monde: le monde est déjà investi par le langage, un monde parlé et parlant. Même quand je parle pour ne rien dire, j’établis une relation avec l’autre, en puisant dans un référentiel de signes qui nous sont communs.
Quant à Thomas Hobbes (1588-1679), il estime que le langage sert à fixer la pensée: «Le premier usage des dénominations est de servir de marques ou de notes en vue de la réminiscence (c’est-à-dire pour s’en souvenir).» La fonction première du langage, pour lui, est donc de fixer les pensées pour pouvoir les réutiliser et les enrichir. Dit autrement, sans le langage, grâce auquel nous pouvons les fixer, nos pensées tomberaient sans cesse dans l’oubli au moment même où elles émergent.
FABRICE:
5)Nous arrivons à la question suivante: le langage façonne-t-il la culture?
ARIANE:
Le langage est-il le véhicule de toute culture? Certains l’affirment. Homo Sapiens ajoute à la nature ce qu’il ne reçoit pas par hérédité mais par apprentissage: le savoir technique et scientifique, les règles morales, les croyances et les rites religieux… Mais le langage n’est pas un élément de culture parmi d’autres. En même temps que notre langue maternelle, nous apprenons des symboles qui façonnent notre vision du monde, propre à notre culture d’appartenance. Chaque langue reflète une manière de s’approprier le réel et de l’organiser: on pense avant tout avec sa langue. Comme le dit le linguiste Emile Benveniste (1902-1976), « nous pensons un univers que notre langage a d’abord modelé». C’est sans doute ce qui explique que certains mots ou expressions sont difficiles à traduire dans une autre langue.
Claude Lévi-Strauss (1908-2009), quand il aborde la notion d’ethnocentrisme, nous dit que nous ne pouvons jamais sortir de notre culture. Idem en ce qui concerne le langage: ne traduit-on pas toujours dans sa propre langue? Or cette langue n’est-elle pas empreinte de toute une culture dont nous n’avons pas forcément conscience? Ainsi la traduction ne nous fait nullement sortir de notre langue et comprendre véritablement ceux qui parlent une autre langue que la nôtre.
FABRICE
Ecoutons quelques phrases de Robert Georgin sur la langue et le sens: AUDIO LB lANGUE ET SENS EXEMPLE DES COULEURS
FABRICE:
Maintenant comme il ne peut y avoir de café philo réussi sans l'ombre une citation de Regis Debray citons dans un article paru dans Marianne en 2020 dont le titre était: ''parler est ce faire:
« Parmi les éléments de langage il en est un qui frappe par son omniprésence c'est le viral «faire en sorte que» du politicien . Ce n'est pas un tic mais un aveu, Puisque dire n'est plus faire et que la parole n'est plus un acte, on annonce ce qu'on devrait faire mais plus tard sans préciser ni ou ni quand voire jamais. »
6) Alors Parler est-ce faire?
ARIANE:
Le langage fait plus que produire des idées ou nous aider à communiquer. La parole est aussi créatrice en ce qu’elle permet d’agir. Le langage recèle une force grâce à laquelle celui qui parle peut avoir des effets sur le monde extérieur. C’est ce que signifie l’expression « acte de langage » inventée par John Austin (1911-1960).
La parole est généralement conçue comme la description, vraie ou fausse, d’un état de fait. Par exemple, si je dis: «Il fait beau.» Mais John Austin montre dans son livre «Quand dire c’est faire» qu’il existe en réalité de nombreux énoncés qui échappent à cette approche logique du langage. Il introduit la notion d’ «acte de langage» afin de remettre en cause l’opposition commune de la parole et de l’action (par exemple quand on dit que les actes valent plus que des paroles).
Qu’est-ce qu’un acte de langage? C’est un moyen mis en œuvre par un locuteur pour agir sur son environnement par ses mots : il cherche à informer, inciter, demander, convaincre… [C’est typiquement la définition de l’influence]. Il y a des énoncés qui, au lieu de rapporter un événement, constituent eux-mêmes l’événement qu’ils désignent.
Le «oui» du mariage, par exemple, qui rend l’union effective. Ou le «tout est fini entre nous", qui va acter la rupture. Ou «la séance est ouverte». Ce type d’énoncés, John Austin les appelle «énoncés performatifs». Un énoncé performatif, par le seul fait de son énonciation, permet d'accomplir l'action concernée.
FABRICE:
7) La parole est-elle le miroir de l’intelligence?
ARIANE:
Comprendre le pouvoir du langage suppose aussi de s’intéresser au langage comme parole. Le langage, c’est aussi l’acte même de parler. Il existe une différence essentielle entre la langue et la parole :
- La langue est commune à un groupe, elle est sociale
- La parole renvoie à l’individu, à la performance individuelle.
Langue et parole ne sont pas équivalentes. Si la langue est extérieure à l’individu, si elle s’apprend, la maîtrise de la langue n’est pas la même pour tous. Elle dépend de chaque individu. Et cette maîtrise est décisive parce qu’une pensée claire, affûtée s’exprime par des mots précis. Alors que le mauvais usage du langage, son imprécision, dénotent une insuffisance de la pensée.
Leibniz, Roman Jakobson, Noam Chomsky convergent sur cette question de la langue en tant que moyen privilégié d’étude de l’intelligence. Nombre de recherches montrent une corrélation entre le niveau d’intelligence et l’aptitude à manier les catégories grammaticales, la richesse du lexique, l’inventivité du discours, etc.
8)FABRICE: existe-t-il un lien entre langage et pouvoir?
ARIANE:
Nous avons tous constaté que la maîtrise de la langue peut amener une personne à manifester une forme de supériorité. D’ailleurs les différents niveaux de maîtrise du langage renvoient généralement à des différences sociales. C’est ce que souligne le sociologue Pierre Bourdieu (1930-2002): pour lui, le langage n’est pas seulement un instrument de communication, il est aussi une manifestation symbolique de pouvoir, un marqueur social. Choisir de s’exprimer en argot, en verlan, en français conventionnel ou soutenu, c’est en même temps exprimer une appartenance sociale.
Le pouvoir symbolique d’un certain langage reflète le pouvoir qui s’exerce sur le plan social. Le pouvoir du langage, son efficacité, selon Bourdieu, vient donc du pouvoir social, de la reconnaissance sociale. Le pouvoir dont témoigne le langage n’est en définitive qu’une manifestation de la hiérarchie sociale.
La force extraordinaire des mots peut les rendre dangereux. Socrate et Platon le pensaient déjà quand ils fustigeaient les sophistes, passés maîtres dans l’art de la rhétorique, de la persuasion. Et qui étaient capables de défendre avec la même verve une chose et son contraire, sans se préoccuper de vérité.
Les démagogues, les manipulateurs, les flatteurs savent détourner le langage et ses mots de leur sens pour dominer les esprits.
Dans son livre «1984» George Orwell (1903-1950) nous alerte sur les dangers du langage quand il se fait instrument de domination. Quels dangers? L’anéantissement de la pensée, répond-il. Pour lui, la novlangue est un instrument de domination. Le langage peut donc devenir source potentielle d’asservissement et de domination politique.
FABRICE:
Il n'y a pas qu'Orwell qui nous alerte, Alice Krieg Planque plus récemment nous parle aussi sur la novlangue où la part de désinformation et de manipulation sont rarement loin du mensonge. La “novlangue” une langue imaginaire au service de la critique du “discours autre”
D’ailleurs, début mars 2023, on apprenait que Vladimir Poutine signait une loi pour interdire l’utilisation de mots étrangers considérés comme des menaces pour la langue et la culture russes.
9) Tout ça n'est pas très rassurant i alors pour terminer évoquons la question de la linguistique cognitive et de ce qu'elle nous apprend.
Et pour aborder la question écoutons Robert Georgin à propos de Jacques Lacan (1901-1981).
Audio LD sur Lacan
ARIANE:
Si le langage produit la pensée, plusieurs conséquences en découlent. D’abord que la linguistique tient une place centrale dans la connaissance du psychisme humain. Citons cette phrase de Noam Chomsky: «Le langage est une sonde très utile pour explorer l’organisation des processus mentaux.»
Autre conséquence: si le langage produit la pensée, décrypter les lois du langage revient aussi à décrypter les lois de la pensée. Exemple: sans le mot «chat», on ne percevrait que des cas particuliers, chat roux, chat tigré, chat noir… sans jamais comprendre qu’ils appartiennent à une même catégorie générale. Le langage donne donc accès à cette abstraction. Autrement dit, il nous permet de passer de la perception à l’entendement.
Mais est-on vraiment sûr que sans le mot «chat» notre pensée serait à ce point brouillée et inconsistante qu’on ne pourrait pas distinguer un chat d’un chien? Les recherches en psychologie cognitive menées depuis les années 80 démontrent que les bébés disposent, bien avant l’apparition du langage, d’une vision du monde plus ordonnée qu’on ne le croyait.
Ces recherches ont donné du poids aux linguistiques cognitives, apparues dans les années 70, qui ont introduit une révolution dans les liens entre langage et pensée. Les linguistiques cognitives soutiennent en effet que les éléments constitutifs du langage – la grammaire et le lexique – dépendent de schémas mentaux préexistants. Pour le dire vite, ce n’est pas le langage qui structure la pensée, mais la pensée qui façonne le langage – Tiens… comme le pensait Descartes! L’idée du chat précède le mot. Et même une personne aphasique qui a perdu l’usage du langage saura reconnaître l’animal. C’est notamment la thèse défendue par Eleanor Rosch (née en 1938), qui fait référence en linguistique cognitive. Pour comprendre le mot «chat», dit-elle, il faut d’abord comprendre le contenu de la pensée auquel le mot se réfère.
Le courant de pensée de la pragmatique propose, lui, une autre version des relations entre langage et pensée. Pour les pragmatiques, le langage n’est ni le créateur de la pensée (comme le pensait Saussure) ni son reflet (comme le soutiennent les linguistiques cognitives). Il est un médiateur qui déclenche des représentations. Un peu comme une pancarte sur une porte, qui indique ce qui se trouve à l’intérieur mais ne dit rien sur la taille de la pièce, la couleur des murs, l’aménagement, etc. Donc le mot ne contient pas l’idée, il ne la reflète pas non plus; il l’induit.
FABRICE:Pour terminer écoutons ce texte sur Roman Jacobson et la poésie: AUDIO LC langue et poésie
Je crois que avons fait un bon tour de la question du langage mais il est dommage que nous n'ayons pas eu le temps d' aborder toutes les autres sortes de langages: langage artistique, la musique, le langage corporel, celui des mathématiques ou de l’inconscient… Ou les silences, qui peuvent être si éloquents! Donc, plein de questions pour notre débat et beaucoup de futurs sujets en perspective.
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