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Catherine Tricoire

Le monstre : L'effet miroir ?

Sujet présenté par Catherine TRICOIRE le 13 novembre 2023


Le monstre : L’effet miroir?


Depuis notre plus tendre enfance, nous côtoyons bon nombre de monstres. Ce sont à la fois les créatures mythologiques dont on nous parle à l’école, les êtres fantastiques qui peuplent les contes, les légendes et les séries de fiction mais aussi les génocidaires et les dictateurs décrits dans les livres d’Histoire. C’est le croque-mitaine qu’invoquait ma mère pour que je ne lâche pas sa main dans la rue. Ce sont les hommes présentant des malformations physiques et également des individus ou des groupes qui se rendent coupables de crimes odieux.


Étymologiquement le mot «monstre» vient de «monstrum» et du verbe «monere» qui signifie «avertir» en latin. Selon Le Robert, il est un être, un objet ou un état des choses dont la grandeur est démesurée, dont la laideur est excessive, dont la cruauté est extrême ou dont la puissance est prodigieuse. C’est un individu de conformation insolite par excès, par défaut ou par position anormale des parties, un être fantastique des mythologies et des légendes, généralement composé de la réunion en un seul corps de parties et de membres empruntés à plusieurs êtres réels, une personne très cruelle qui fait preuve d’une méchanceté et d’une perversion inhumaine, un être, une chose, un état de choses extraordinaires dans l’ordre du quantitatif ou du qualitatif. Il est ce qui choque le regard et la conscience. Il est celui qui est livré à la curiosité des hommes qui le pointent du doigt et le stigmatisent.


Le monstre est donc un terme polysémique très fécond qui nous engage à interroger notre relation aux autres, notre capacité à éprouver de l’empathie et également à prendre conscience que l’inhumanité est à notre porte si l’on n’y prend pas garde.


Qu'ont Éléphant man, des sœurs siamoises, la Licorne, le Minotaure, Dracula, Frankenstein, un serial killer ou les nazis en commun pour porter le même qualificatif de monstrueux?


L’exposé va permettre d’explorer les occurrences dans lesquelles la figure du monstre apparaît. Quel miroir le monstre va t-il nous tendre?


1. Le monstre est-il une anomalie qui remet en question la perfection divine de la Création?


S’il est contre nature comme l’écrit Aristote dans De la génération des animaux, il n’est pas contre la Nature prise absolument. Il ne fait que contredire le cours le plus ordinaire de la Nature sans pour autant la disqualifier.


Le monstre est rare, difforme et il blesse notre attente d’harmonie. Ses fonctions vitales sont altérées, il est empêché dans son développement au point d’être non viable. Il brise le cycle

répétitif des formes. Remet-il en question la capacité de Dieu à produire du bon et du parfait ? Deux philosophes ont répondu à cette question.


Augustin dans La cité de Dieu soutient que c’est justement parce que Dieu et la Nature sont tout puissants qu’ils peuvent défaire ce qu’ils ont fait. «De même donc qu’il n’a pas été impossible à Dieu de créer les natures qu’il a voulues, ainsi ne lui est-il pas impossible de changer celles qu’il a créées en ce qu’il voudra. De là cette exubérante forêt de miracles qu’on appelle: monstra, ostenta, potenta,prodigia» c’est-à-dire des choses qui attirent le regard, des présages, des prodiges, des fléaux et des montres.


Augustin dit que les monstres ne contredisent aucunement la toute-puissance divine. Ils ont vocation à être des présages que Dieu utilise pour annoncer un événement eschatologique comme le laisse entendre l’étymologie latine.


Dans l’Ancien Testament, deux figures annoncent le chaos. Le Léviathan, créature menaçante souvent représentée sous la forme d’un serpent, d’une baleine ou d’un crocodile capable de tout détruire. Béhémoth, monstre terrestre apparaît sous la forme d’un éléphant ou d’un hippopotame. Tous deux alliés de Satan, ils périront et seront servis au banquet des Justes après la fin des temps.


Les monstres sont donc l’œuvre consciente et programmée d’un Dieu tout puissant qui se sert de ces fantaisies pour avertir les Hommes des conséquences de leurs désordres.


Baruch Spinoza dans Le Traité théologico politique, œuvres III résout le questionnement d’une Nature divine imparfaite en dissociant Dieu et Nature. Comment? Dieu n’est pas le créateur de la Nature parce que Dieu n’a aucun désir de création. Le désir suppose que l’on manque de quelque chose or rien ne manque à Dieu. Il est tout puissant, n’attend rien de nous et n’a aucun désir de création. Il n’est ni vengeur, ni colérique, ni maître du jugement dernier, il se contente d’être. Il n’est pas transcendant au monde, il est le Monde. Il est une substance infinie dotée d’une infinie d’attributs quand les Hommes n’en ont que deux: l’étendue et l’esprit. Il est la Nature naturante selon la célèbre formule, un acte de production qui s’engendre lui-même. Les Hommes comme tous les autres objets ne sont que des modes d’expression que l’on peut appeler Dieu ou Nature. « Rien n’arrive donc dans la Nature qui soit contraire à ses lois universelles, ni même qui ne s’accorde pas avec elles ou qui n’en résultent pas; car tout ce qui se produit se produit par la volonté et le décret éternels de Dieu».


La Nature est une forteresse imprenable. Nous pouvons en parler mais pas la saisir. Elle est au-delà de l’entendement humain somme le souligne John Locke dans Un essai concernant l’entendement humain en 1735.


A la question «les monstres sont-ils la marque du caractère faillible de Dieu ou de la Nature?», Augustin et Spinoza répondent non. Objets résultant des caprices de Dieu et présages de chaos, les monstres sont aussi les produits d’un Dieu dont nous ne pourrons jamais saisir l’essence. Montaigne dira dans Les Essais que «le monstre n’est rien d’autre qu’une singularité qui ne rompt en rien l’ouvrage de Dieu, car nous ne sommes pas capables d’y voir l’harmonie complète».


Jusqu’à l’essor des sciences naturelles la survenue de monstres continue à être liée à la notion de péché. Au tournant du XIXème siècle, avec l’essor de la biologie, de l’anatomie comparée et de la tératologie, l’acception ancienne de monstre contre-nature commence à disparaître. La Nature devient un système ouvert et dynamique qui repose sur des échanges constants avec l’environnement. Les monstres ne sont que des productions du vivant qui tâtonne et procède par essais et erreurs. C’est un hasard qui marche et rares sont ceux qui pensent encore qu’un être mal formé est un mauvais présage, la produit d’un engendrement contre-nature ou une figure maléfique dont il faudrait se méfier. Heureusement, les monstres réels sont débarrassés de leurs attributs péjoratifs. Qu’en est-il des monstres imaginaires?


2. Pourquoi avons-nous besoin de créer des monstres imaginaires?


Pour répondre à cette question, j’ai choisi d’explorer trois domaines: la peinture, la littérature et le cinéma à travers trois œuvres.


Depuis la préhistoire, comme le souligne André Leroi-Gourhan dans Préhistoire de l’art occidental, l’Homme a fait apparaître des formes monstrueuses sur les parois des grottes comme celle des Trois-Frères où figurent un chamane cornu dansant sur deux pattes ou un homme qui porte une queue de bison. Ces dessins sont des messages symboliques codifiés qui parlent de leurs rituels et de leur imaginaire.


Dans l’Histoire, les Hommes n’ont cessé de produire des formes monstrueuses qui apparaissent sur les chapiteaux des cathédrales, les enluminures du Moyen-Âge, les tableaux de de Bosch, Bruegel et de Goya, dans les textes de Dante et de Charles Perrault, et dans les films de Ridley Scott avec Alien ou Tod Browning avec Freaks.


2.1 Le monstre comme mise en garde contre les conséquences du vice


Peinte en 1500, cette œuvre composée de trois panneaux est fascinante et effrayante. Peuplé de créatures fantasmatiques (lapins kangourous, girafe blanche, cochons volants, femmes à queue de poisson, hommes avec des têtes en formes de fruits…), le panneau central décrit une faune de personnages s’adonnant à toutes sortes d’activités immorales, obscènes, lubriques et débridées. Le panneau de gauche représente le jardin d’Eden, et celui de droite l’Enfer où toutes les âmes damnées finiront par rôtir dans les flammes. Cette abondance de détails cauchemardesques permet à Jérôme Bosch de montrer très explicitement à ses contemporains ce qu’il adviendra d’eux s’ils s’obstinent dans leurs vices. C’est une véritable mise en garde !


Membre de la Confrérie Notre-Dame Jérôme Bosch exprime les difficultés que rencontre l’Église pour faire respecter les dogmes et les pratiques religieuses. A la fin du Moyen-Age (1492), il existe une forte remise en question des notions de Bien et de Mal du fait du caractère violent et brutal des rapports sociaux.


Comme souvent, la mise en scène des monstres vise à effrayer les Hommes afin de les remettre dans le droit chemin de la morale religieuse ou bourgeoise plus tard.


2.2 La laideur physique est-elle le reflet de la laideur morale?


Dans Notre Dame de Paris,Victor Hugo s’inscrit dans un tout autre traitement du masque du monstre. Si le Beau est habituellement le corollaire du Bien, l’écrivain fait surgir le Bon sous l’apparence de Quasimodo. Il est d’une laideur repoussante, bossu, borgne, sourd et boiteux. Rejeté par la société, il vit dans les tours de la cathédrale, élevé par Frollo, le prêtre archidiacre. Tout chez Quasimodo pourrait être le signe de la cruauté et de la perversion.


Bien au contraire, il est bon, protecteur et capable de sentiments amoureux. En revanche, Frollo qui n’a aucune caractéristique physique disgracieuse est l’incarnation du Mal qui causera la perte d’Esméralda par sa convoitise charnelle.


Dans le film Éléphant Man, on note la même inversion des valeurs. John Merrick est plus humain que n’importe qui. Ce sont ses geôliers qui le livrent à la curiosité des visiteurs qui sont les monstres.


Pourquoi cette inversion?


Pendant longtemps, on a pensé que la laideur physique était synonyme de désordre et de chaos. Dans la Grèce antique, le corps humain était l’image réduite, le miroir de l’univers. Un corps disgracieux était la cause de tourments pour l’âme qui ne pouvait se dévoiler et donner le meilleur d’elle-même tant elle était affectée par les souffrances et les frustrations subies par le corps. Il y avait toujours des obstacles impossibles à surmonter qui interdisent à l’âme de vivre vraiment. « Comment loger son âme dans un corps de rebut ?» se demande Epiphane Otos dans Attentat d’Amélie Nothomb.


Fort heureusement, cette croyance est dépassée et la grandeur d’âme s’affranchit de la beauté ou de la laideur des corps!


2.3 Des monstres tout simplement humains


Le cinéaste Tod Browning dépasse ces considérations dans son film Freaks (1932) en mettant en scène des acteurs et des actrices souffrant de diverses difformités (sœurs siamoises, homme-tronc, femme à barbe, femme oiseau, nains, hommes microcéphales, pinhead-têtes d’épingles, homme né sans aucun membre, Prince Randian). Bien qu’ils soient tous exhibés et exploités pour leurs disgrâces dans un cirque, Tod Browning a décidé de les montrer dans leur quotidien, en dehors des représentations circadiennes. Ils fument, mangent, discutent, se disputent, ont des enfants, s’aident les uns les autres etc…Leur handicap les a amenés à adapter leurs gestes et leurs comportements mais il ne les a pas empêchés de vivre presque comme tout le monde. Ni spectaculaires ni terrifiants de nos jours, ce film a été considéré comme insoutenable à sa sortie en 1932. Dans la salle, on prétend que les femmes s’évanouissaient ! Ce film devenu culte est « une histoire qui témoigne de l’ingéniosité infinie et de la grandeur de l’Homme…dans sa prodigieuse capacité d’adaptation », comme le dit Jean Douchet dans Les cahiers du cinéma en 1962.


Pour clore cette partie consacrée aux domaines artistiques, l’on peut soutenir que la figure du monstre peut être utilisée pour symboliser le Mal et pour détourner les Hommes des vices comme chez Jérôme Bosch, la Bonté comme chez Victor Hugo ou la banalité comme chez Tod Browning. Le monstre déjoue les prévisions en endossant tour à tour des rôles, des visages et des comportements très différents. Il se montre tel qu’en lui-même, libre et rebelle, incarnant tout ce que nous réprimons: nos peurs, nos angoisses, nos instincts, nos passions, nos démons mais également notre profonde humanité. Il nous tend un miroir dans lequel nous devons nous regarder.


3. Des actes monstrueux et des hommes ordinaires


Une dernière occurrence va nous plonger dans le monstrueux radical.


Si l’on exclut de notre propos les maladies mentales (schizophrénie, psychopathie, perversion), qu’est-ce qui peut pousser un mari à cribler sa femme de 50 coups de couteau, une mère de famille à tuer son nouveau-né et à placer son corps dans le congélateur, un bon père de famille à tuer toute sa famille comme Dupont de Ligonnesse ou cet adolescent timide à trucider sa camarade? Comment le monstrueux et le banal viennent-ils à se rencontrer, à franchir la barrière des interdits moraux et sociaux?


Nous aimerions croire qu’ils ne nous ressemblent pas et que jamais nous ne nous retrouverons dans une telle situation. En sommes-nous sûrs?


Ces personnes ne sont pas passés à l’acte du jour au lendemain. Ce ne sont pas des barbares nés. Ils sont devenus des criminels à l’issue d’un long processus de dérive de la conscience. Pour Hannah Arendt, c’est avant tout dans le vide de la pensée, dans la médiocrité de l’esprit et dans l’incapacité à mettre en l’ordre nos affects pour les contenir que se situe le Mal.


Les dignitaires nazis avaient pour la plupart d’entre eux des personnalités semblables à beaucoup d‘autres Allemands. Ils n’étaient ni des malades mentaux, ni des parangons de de vertu. Ils ont en général une pensée mécanique, une certaine rigidité morale, un goût pour la conformité et souffrent de paresse intellectuelle.


L’idéalisme du National-Socialisme a entraîné ces hommes banals dans un système où l’esprit crique est absent et l’obéissance la valeur cardinale. Autocentrés, ignorants de l’Autre, dépourvus d’empathie, ils agissent mécaniquement sans cas de conscience. Rudolph Höss dira lors de son procès qu’il n’avait été que le directeur du programme d’extermination d’Auschwitz. Pour lui administrer un camp d’extermination ressemble à la gestion d’un hôtel ! La mécanique, le machinal, l’opératoire » témoignent la vie psychique autant en pensée qu’en émotions dit Daniel Zagury dans La barbarie des hommes ordinaires (2022). Les ordres venaient d’en haut et en toute loyauté ils les exécutaient avec beaucoup de zèle.


Tous les génocides relèvent de paramètres constants comme le fait remarquer Abraham De Swann dans un entretien dans Le Monde des Livres en 2016. «D’une culture à l’autre, on constate invariablement une absence frappante de manifestations tangibles de se repentir, de pitié, de culpabilité ou de honte chez les génocidaires ». Les autres sont chosifiés de telle sorte que l’empathie est impossible. Les nazis appelaient les juifs, rats ou cancrelats afin de leur toute humanité et toute dignité.


Jean Hatzfeld raconte dans Une saison de machettes (2005) comment les Hutus partaient en groupe le matin, machette à la main, comme pour aller travailler aux champs, massacraient les Tutsis puis rentraient chez eux le soir pour dîner, bavarder avec leurs voisins et s’occuper de leurs enfants. « Devoir, obéissance et idéalisme conjuguent leurs effets pour anéantir tout scrupule et inverser la valeur accordée aux actes » monstrueux, dit Daniel Zagury.


Il n’est pas nécessaire d’être doté d’une personnalité hors du commun pour commettre des actes hors du commun. Souvenons-nous du test de Milgram qui nous éclaire sur notre capacité à nous soumettre à autorité. 63% des personnes qui ont participé à ce test ont infligé des décharges de 450 volts à des apprenants récalcitrants.


Conclusion


D’une controverse sur le monstre comme preuve de la défaillance de la création divine, nous sommes arrivés à considérer la Nature comme un processus qui fabrique sans préméditation des objets et des phénomènes. La génétique et l’évolution ont remplacé les croyances ancestrales. Nous avons aussi exploré la figure du monstre dans le domaine de l’imagination et de l’art pour comprendre que le monstre est un medium qui nous permet d’exprimer nos tourments (sadisme, ambivalence sexuelle, haine de l’Autre, refoulement, …) sans passage à l’acte. Il canalise nos conflits intérieurs. Pour finir, nous avons vu que la frontière entre les hommes ordinaires et les monstres est bien mince.


Prenons le temps de nous regarder attentivement dans notre miroir pour voir que parfois le visage d’un monstre n’est pas loin.


Apprendre à penser par soi-même, garder un sens critique et être capable d’empathie en toutes circonstances sont les plus sûrs moyens de sauvegarder notre humanité. C’est, semble-t-il ce que nous nous nous entraînons à faire modestement au Café-Philo.




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