Sujet présenté par Ariane Lucet
« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. » En fait, cette phrase est apocryphe. La phrase exacte de Camus est la suivante : « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. » Et il poursuit en affirmant que la grande misère humaine, c’est le mensonge, et que la grande tâche d’un être humain, c’est de ne pas servir le mensonge. » Il a écrit ses mots dans une critique d’un livre du philosophe Bruce Parain publiée en 1944 dans un texte intitulé « Philosophie de l’expression ».
Mensonge, définition (Larousse) : « Action de mentir, d’altérer la vérité. Affirmation contraire à la vérité. »
Vérité, définition : (Larousse) : « Caractère de ce qui est vrai, adéquation entre la réalité et l’homme qui la pense. Connaissance ou expression d’une connaissance conforme aux faits tels qu’ils se sont déroulés. » Mais certains estiment que le contraire du mensonge n’est pas la vérité mais la véracité. Différence entre les deux ? Vérité s’applique à ce qui est conforme à un fait, tandis que la véracité est liée à la personne qui dit la vérité.
Avec cette phrase (« Mal nommer un objet… »), Camus établit, en creux, un lien entre vérité et bonheur. Comme Platon, Pascal et d’autres avant lui. « Nous souhaitons la vérité, disait Pascal, et ne trouvons en nous qu’incertitude…Nous sommes incapables de ne pas souhaiter la vérité et le bonheur, et sommes capables ni de certitude, ni de bonheur… »
La recherche de la vérité conditionnerait l’avènement du bonheur. Et c’est bien cette recherche qui est au cœur de la philosophie.
Si j’ai choisi de traiter ce sujet c’est en raison de l’une de mes convictions profondes que le langage est – aussi – un instrument de pouvoir et de domination qui met la pensée en danger. Je commence donc par cela…
Le langage, instrument de manipulation, de pouvoir et de domination
Si mal nommer quelque chose signifie ne pas s’exprimer avec justesse, honnêteté, précision et clarté. Et si, comme certains l’affirment, mal parler, c’est mal penser, et inversement, alors nous avons de sérieuses inquiétudes à nourrir – à cet égard aussi – quant au monde dans lequel nous vivons.
Dans notre monde, les sourds deviennent des malentendants, les réfugiés des migrants. Un théâtre des opérations désigne ce que l’on appelait autrefois un champ de bataille, autrement dit un lieu où se déroule une guerre. Le mot communication a remplacé celui de propagande. Dans les entreprises, des suppressions de postes s’appellent des plans de sauvegarde des emplois ou une gestion active de l’emploi.
Le prêt-à-parler, le « politiquement correct », l’aseptisation du vocabulaire (souvenons-nous des frappes chirurgicales ») » et ce que George Orwell appelait la novlangue dans son livre « 1984 » sont des trucages, des anesthésiants, des parties de bonneteau… Et un usage malhonnête des mots représente un danger. Quel danger ? L’anéantissement de la pensée, répond Orwell. Pour lui, la novlangue est un instrument de domination. Dans « 1984 », un régime totalitaire modifie le langage pour prendre le contrôle sur les personnes. Le langage peut donc devenir source potentielle d’asservissement et de domination politique.
Les manipulateurs-trices savent détourner le langage et ses mots de leur sens. Tordre le signifiant pour truquer le signifié. Ceux qui refusent sciemment de dire la vérité pour servir leurs propres intérêts mentent et manipulent. Qu’ils parlent, comme Trump, d’élection truquée, comme Poutine, de dénazification de l’Ukraine… ou comme notre ministre de l’Economie de 5% d’augmentation des retraites depuis le début de 2022.
Socrate, en son temps déjà, retournait les armes de la dialectique contre les sophistes qui savaient si bien s’en servir pour convaincre. Vos discours, leur disait-il, consistent à partager le monde en une multitudes de catégories pour pouvoir mieux jongler intellectuellement avec elles. Cela vous permet ensuite de prouver tout ce que vous voulez, une chose et son contraire… Ces discours sont vides de sens.
Ce qui fait sens, pour Socrate, c’est le dialogue entre les personnes : partager les points de vue, les idées, les impressions… sans vouloir « marquer son territoire par le langage ».
Alors oui, les bonimenteurs, les démagogues, les flatteurs, les communicants qui, au nom des impératifs du pouvoir, détournent les mots des choses pour mieux détourner l’esprit de ceux qui les écoutent, ceux-là ajoutent au malheur de ce monde.
Impossible, bien sûr, en évoquant cela de ne pas penser au sociologue Pierre Bourdieu qui a pointé du doigt ces détournements langagiers en cherchant à rétablir ce qu’il estimait être la « bonne » dénomination. Remis « à l’endroit » par Bourdieu, l’école méritocratique devient la reproduction des élites, les grands corps de la République la noblesse d’Etat, l’égalité des sexes la domination masculine.
Et cette « renomination » de Bourdieu, en nous invitant à mieux appréhender certaines réalités sociales, peut contribuer à faire reculer cette « misère du monde ». Pour Bourdieu, le langage n’est pas seulement un outil de communication. C’est aussi un marqueur social et donc une manifestation symbolique du pouvoir, qui s’exerce sur le plan social. Dis-moi comment tu parles, je te dirai à quel groupe social tu appartiens.
Si mal nommer quelque chose équivaut à mentir, à travestir et à trahir la vérité. Et si cela ajoute au malheur de ce monde, alors plusieurs questions se posent.
Est-ce que bien nommer les choses ajouterait au bonheur du
monde ?
Et bien nommer, ça veut dire quoi au juste ? Car si cela réduit le langage à une série d’étiquettes qu’il suffirait de bien choisir et de bien coller, alors qu’en est-il de la fonction littéraire ou poétique du langage ? Quand Paul Eluard écrit que « la terre est bleue comme une orange », faut-il considérer qu’il nomme mal ?
Et les oxymores ? Faudrait-il les bannir ? Un silence ne pourrait donc pas être assourdissant ou éloquent ?
Et qu’en est-il de l’erreur ? Est-elle mensonge ? Ajoute-t-elle au malheur de ce monde ?
Le langage peut-il tout exprimer ? Non, répondent Bergson et Wittgenstein.
Oui, répond Hobbes, pour qui le langage est à la fois l’expression et la condition de l’élaboration de la pensée.
C’est quoi le langage ? Comment les philosophes abordent-ils ce sujet ? Descartes, Saussure, Bergson, Merleau-Ponty ont beaucoup réfléchi à cette question… Lacan aussi en affirmant que l’inconscient est structuré comme un langage.
Je propose de laisser ces interrogations en suspens pour les échanges qui suivront et d’ajuster la focale sur deux questions :
Comment définir la vérité ?
Toute vérité est-elle bonne à dire ?
Comment définir la vérité ?
Je commence par une citation de Roger-Pol Droit, qui en quelques lignes, résume bien tous les courants qui s’affrontent en philosophie à propos de la vérité.
« On s’est ainsi demandé, écrit Roger-Pol Droit, si la vérité réside au ciel ou sur terre. Est-elle révélée par un message divin transmis aux hommes ? Ou bien n’est-elle au contraire qu’une réalité humaine, construite pas à pas par notre esprit ? Est-elle objective, indépendante de nous ou relative à nos outils intellectuels et à nos capacités mentales ?
Où se tient la vérité ? Hors de nous ? En nous ? En Dieu ? Dans les choses
du monde ? Dans les évidences les plus simples ou dans les théories les plus compliquées ? Dans la raison ou dans le coeur ?
Dans l’éternité ou dans l’histoire? Dans l’individu ou dans la collectivité ? Autour de ces questions et de quelques autres encore se sont construites et ramifiées des réflexions multiples.
Sans oublier celles qui mettent en cause l’idée même de vérité.
N’est-elle qu’une illusion ? Une histoire que les humains se racontent, une
sorte de fantasmagorie ? Une toile que nous avons tendue sur le monde pour
nous convaincre que nous le maîtrisons ? La vérité ne devrait-elle pas être
suspectée, mise en cause, soupçonnée de cacher des volontés de domination,
sous couvert de vouloir seulement et objectivement connaître ? » (Une brève
histoire de la philosophie, Flammarion, 2008)
Dès l’origine, la vérité a été liée au refus de s’en tenir au visible et au sensible pour accéder à l’intelligible, accessible au seul discours rationnel - le « logos ».
Socrate considère que la vérité n'est pas innée pour l'être humain mais qu'elle doit être acquise. C’est un travail. Pour cela, nous devons d'abord prendre conscience que la plupart de nos pensées sont en fait des opinions.
Pour Platon, le Vrai est une valeur absolue, avec le Beau et le Bien. Dans le mythe de la caverne, il met en scène le triple effort qu’exige l’accès à la vérité pour un être humain :
Se départir de ses préjugés (se libérer de ses chaînes)
Cheminer laborieusement vers la vérité (sortir de la caverne)
Enseigner son savoir aux autres (retourner dans la caverne)
Pour la philosophie classique (Descartes et Spinoza notamment), la vérité est discours sur l’« Être », au-delà des apparences : elle est ontologique avant d’être logique. Elle est double aussi, relevant du discours et de l’Être car elle est à la fois soumise à des critères intérieurs à l’élément même du discours (évidence, clarté, correction logique,) et à des critères extérieurs à cet élément (exactitude, conformité à l’Être, adéquation à la « réalité véritable »).
A travers les siècles, la vérité s'affirme comme connaissance, comme savoir. Avec Descartes, la raison est le pivot qui permet à l'homme de mettre en jeu toute sa puissance pour acquérir une connaissance vraie.
Spinoza appelle vraie « l’idée adéquate », évidente de par sa non-contradiction intrinsèque et correspondant à l’objet extérieur dont elle est l’idée.
En d’autres termes, la représentation est dite vraie parce qu’elle est garantie par une réalité conçue elle-même comme vraie. Une sorte de vérité immanente.
La vérité est intérieure à la pensée, et se définit, non par son rapport avec la chose, mais par une dénomination intrinsèque. La vérité est sa propre marque, son propre signe, et celui qui possède une idée vraie ne peut douter de sa vérité.
Trois siècles plus tard, Heidegger lui aussi reliait la vérité à l’être. Pour lui, elle doit se définir comme « dévoilement », donner à voir la présence de l’Etre. Et il estime qu’on la trouve davantage chez les poètes que chez les scientifiques.
Sartre aussi, à sa manière, relie la vérité à l’être lorsqu’il écrit : « "Chacun sa vérité" est une formule juste car chacun se définit par la vérité vivante qu'il dévoile. »
Kant a changé la façon que la philosophie classique avait de poser le problème. Alors que la philosophie classique posait que le sujet trouvait la vérité immanente aux choses mêmes, Kant affirme que la « chose en soi » est par définition
in-connaissable car connaître, pour un sujet, c’est être en relation avec un objet.
Pour lui, la connaissance repose sur le lien entre sujet et objet. La connaissance se limitant aux phénomènes*, elle ne peut être que relative au sujet. C’est donc uniquement dans la sphère de la représentation que se déploie la recherche de la vérité.
*Pour Kant, « l'objet indéterminé d'une intuition empirique s'appelle phénomène ». Un phénomène est l'objet d'une intuition – elle apparaît – empirique – à un sujet.
Mais là encore, deux visions s’affrontent.
L’empirisme estime que toute vérité ne peut venir que de l’expérience. C’est notamment le point de vue de John Locke, qui a développé le concept de « table rase ». Selon lui, l’être humain viendrait au monde sans aucune connaissance et ne serait formé que grâce à l’expérience. Dit autrement, la connaissance se fonde sur l’expérience, pas sur la raison.
Les rationalistes, comme Kant, ne l’entendent pas de cette oreille. Pour eux, l’expérience va s’avérer insuffisante à fonder la connaissance. D’abord parce qu’elle a tendance à généraliser de manière excessive. Ensuite, parce que faute de pouvoir expliquer correctement, scientifiquement, l’observation de certains phénomènes nous admettons une explication qui ne relèvera pas de la raison mais du surnaturel.
Or les rationalistes estiment que c’est par la raison que nous pouvons décider si ce qu’apporte l’expérience est vrai ou non. Dans le cas contraire nous sommes le jouet de nos perceptions. La connaissance de ce que sont les corps ne vient pas du corps, ne vient pas des sensations, mais de l’esprit.
Quant à Nietzsche, quand il se demande ce qu’est la vérité, il met un grand coup de pied de la fourmilière en jetant le doute sur la légitimité de l’idée même de vérité.
Nietzsche estime que la vérité et le langage se présentent comme indissociables. Pour lui, à partir du moment où les individus ont essayé de vivre en collectivité, ils se sont imposés l’exigence de fixer une désignation des choses. Une manière uniforme et obligatoire de nommer les choses. Pour maintenir la vie en collectivité, ils ont imposé à tous les membres du groupe l’obligation d’employer les désignations habituelles qui ont été établies par convention. C’est ainsi que l’idée de vérité est apparue. Ce qui amène Nietzsche à affirmer que « la législation du langage donne aussi les premières lois de la vérité ».
A ses yeux, « être véridique » équivaut à se conformer aux mensonges grégaires, autrement dit à se soumettre aux conventions du groupe. Tandis qu’être menteur équivaut à ne pas se soumettre à la doxa. Si la plupart des individus agissent et s’expriment en respectant les conventions linguistiques, c’est parce qu’ils jugent que dire la « vérité » est plus commode et plus avantageux. Et pas du tout, estime Nietzsche, pour se conformer aux commandements divins (« Tu ne feras pas de faux témoignage » est en effet le 9è des 10 commandements).
Le menteur, en revanche, en se rebellant contre ce qui a été établi, en substituant volontairement les mots, introduit un élément de risque et de précarité dans l’ordre social. Dit autrement, le menteur met du désordre (de l’entropie), dans un système, qui recherche la stabilité (l’homéostasie). Alors que la vérité ne réclame que l’obéissance à ce qui fait l’objet d’une entente, le mensonge exige un triple effort : inventer, dissimuler et mémoriser.
« Qu’est-ce donc que la vérité? », se demande Nietzsche (« Vérité et mensonge au sens extra-moral »). Voici une partie de sa réponse : « Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores usées (…), des pièces de monnaie qui ont perdu leur effigie et qu’on ne considère plus désormais comme telles mais seulement comme du métal. » En ce qu’elle est indissociable du langage, la vérité contribue à maintenir la vie en collectivité. Une fois qu’elle a été instituée, par convention, elle ne concerne que les rapports des hommes aux choses mais jamais les choses elles-mêmes.
Selon Nietzsche, ce serait notre peur de l’instabilité et du changement qui nous conduisent à chercher la vérité. A travers la recherche de la vérité, l’être humain nourrit son besoin de permanence et de stabilité, nécessaires pour apaiser son esprit. La vérité est avant tout une valeur, donc quelque chose qui relève de la croyance et non pas du savoir.
Sur cette question de comment définir la vérité, je souhaite évoquer Michel Foucault, qui déconstruit lui aussi la notion de vérité. Dans « L’Ordre du discours », il explique que la volonté de vérité voit ses principes changer selon les lieux et les époques. Lorsque les critères du discours vrai changent, c’est la vérité elle-même qui change. Par exemple, au Moyen-Age, on disait le fou proche du divin, plus ou moins prophète. On le nomme désormais dangereux, malade, plus proche de la bête que de l’humain. Foucault établit donc un lien entre vérité et cadre normatif. Pour lui dispositifs de savoir et dispositifs de pouvoir sont deux faces d’un même processus.
Quant à Freud, on le sait, il propose une approche encore différente de tout ce qui précède. A ses yeux, la vérité est souvent déplaisante et suscite résistances et refus. Pour lui, la vérité échappe totalement ou partiellement à la conscience du sujet. Et ne peut être approchée que par le travail de décodage psychanalytique.
Toute vérité est-elle bonne à dire ou, dit autrement, le mensonge est-il toujours condamnable ?
Chez les philosophes, les réponses divergent. Jankélévitch, par exemple, estime que toute vérité n’est pas bonne à dire, qu’on ne répond pas à toutes les questions, du moins qu’on ne dit pas n’importe quoi à n’importe qui, et qu’il y a des vérités qu’il faut manier avec des précautions infinies. Il parle de graduation nécessaire de la vérité. C’est ainsi, dit-il, qu’il y a une histoire de Saint-Louis pour les enfants, une autre pour les adolescents et une troisième pour les étudiants de l’Ecole des Chartes. A chaque âge, sa version.
Benjamin Constant va dans le même sens, estimant, lui, que mentir est nécessaire pour maintenir la vie sociale.
Pour Kant, au contraire, la vérité est un devoir absolu. « Le mensonge, écrit-il, est le rejet et pour ainsi dire l’anéantissement de la dignité humaine. »
Personnellement, je pense que dans les relations humaines, le parler vrai peut s’avérer très toxique. Et qu’il convient de renoncer au parler vrai pour viser le parler juste.
Quant au mensonge… Prenons un exemple. L’un de mes amis, poursuivi par des malfaiteurs, se réfugie chez moi. Les malfaiteurs frappent à ma porte et me demandent si j’ai accueilli l’ami. Est-il juste de leur mentir ?
Pour conclure, j’ai envie de vous dire qu’en proposant ce sujet, je n’avais pas pris la mesure de sa démesure… et de toutes les directions dans lesquelles il peut nous emmener – sachant que je ne les ai assurément pas toutes envisagées. J’ai conscience, et je vous prie de m’en excuser, du caractère très incomplet de cet exposé. Pour alimenter les échanges qui vont suivre, je cite à nouveau quelques questions qui se sont posées à moi et que je n’ai pas traitées ici :
Est-ce que bien nommer les choses ajouterait au bonheur du
monde ?
Et bien nommer, ça veut dire quoi au juste ?
L’erreur est-elle mensonge ? Ajoute-t-elle au malheur de ce monde ?
Le langage peut-il tout exprimer ?
Etes vous d’accord avec Nietzsche quand il écrit que « la vie a besoin d’illusions, c’est-à-dire de non-vérités tenues pour des vérités » ?
Ariane Lucet
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