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  • Thierry Fresne

Musique : Comment l'entendez-vous ?


MUSIQUE : COMMENT L’ENTENDEZ-VOUS ?

présenté par Thierry Fresne le 14 10 23



Telle qu’est formulée la question, ce sera, bien sûr, à chacun d’entre nous de donner sa propre réponse. Mais, préalablement, il est souhaitable, comme dans un orchestre, d’accorder nos instruments. Donc de quoi parlons-nous ?

Parler de la musique est téméraire car il s’agit non seulement de l’art le plus abstrait mais d’un phénomène évanescent en ce qu’il ne cesse de s’évaporer, en quelque sorte, au fur et à mesure qu’il se manifeste. Tentons néanmoins de le saisir car son paradoxe est d’être certes une abstraction mais une abstraction sensible.

Dans son énoncé même, le sujet est polysémique puisqu’il signifie à la fois :

- qu’entendre par le concept de musique ?

1. Qu’entendre par le concept de musique ?

La définition la plus simple, parce que laconique, pourrait être celle du Petit Larousse : « art de combiner les sons ». Mais on perçoit aussitôt combien cette définition est lacunaire. Des sons peuvent en effet être des bruits et même des paroles. Jean-Jacques Rousseau ajoutait donc, dans son article musique de l’Encyclopédie, une notion esthétique, soit « art d’accommoder les sons de manière agréable à l’oreille ». On mesure ici ce qu’une telle conception doit à une époque où la consonance en musique était encore la règle. Or, avec l’acceptation croissante de la dissonance au fil du temps, la définition s’est élargie, comme en témoigne aujourd’hui celle du dictionnaire Robert : « Art de combiner des sons d'après des règles, variables selon les lieux et les époques, d'organiser une durée avec des éléments sonores. » On remarque cette fois une tolérance bienvenue non seulement à l’évolution des règles musicales à travers le temps mais à leur diversité géographique. Apparaît en outre la notion, capitale, de durée. La musique a en effet partie liée avec le temps. On pourrait même avancer qu’elle en est pour ainsi dire une traduction sensible, soit qu’elle le scande par un rythme marqué, soit qu’elle tende au contraire à le suspendre, pour ainsi dire, par un caractère planant.

Pour éprouver cela, je vous suggère, par exemple, d’écouter le premier mouvement de la vingt-et-unièmeet dernière sonate pour piano de Schubert, musicien réputé pour ce que l’on a appelé ses divines longueurs où l’on est comme perdu dans le temps. Vous y sentirez, de manière extrêmement palpable, successivement une sorte dilatation du temps et sa contraction soudaine, comme si rien ne s’était passé. Vous y éprouverez de surcroît une curieuse sensation d’espace, comme si le piano soudain s’éloignait de l’auditeur pour plus tard revenir comme un promeneur à son point de départ.

Cette organisation de la durée par la musique se traduit par ce que je tenterai de formuler en recourant, faute d’un autre terme, au mot de discours. La musique, à qui on attribue une origine vraisemblablement commune avec le langage parlé, est en effet fondamentalement un discours, en ce qu’elle ordonne les sons dans un temps donné, de manière à ce que ceux-ci soient saisis par l’auditeur comme une suite. Cette notion, capitale, d’une suite perceptible a un corollaire : une certaine prévisibilité de ce discours en tant qu’il obéit, comme pour la langue, à une grammaire assimilée, consciemment ou non, par l’auditeur. Notons au passage que c’est précisément cette prévisibilité qui fait défaut à la musique contemporaine savante et peut expliquer sa très faible popularité. Cette musique laisse en effet l’auditeur désemparé par sa transgression quasi constante des règles traditionnelles permettant au profane de la suivre. A l’inverse, les musiciens de jazz, non rétifs à une grammaire musicale familière au public, possèdent un sens inné à la fois d’un discours appréhendable et de sa continuité, faite des d’enchaînements remarquablement naturels, y compris lors de pures improvisations. Un siècle plus tôt, conscient que la transition habilement ménagée est la marque d’une musique inspirée, Richard Wagner n’hésitait pas à écrire à son amie Mathilde Wesendonck : « mon art le plus subtil est celui de la transition ». C’est, entre autres, cet art de la fluidité du discours qui distingue le compositeur habile du tâcheron. Ainsi Nietzsche, qui avait quelque prétention à composer de la musique, n’a laissé que des œuvres où l’on perçoit sa difficulté à passer d’une idée musicale à une autre ; on y piétine en quelque sorte. Sans doute n’était-il fait en musique que pour des formes brèves s’apparentant aux aphorismes dont est faite sa philosophie.

Mais ne nous trompons pas, le fait que la musique soit un discours n’implique en rien que la musique ait un sens. La musique ne signifie rien. La tentation est grande de lui faire dire ce qu’elle n’a pas pour vocation de signifier ni même d’évoquer (sauf si elle se fait volontairement imitative des sons de la vie, par exemple du chant d’oiseaux chez Clément Janequin ou chez Olivier Messiaen, ou des sirènes new-yorkaises chez George Gershwin ou chez Edgar Varèse).

En fait, quand Schopenhauer nous dit, dans Le monde comme volonté et comme représentation, que la musique « touche à l’essence des choses » et qu’à ce titre « elle a en elle on ne sait quoi d’ineffable et de mystérieux », il exprime parfaitement sa nature située au-delà de tout sens formulable. Notez que Beethoven ne dit pas autre chose quand il écrit, dans une lettre à son amie Bettina Brentano, que la musique est « une, révélation plus haute que toute sagesse et toute philosophie ». Par le qualificatif d’ineffable, Schopenhauer est d’ailleurs proche d’un autre philosophe ayant médité intensément et subtilement sur la musique, à savoir Vladimir Jankélévitch. Cet amateur d’impondérable est précisément l’auteur de l’ouvrage intitulé La musique et l’ineffable, titre en complète affinité avec les fameux concepts de je ne sais quoi et de presque rien si chers à ce philosophe.

Ce qui est ici paradoxal c’est que ce caractère d’ineffabilité de la musique ne décourage en rien ni les philosophes glosant sur la musique, ni les mélomanes qui la commentent, ni même les musiciens, qui éprouvent souvent le besoin de baptiser certaines de leurs œuvres de titres suggestifs, voire carrément figuratifs, destinés à en orienter l’écoute. Tels Les Quatre saisons de Vivaldi, La Truite de Schubert, La Symphonie pastorale de Beethoven ou Les jeux d’eau de la villa d’Este de Liszt, etc. Le sommet de cette tentation de concrétiser la musique a d’ailleurs été atteint avec l’apparition du poème symphonique au XIXème siècle, musique dite à programme qui invite l’auditeur soit à se raconter une histoire, comme dans Une vie de héros de Richard Strauss, soit à contempler un tableau, comme dans Les pins de Rome d’Ottorino Respighi. C’est tout cela qui me porte à affirmer un peu ironiquement que, pour bien écouter la musique, il est sage de faire taire en nous le peintre qui cherche à caser sa toile ! Ma conviction est en effet que la musique ne traduit ni ne reproduit le monde, elle nous l’infuse.

Mais revenons un instant à l’idée de mystère de la musique. Pour cela, faites l’expérience suivante : demandez à un musicien ou à un compositeur ce qu’est une mélodie. Vous constatez aussitôt la frustrante insuffisance de sa réponse. Il vous dira très probablement que c’est un ensemble de notes qui, par leur rapport entre elles, constituent un tout identifiable, à l’instar d’une phrase du langage humain. Les musiciens parlent d’ailleurs de phrase musicale, et les interprètes, de phrasé et d’articulation, s’agissant de l’exécution. Certes mais qu’est-ce qui fait que ces notes sont perçues dans leur succession comme un tout organique détachable du reste d’une partition au point qu’on peut par exemple les retenir aisément, les chanter ? Mystère ! Autrement dit, en dépit du caractère profondément mathématique de la musique, dont Pythagore a amorcé la théorie il y a 2600 ans, personne n’est capable de vous dire clairement pourquoi telle suite de notes plutôt qu’une autre donne naissance à ce qu’on appelle familièrement, depuis Boris Vian, un tube, c’est-à-dire une musique superlativement identifiable et mémorisable dès la première écoute, qu’il s’agisse des célébrissimes quatre première notes la 5ème symphonie de Beethoven ou des tout aussi célèbres quatre premières notes de Oh when the saints. Si les musiciens avaient la recette de ces tubes, tous en composeraient à profusion.


2. Comment, autrement dit par quels processus mentaux entendons-nous nous la musique ?

En préambule, une remarque de terminologie : entendre de la musique n’est pas l’écouter. L’entendre est simplement constater sa présence, l’écouter c’est conscientiser cette présence, en suivre l’évolution.

Ecouter de la musique requiert en nous des processus complexes qui sont à la fois neurologiques, cognitifs, émotionnels et même affectifs. Bref, il s’agit d’un véritable embrasement cérébral, qui ne concerne pas seulement le centre de l’audition mais maintes autres zones du cerveau.

La condition indispensable à l’écoute est, bien sûr, sensorielle, la porte d’entrée en nous de la musique étant l’ouïe. Mais, au-delà de ce prérequis, il y a une plus ou moins grande aptitude de notre cerveau à distinguer la hauteur des sons, leur individualité lorsque leur succession est rapide, leur superposition dans des accords, leur timbre, les rythmes et leurs variations, etc. Autant de facultés qui distinguent les surdoués de la musique du simple mortel.

Ensuite, toute réception de la musique mobilise notre mémoire, et ce de trois manières :

- en premier lieu, par la reconnaissance instinctive des formules propres au langage musical que, dès l’enfance, la civilisation dans laquelle nous évoluons nous a permis d’intégrer inconsciemment. Avoir entendu enfant Au clair de la Lune ou J’ai du bon tabac, même sans y prêter attention, rend potentiellement notre oreille familière avec la grammaire de base de la musique occidentale, faite de modes, de tonalités, de rythmes, d’enchaînements ou de cadences conclusives bien spécifiques.

- en second lieu, l’écoute d’un morceau de musique mobilise ce qu’il est convenu d’appeler notre mémoire de travail. Elle consiste ici à mémoriser, sans même y porter une attention particulière, certaines composantes du discours musical dont la répétition, proche ou éloignée dans le temps, sera intégrée par notre cerveau, nous rendant ainsi familier le morceau. Les exemples les plus flagrants étant les thèmes dans la musique savantes et le refrain dans une chanson, très vite identifiés comme une répétition. Ce qui va distinguer le mélomane, et a fortiori le musicien, de l’auditeur inexpert, ce sera le nombre d’éléments du discours qu’il mémorise et qui lui rendent évidente la structure du morceau, ses répétitions, même infimes ou à distance, ses variations thématiques ou rythmiques, ses changements de tonalité.

- en troisième lieu, c’est la mémoire affective et associative qui se trouve à l’œuvre dans l’écoute musicale. Ainsi les gens sont souvent attachés à des morceaux de musique entendus dans leur jeunesse ou bien à des moments mémorables, en joie ou en tristesse, de leur existence. Proust est, sans conteste, un véritable virtuose dans la convocation de souvenirs à partir de la musique. C’est ainsi que, dans La recherche du temps perdu, la fameuse Sonate de Vinteuil joue, à chacune de ses écoutes, le rôle de talisman donnant accès, par la réminiscence associative, à des épisodes révolus de la vie du narrateur comme de celle du personnage de Swann.

Exploitant ce même pouvoir de remémoration de la musique, la musicothérapie y a abondamment recours face aux personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer pour réveiller chez elles des souvenirs endormis. Ce qui vérifie la complexité des connexions neuronales du cerveau.

Cela étant, l’auditeur de musique n’en a pas moins deux approches mentales possibles : la première, entièrement intuitive, faite de pures sensations ; l’autre, de perception consciente des phénomènes sonores qui s’y jouent, s’y succèdent, voire s’y superposent dans une polyphonie plus ou moins complexe. Ces deux attitudes respectives sont souvent fonction de la manière plus ou moins analytique dont chacun aborde les manifestations de l’art en général. A ceci près qu’il est sans doute plus courant de passer de la simple sensation à la perception consciente quand il s’agit, par exemple, d’architecture, certaines composantes étant aisément sensibles à qui la contemple, telle la symétrie d’un bâtiment, ses proportions, la noblesse ou non de son matériau.

Quoi qu’il en soit, les sensations éveillées par la musique sont très différentes d’un auditeur à l’autre. Chez les uns, l’écoute suggère des images, chez d’autres des couleurs, chez d’autres encore, des impressions quasi tactiles de dureté ou de moelleux, de compacité ou de fluidité. Pour illustrer cette perception de la musique, qu’il faut bien appeler synesthésique, j’évoquerai ici Baudelaire et son célèbre poème Correspondance« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». Souvenons-nous également du personnage de des Esseintes, dans le roman A rebours de Huysmans, qui entend les couleurs, voit les odeurs et goûte les sons. De même, rappelons-nous Alexandre Scriabine, ce compositeur qui a tenté de concrétiser sa perception colorielle de la musique en faisant construire un clavier spécial nommé tastiera per luce (autrement dit clavier à lumières) où chaque note était associée à l’émission d’une couleur spécifique.

Pour qui souhaiterait approfondir la perception très complexe de la musique par notre cerveau, je ne connais pas de meilleure approche que celle faite par le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux en dialogue avec le compositeur Pierre Boulez et le musicologue Philippe Manoury dans le livre intitulé Les neurones enchantés.


3. Conclusion

Puisque la formulation du sujet d’aujourd’hui invite chacun d’entre nous à exprimer son point de vue sur la question posée, je vais me permettre, en guise de conclusion, de donner le mien sur le rapport de notre société actuelle à la musique.

Depuis plus de deux millénaires, notre Occident n’a cessé de perfectionner les moyens d’expression de son art musical, que ce soit par l’usage d’harmonies de plus en plus complexes, de polyphonies élaborées, de rythmes diversifiés, de variations subtiles de tempo, de nuances infinies d’intensité ou bien encore de nouvelles configurations orchestrales, générant à leur tour des combinaisons inédites de timbres instrumentaux. Cela, au point que les chefs d’œuvre de notre patrimoine musical sont à présent joués partout sur la planète ; qui plus est, dans des salles de concerts et d’opéra souvent construites spécialement à cet effet, comme au Japon en Chine ou au Moyen-Orient.

Or, écoutez une voiture passer dans nos rues, fenêtres ouvertes. Qu’entendez-vous une fois sur deux ? Boum, boum, boum : une scansion rythmique primaire, de plus dispensée à fort volume par un système de reproduction sonore privilégiant outrageusement les sons graves, ces fameuses basses qui sont l’argument de vente démagogique des fabricants de matériel audio à l’usage des masses. Comme si la musique n’était faite que du bas du spectre sonore ! Je n’hésite donc pas à dire que tout cela n’est qu’une alarmante perversion du goût musical produite par une société techniciste et marchande qui se complaît dans la diffusion de musique tonitruante dans les casques et écouteurs de tout un peuple, au risque de sa précoce surdité. Sans compter la musique dite d’ambiance omniprésente dans les restaurants, les ascenseurs et les supermarchés. Comme si le citoyen se trouvait privé d’oxygène si on ne lui dispense partout et à toute heure un fond sonore, souvent d’une consternante insipidité. Une telle sursaturation de la plupart des oreilles de nos contemporains ne saurait les préparer à apprécier non seulement le silence – pourtant matériau à part entière de la musique – mais le raffinement d’un pianissimo inattendu, la survenue d’un sublime changement de tonalité ou la finesse d’une orchestration originale (1).


Voilà pourquoi je ne veux pas entendre la musique mais l’écouter, elle qui, par la voix de ses plus grands chefs d’œuvre, est capable de nous apporter des nouvelles du cosmos et de la giration des astres. Cela en fascinante résonance avec les plus fugaces de nos états d’âme de même qu’avec les requêtes inaliénables de notre intériorité.

______________

(1) « Les états décadents et les gens mûrs pour le déclin n’ignorent pas la musique, il est vrai, mais leur musique manque de sérénité. Aussi, plus la musique est bruyante et plus les gens deviennent mélancoliques, plus le pays est en danger et plus son prince tombe bas. »

Lü Buwei (291 – 235 av. J.-C.) cité par Hermann Hesse dans Le Jeu des perles de verre

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