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Albert Camus : dépassé ou plus que jamais actuel ?

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 Albert Camus : dépassé ou plus que jamais actuel?

Les Franciscaines, 5 Novembre 2024 

Christian Carle et Jocelyne Lisiecki

 

                    Camus est un cas à part dans la littérature française. Issu du petit peuple, il aurait pu écrire pour en témoigner et se faire le porte-voix des humbles( ce qu'il a fait dans son livre posthume inachevé, « Le premier homme ») ; or son écriture transcende les points de vue de classe et touche à l'universel, chacun peut s'y reconnaître ; non qu'il ait jamais renié ses attaches populaires, mais il a réussi le tour de force d'être à la fois partisan quand il le fallait et soucieux de garder la mesure, capable de s'élever au-dessus de la mêlée et de préserver la possibilité d'une réconciliation entre les hommes ; cela n'a pas été sans de nombreux déchirements, et la lecture de son œuvre n'est pas simple, la malveillance peut même y relever des contradictions ; son grand mérite est d'avoir su maintenir l'esprit et les valeurs de l'humanisme, dans une époque où l'humanisme était singulièrement mis à mal par les conflits du siècle. Un mot suffit à qualifier son œuvre : l'authenticité, qui fait qu'on s'expose, quitte parfois à se tromper. Camus n'a pas écrit pour écrire, mais pour témoigner, avec toujours la conscience des enjeux de l'acte d'écrire, ce n'est pas un littérateur ; son écriture a quelque chose de classique, voire d'appliqué, ce qui le rapproche d 'un autre écrivain issu du petit peuple, Jean Jacques Rousseau, qui n'était pas moins divise que lui, et qui confessait sa difficulté d'écrire, parce que la langue dont il faut se servir pour se faire comprendre n'était pas celle de son milieu d'origine, et qu'en user comportait le risque de le trahir ; entre l'expérience de la pauvreté, et pour Camus de la misère, et celle du public lettré auquel on s'adresse, il y a un monde ; mais cette distance, Camus l'a surmontée sans la méconnaître, par l'usage d'une langue travaillée mais sobre, que tout le monde peut comprendre, et c'est ce qui fait de lui l'opposé d'un esprit sectaire. D'où le second terme qui convient pour qualifier cette fois l'homme Camus, à savoir la générosité. Cette générosité, dont Descartes avait fait la meilleure et la plus belle des passions, n'est pas propre à Camus, il la tient de sa terre d'origine, l'Algérie, de son originalité culturelle liée à la mixité de deux peuples, comme aussi bien de la beauté flamboyante de ses paysages, tels que Camus les a évoqués dans un livre de jeunesse, « Noces » ; elle a nourri une race d'écrivains un peu oubliés aujourd'hui, Edmond Jabès, Emmanuel Roblès, Jacques Derrida, Roger Grenier, pour n'en citer que quelques-uns, et elle aurait pu féconder l'esprit de la métropole alors engagée dans les turpitudes des conflits sociaux et de la guerre, si les aléas de l'histoire n'en avaient décidé autrement ; ce qu'elle a fait en partie cependant, grâce à Camus.

 

1. Bienvenue en Camusie

Il parait que chacun a son Camus, alors je vais vous présenter le mien ou  plutôt, je vais vous parler de ma Camusie, sorte de pays où se mélange des souvenirs de lecture, des impressions, des sensations, des paysages d’un pays, celui où il était né et moi aussi : l’Algérie.

Donc je vais parler de l’enfance d’Albert, de sa jeunesse dans son environnement, de ses rencontres décisives, de sa fidélité en amitié et aussi de son amour des femmes.

 

Le petit Albert nait en 1913 dans le département de Constantine à Mondovie, petit village proche d’Annaba, anciennement Bône ( berceau de St Augustin). Son père avait été engagé comme contremaitre chez un viticulteur.

Mais la guerre arrive et le père est tué d’un éclat d’obus en 1914.

Sa mère se réfugie alors avec ses deux enfants, chez sa propre mère à Alger.

Le petit Albert grandit avec son frère ainé Lucien dans ce foyer entre une mère effacée, quasi muette, une grand mère autoritaire et un oncle, lui aussi handicapé mais qui a un certain charisme. Il est tonnelier et très apprécié de ses camarades de travail. Il est frustre, mais c’est lui qui inculquera au petit Albert la satisfaction d’un travail bien fait en lui montrant la confection d’un tonneau. C’est la première image masculine.

 Enfant, Albert ne savait pas qu’il était pauvre.  Dans ce quartier d’Alger, Belcourt, arabes, juifs et européens se côtoyaient et tous étaient de condition sociale défavorisée.

Une enfance  « entre  soleil et misère » comme il le dira dans son premier écrit: « L’envers et l’endroit ».

Après l’école ou le dimanche, avec ses camarades, ils jouaient au foot sur un terrain vague ou ils allaient se baigner dans cette mer si bleue, se sécher au soleil si chaud dont la lumière devenait noire à force d’éblouir. Il saura l’écrire magnifiquement dans Noces et L’été.

Quand ils jouaient au foot, pieds nus et hurlant leur joie de vivre et de gagner, ils se sentaient comme des rois. Si l’un d’eux par chance avait eu la chance de récupérer quelques piécettes en faisant les courses familiales, ils se partageaient un beignet huileux emballé dans un papier journal, c’était le bonheur. Un monde dans lequel il sentait des forces infinis car la mer et le soleil ne coutait rien.

C’est à l’entrée en 6ème, au Grand Lycée que le petit Albert découvrit qu’il était pauvre.

 

La vie d’Albert Camus est jalonnée de rencontres décisives, Louis Germain, son maitre de l’école primaire fut la première. C’est lui qui sut persuader la grand-mère de laisser entrer Albert au lycée.

Pour elle, il devait au plus passer son certificat d’études et aller travailler comme son frère ainé mis au travail à 14 ans. Finalement, elle céda aux arguments du maitre mais exigea qu’il fasse sa communion avant et obtint du curé qu’il fasse la préparation en trois mois plutôt que sur l’année.

Donc c’est là qu’il prit conscience de la misère dans laquelle il vivait. En prenant le tramway qui part de Belcourt jusqu’aux beaux quartiers d’Alger, il voit l’allure des voyageurs évoluer, du bleu de travail au costume élégant. Et surtout quand il fallut remplir la fiche de renseignements, indiquer la profession des parents, il met : « ménagère » pour sa mère mais son ami (entré en 6ème avec lui, ils étaient 3 originaires de la même école : lui, un juif et un arabe), lui fait remarquer que sa mère n’est pas ménagère mais « domestique ». Et là il eut honte et honte d’avoir honte. Il se promit alors de ne plus éprouver ce sentiment. C’est là sa force, il ne sera jamais un transfuge de classe qui a une revanche à prendre car il n’a ni ressentiment ni envie. Il ne s’enferre pas dans une idéologie de luttes des classes. Il a une fierté naturelle et sobre, leçons données par sa famille et il est resté ainsi même lorsqu’il devint un privilégié sans souci du lendemain.

Il faut dire qu’il avait un atout : le foot, et très vite au lycée il acquit une solide réputation, dommage que le petit journal du lycée n’ait pas été conservé car on aurait pu y lire ses exploits notamment contre le Gallia d’Alger, club professionnel.

Un mot sur le lycée. Sa construction a commencé en 1860 et il a été inauguré et mis en service en 1868. Construit au pied de la Casbah sur un lieu où ont été  découvert de nombreux vestiges romains. Un emplacement de plus de 12000m2 et les architectes ( Petit et Garnier y ont participé) ont vu grand : un  bâtiment avec une façade aux  arcades imposantes et avec en son milieu un escalier monumental au haut duquel s’ouvre la grande porte. Inutile de vous dire que le petit Albert qui venait d’un minuscule appartement misérable, fut très impressionné par le grandiose des lieux. Selon les classes, il y avait trois corps de bâtiments parallèles, reliés par des galeries superposées sur deux niveaux formant ainsi trois cours. Un caveau antique a été conservé sous le lycée. Dans la cour centrale , il y a la chapelle dans laquelle les élèves de 6ème font leur communion. ( je rappelle que Camus y a échappé car sa grand-mère avait exigé qu’il la fasse avant, mais il y a fait sa confirmation). Il y avait aussi une horloge qui rythmait les heures de cours.

Ce lycée a eu des professeurs célèbres ( Fernand Braudel, Georges Aymé, Jean Grenier…) et aussi des élèves qui ont fait parler d’eux dont deux prix Nobel : A. Camus et Claude Cohen Tanoudji (physique), il y a eu aussi, Alphonse Juin, Maréchal, Dalil Boubeker, Jacques Derrida, Alain Vircondelet et Paul Charles Robert.

 

S’il a été impressionné au début par la splendeur des lieux, le jeune Albert s’y est vite habitué et il y régnait en maitre, aimé et admiré de ses camarades.

C’est à ce moment  là que l’absurde survint avec la tuberculose. À cette époque, on ne savait pas soigner cette maladie et il n’y avait pas la sécurité sociale. Il fut hospitalisé pendant plusieurs mois dans le quartier des indigents, dans des conditions misérables avec pour tout traitement des pompages des poumons qui l’épuisaient.

Après cette épreuve, il était très affaibli et là, troisième rencontre décisive, son oncle par alliance Gustave Acault, véritable personnage de roman l’accueille chez lui. C’est le mari de la soeur de sa mère, il est boucher et franc maçon et il tient salon devant sa boutique ou au café. C’est un grand lecteur et il a chez lui une pièce immense consacrée à sa bibliothèque, on y trouve toute la littérature des anciens jusqu’aux derniers contemporains. Généreusement il accueille le jeune Albert pour lui redonner la santé avec de la bonne viande rouge et aussi pour qu’il puisse se reposer dans son jardin en se nourrissant intellectuellement. C’est là que Camus, qui ne pouvait plus jouer au foot,  va découvrir Gide et se passionner pour Tolstoi et Dostoeïvski. Peut-être est-ce à cette époque qu’il décide qu’il écrira un jour son Guerre et Paix !

Et sans doute là aussi qu’il a compris qu’on pouvait se réconcilier avec la vie même si elle n’a aucun sens, qu’on lutte parce que c’est la meilleure façon de vivre. Ce qui éclaire cette phrase : « il faut imaginer un Sysiphe heureux »

Dans ces dernières années de lycée et de Khâgne, il est soutenu par son prof de philo : Jean Grenier ( quatrième rencontre décisive) qui a décelé chez lui un potentiel et qui le guide dans ses lectures. Il lui ouvre des portes, des horizons que le jeune étudiant ne pouvait même pas imaginer.

Mais une rechute de tuberculose l’empêche de passer l’agrégation de philosophie. Par deux fois, l’examen médical le rejeta de l’épreuve, ainsi fut-il écarté du professorat.

Le jeune Albert fréquente alors le milieu intellectuel algérois et a beaucoup d’amis : Max Pol Fouchet, fils d’un armateur normand qui a émigré à Alger, Edmond Charlot qui créera « Les vraies richesses » ce lieu mythique d’Alger dans les années 30 à 50, Pascal Pia, directeur d’Alger Républicain qui l’emploiera plus tard comme journaliste et auquel il dédiera « Le Mythe de Sisyphe ». Il rencontre Gide, Malraux et Giono. Il fréquente aussi Claude Roy, Emmanuel Roblès, Kessel,  Amrouche et Max Jacob. Il  fera la connaissance de René Char qui deviendra son meilleur ami et le restera jusqu’à sa mort.

Il rencontre une jeune fille belle, brillante et excentrique Simone Hié ( c’est la fiancée de Fouchet) et un an plus tard ils se marient, à 21 ans. La jeune Simone est issue de la grande bourgeoisie algéroise et les parents installent le jeune couple dans une belle maison, le couple mène la grande vie. Mais cela ne dure pas car la jeune femme multiplie les aventures et se drogue.

C’est à ce moment là que Camus entreprend un voyage à Prague dans le but de sauver sa femme. Mais il n’y parvint pas et la séparation est inévitable

 

Dans une des nouvelles de L’’Envers et l’Endroit, écrit en 1935, ( La Mort dans l’âme), Camus évoque l’état dans lequel il était à ce moment là, perdu, désorienté, paniqué dans une ville étrangère, Prague, si éloignée de ce qu’il connait : « Ville dont je ne sais pas lire les enseignes, caractères étranges où rien de familier ne s’accroche, sans amis à qui parler…je sais bien que rien ne peut me tirer pour m’amener vers la lumière plus délicate d’un foyer ou d’un lieu aimé »

Il comprend alors qu’il est irrémédiablement lié à la Méditerranée.

 L’Envers et l’Endroit est édité en un petit nombre d’exemplaires chez son ami Charlot.

Après cette expérience malheureuse, Camus va mener une vie de bohème en s’installant dans une maison plus ou moins abandonnée avec un couple de femmes artistes dont l’une deviendra sa maîtresse,  ll se dit alors blasé de l’amour jusqu’à ce qu’il rencontre Francine, une jeune fille qui vient d’Oran, elle est gaie et intelligente, pianiste et mathématicienne et il vont se marier très vite.

 

2.    La découverte de l'absurde

L'absurde, c'est d'abord la révélation de l'omniprésence de la mort, qui peut frapper à tout instant. Camus est atteint de tuberculose à 20 ans et il peut en mourir (le vaccin n'existe pas encore) ; c'est aussi la contingence radicale de l'existence (Camus était licencié en philosophie et il avait lu Kierkegaard) : chacun est enfermé dans son corps et ne peut en sortir, la solitude est indépassable ; c'est encore le contraste saisissant entre une vie humaine mortelle et une nature éternelle, entre la splendeur des paysages et la monotonie des vies qui s'y déroulent ; c'est l'arbitraire du destin, l'arbre fatal contre   lequel la vie de Camus viendra se fracasser ; c'est enfin la monstrueuse inégalité des conditions, entre extrême misère et extrême opulence. Camus prend acte de cette condition humaine contrastée, et le premier sentiment qu'elle lui inspire est l'étrangeté, le fait de s'y sentir étranger ; c'est le thème de son premier grand livre, «  L'étranger », paru en 1942. Pour autant, il ne veut rien lâcher de la beauté du monde, et « Le mythe de Sisyphe », qui fait suite à « L'étranger », et qui est un essai entièrement consacré au thème de l'absurde, se conclut par cette phrase énigmatique : « il faut imaginer Sisyphe heureux »- heureux, c'est-à-dire non pas seulement résigné à porter sa pierre et sans espérance, mais capable d'en assumer le fardeau et malgré lui de dire oui à la vie, tant à cause de la solidarité avec les hommes qu'au nom de la beauté du monde qui en sont les contreparties.

 

3. Camus et l'amour de la vie : les femmes, les amitiés, la personnalité de Camus

Avant d’écrire L’Etranger et le Mythe de Sisyphe, il a écrit L’envers et l’endroit et surtout Noces où justement ce côté jouissance de la vie est très fort

Il est journaliste à Alger Républicain et se lance aussi dans le théâtre. (1936)

Il a un don admirable pour mettre en scène des pièces et anime avec succès une troupe dans une maison de la culture. Il écrit avec sa troupe « la révolte dans les Asturies », une pièce d’actualité politique qui sera édité par son ami Charlot. Mais cette pièce, trop engagée est censurée par le maire d’Alger.

 Noces, publié en petit nombre d’exemplaires en 1938 aux éditions Charlot.

Bien qu’il ait toujours considéré ses premiers écrits comme des essais au sens exact et limité du terme, le style est déjà là, comme l’art de l’incipit:

« Au printemps, Tipasa est habité par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer embrassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres ».

Puis

« bien pauvres ceux qui ont besoin de tels mythes…qu’ai-je besoin de parler de Dionysos pour dire que j’aime écraser des lentisques sous mon nez. »

 

Albert Camus a été un enfant heureux malgré la misère, un jeune homme fier, ( son prof de philo se moquait gentiment de sa « castillanerie »), il était sûr de lui et séducteur. C’était aussi un meneur, dès l’école primaire, au lycée et même à l’université, on tenait compte de son avis. C’était un homme chaleureux et fraternel qui devint au contact de certains « amis » parisiens, plus distant et froid mais ses vrais amis ont toujours pu compter sur lui. Il avait le sens de l’honneur, une droiture plutôt qu’une morale.

Il cultivait son charme et jouait de sa ressemblance avec Humphrey Bogart, imperméable et cigarette, c’était sa faiblesse.

Il aimait raconter des histoires, rire, chanter et danser et le faisait très bien. C’était un joyeux luron, n’oublions pas que l’anagramme de son nom Albert Camus est : « c’est la rumba ! »

Enfin il n’a jamais cessé d’aimer les femme.

L’amitié, l’amour, Camus et les femmes

Jeune écrivain, AC avait pensé sa future œuvre en trois cycles : L’absurde, La révolte et L’amour. Chaque cycle devait se composer sous trois formes différentes : romanesque, théâtrale et philosophique, ainsi pour l’absurde : L’Étranger, Caligula et Le Mythe de Sisyphe

Pour la révolte: La Peste, Les Justes, L’Homme révolté.

Restait le cycle de l’amour mais il est mort avant.

Son manuscrit : Le Premier Homme devait commencer ce troisième cycle.

Si l ‘amitié, la camaraderie, la solidarité sont souvent évoqués dans ses écrits, le sentiment amoureux l’est moins. Mais la sensualité et le désir est présent dans « Noces », son oeuvre de jeunesse. Dans ses carnets, il évoque souvent ce sentiment à différentes reprises et de différentes façons.                                                                                                                                                                           Et dans sa vie, l’amour des femmes est omniprésent.,

Que cherche t’il dans l’amour des femmes?

Ce n’est pas la célébrité qui l’a transformé en séducteur car très jeune il était « populaire » et aimé.

Quand il rencontre les intellectuels parisiens dont JP Sartre avec lequel il se lie d’amitié dans un premier temps. JPS dira de lui: « l'admirable conjonction d’une personne, d’une action et d’une oeuvre ». Mais par la suite cette amitié se transforme en rivalité et même en détestation. S’ajoute à cela l’ambiguïté de sa relation avec Simone de Beauvoir, Olivier Todd va jusqu’à parler « d’amitié amoureuse » de la part de Simone, ce qui la rendra encore plus virulente envers lui après la publication de «L’Homme révolté » 

Camus dira en évoquant le foot : « j’appris tout de suite qu’une balle ne vous arrivait jamais du côté où on l’attendait. Ça m’a servi dans l’existence surtout en métropole où l’on est pas franc du collier »

 

Parce que, lui est fidèle en amitié. C’est un fil conducteur dans sa vie.

Le football, le théâtre, le journalisme lui ont appris à jouer en équipe et souvent ses amitiés naissent avec un projet commun, autour d’un travail qui demande solidarité et égalité.

 Par exemple, il a connu Roger Grenier ( rien à voir avec Jean) en 1944 alors qu’il écrivait dans Combat et il a embauché Roger à la rédaction juste parce qu’il avait lu de lui deux ou trois articles qui lui avaient plu. Roger Grenier dit de son mentor : «  jamais je n’ai vu quelqu’un être toujours prêt à vous aider, pour lui, la camaraderie était ce qu’il y avait de plus cher »

Il y a les aînés auxquels il voue une amitié respectueuse comme Louis Germain ( voir sa lettre après le prix Nobel)  Jean Grenier, son prof de philo, Malraux, Gide et Martin du Gard et  aussi les amis de jeunesse qu’il ne reniera jamais et enfin ceux qu’il va rencontrer à Paris dans le milieu artistique, littéraire et journalistique avec lesquels il nouera une relation fraternelle et solidaire. Sa correspondance avec René Char et Louis Guilloux est une ode à l’amitié.

Il y a aussi Romain Gary qui a été d’une fidélité indéfectible et qui l’a soutenu après le prix Nobel, alors qu’il se sentait si mal. Il pensait que le prix devait revenir à Malraux.

N’oublions pas Michel Bouquet qui a joué dans Caligula et les Justes et qui vouait une affection et une admiration sans bornes à leur auteur dont il soulignait les qualités fraternelles.

Enfin son ami et éditeur Michel Gallimard, ils sont morts ensemble dans sa voiture ce jour de 1960.

La célébrité ne lui a jamais fait oublier ses amis, bien au contraire.

 

En amour, sa fidélité est d’un autre ordre car, en fait, il peut aimer plusieurs femmes en même temps. Pour lui, la monogamie est une convention sociale.

Bien sûr, Camus est un homme de son époque et les féministes d’aujourd’hui trouveraient à redire pour le regard qu’il avait sur les femmes. En tous cas , il n’a jamais été harceleur ni violent envers les femmes. Il garde une certaine fidélité aux femmes qu’il a aimé, par exemple, il a toujours répondu aux demandes d’aides de la mère de sa première femme, Simone qui a passé toute sa vie entre maisons de repos et hôpitaux psychiatriques.

 Sa personnalité solaire et son intelligence séduisaient et si on connait quelques unes de ses relations amoureuses, ( les plus célèbres), il y en eut bien d’autres.

Les femmes sont omniprésentes chez lui.

Peut-être parce qu’il a reçu beaucoup d’amour dès son plus jeune âge?

Sa mère fut la première femme importante de sa vie, elle l’aimait et il l’aimait profondément presque douloureusement car la communication avec elle était limitée et il a souffert de son incapacité à le comprendre. Mais dans le cas d’amour filial, le silence peut être porteur davantage que les paroles. Il sentait qu’elle l’aimait et qu’elle était fière de lui.

Dans le plan du premier homme,  le chapitre « adolescence » n’a pas été écrit, l’écriture s’arrête juste à la page précédente. Et on peut imaginer qu’il aurait développé ce qui était dans sa source : « L’envers et l’endroit »  et « Noces » où l’on découvre toute sa sensualité : « un instant de bonheur suspendu dans l’espace », « nous marchons à la rencontre de l’amour et du désir » «  étreindre un corps de femme c’est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer ».

 

Ce besoin impérieux de jouir de la vie et d’aimer : « il me faut être nu et puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celle ci dans celle là et nouer sur ma peau l’étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres, depuis si longtemps la terre et la mer » cette impatience à jouir de la vie, à aimer, peut-être parce que la tuberculose était une menace de mort imminente pour lui.

Il apprend aussi que l’amour peut torturer et même s’il en tire des leçons, il recommencera à aimer. Il dit : « c’est bien d’avoir eu de l’amour dans sa vie, après tout, d’avoir eu une passion malheureuse, cela donne un alibi aux vagues désespoirs dont nous souffrons tous »

À un autre moment, il dira : « mon occupation principale, malgré.  les apparences a toujours été l’amour »

Après son premier mariage à 21 ans, expérience malheureuse, et quelques rencontres, il tombe amoureux de Francine Faure ( mathématicienne et pianiste) en 1937 qu’il épouse dès son divorce prononcé. Elle est resté toute sa vie son épouse et c’est elle qui l’a accompagné pour la remise du prix Nobel alors que sa liaison avec Maria Casares était connue.

Il part en France en 1942 pour soigner sa tuberculose dans un village du sud. (Chamblin sur Lignon en Haute Loire, village qui a accueilli et caché des enfants juifs). Il s’engage alors dans la résistance sous le nom d’ Albert Mathé  (Pascal Pia) et arrivé à Paris écrit dans Combat, journal clandestin. À ce moment là le débarquement des Américains en Afrique du Nord l’empêchent de rentrer puis l’occupation à Paris ne permet pas à Francine de le rejoindre.

 

En 1944 il fait la connaissance de Maria Casarès dont il tombe amoureux.

Sa femme est toujours à Alger.

Correspondance (1944-1959) avec Maria Casarès

1266 pages d’échanges au travers desquelles on voit toute la vie intellectuelle et théâtrale de l’époque et l’amour de cristal qu’ils se portent. Il lui voue aussi une grande admiration et Maria est pour lui un soutien tout au long des années.ce sont deux exilés qui se retrouvent.

Quand sa femme le rejoint à Paris à la Libération, il arrête sa relation avec MC, mais une rencontre par hasard sur le bd St Michel en 1948 remet le feu aux poudres et sa vie se partage entre les deux femmes. Francine supporte très mal cette situation et tente par deux fois de mettre fin à ses jours.

Mais Camus peut aimer plusieurs femmes en même temps. Sans doute se sent-il coupable car c’est à cette période qu’il écrit « La chute ».

Il y aura donc Catherine Sellers, encore une comédienne dont il tombe amoureux (en 1955) en la voyant jouer dans « La mouette » de Tchekov.

Puis Mette Ivers une jeune fille qui a vingt ans de moins que lui et qu’il repère au Flore.

Ces trois femmes recevront une lettre de lui après sa mort fixant un rendez-vous dans la même semaine.

Nous sommes alors le 30 décembre 1959 et il écrit à Maria Casares :

Bon, dernière lettre, juste pour te dire que j’arrive mardi, par la route, remontant avec les Gallimard lundi…à bientôt, ma superbe. Je suis si content de te revoir bientôt que je ris en t’écrivant…je t’embrasse, je te serre contre moi jusqu’à mardi, où je recommencerai.

 

Il écrit le même jour à Catherine Sellers :

Voici ma dernière lettre, ma tendre, pour te souhaiter l’année du coeur, plus une couronne de tendresse et de gloire…

Avec la famille, les enfants, les amis qui défilent, j’ai renoncé à travailler. À Paris je m’y remettrai, tant que ce livre monstrueux ne sera pas fini, il n’y aura pas de paix pour moi…

Mais pour le moment je rentre et te verrai mardi, je t’embrasse ma chérie et te bénis jusqu’à mardi.

 

La lettre adressée à Mette Ivers n’a pas été rendue publique à ma connaissance, on peut supposer qu’elle commençait ainsi :

C’est ma dernière lettre…on se retrouvera mardi mon amour…

 

4.L'engagement, le combat contre l'injustice ; le thème de la révolte.

           Que le monde soit révoltant, Camus l'avait su très tôt, non pas tant dès sa prime jeunesse ( il savait ce qu'il devait à la bourgeoisie locale qui lui avait permis de faire des études), mais plus tard, quand jeune journaliste il avait enquêté sur la condition de la population kabyle des Aurès ; quand devenu indésirable en Algérie à cause de ses positions politiques- il avait adhéré au parti communiste-, il monte à la métropole, c'est la guerre ; avec d'autres, il fonde un journal clandestin, Combat, dont il devient vite la voix principale, celle qui inspire la ligne du journal ; c'est dans ses éditoriaux qu'il affirmera une révolte constructive, à la fois intransigeante sur les valeurs humanistes et ouverte au dialogue, n'hésitant pas à se positionner à contre-

courant, comme son éditorial contre l'emploi de la bombe atomique au lendemain d'Hiroshima, quand dans le camp des vainqueurs tous s'en réjouissent.

La révolte ne va pas sans colère ni indignation, d'une certaine manière elle fait pièce avec le sentiment de l'absurde ; la pièce de théâtre intitulée « Caligula » est une parabole sur le thème de la passivité humaine ; jusqu'où les hommes sont-ils capables d'aller dans la lâcheté ? Ce n'est pas tant le comportement du tyran qui est révoltant- Caligula est un monstre de cruauté et de scélératesse- que la lâcheté de son entourage : personne ne proteste, on applaudit à ses crimes, les sénateurs acceptent sans broncher que Caligula fasse siéger son cheval au sénat comme un des leurs. Camus n'est pas loin d'approuver la conduite de Caligula: après tout, le tyran teste son entourage:si les gens ont perdu à ce point le goût de la liberté, à quoi bon se gêner avec eux ? Tout à leurs plaisirs, ils ne valent pas plus que des pourceaux à l'engrais.

Le jugement est sévère, mais c'est parce que Camus aime les hommes, et ne tolère pas leur abaissement; ce qui caractérise sa révolte, c'est l'absence de ressentiment et de haine, et c'est ce qui va le séparer des communistes et de leurs sympathisants (dont Sartre) ; il ne croit pas que la fin justifie les moyens, et il ne croit pas à la révolution précisément parce que sa fin justifie ses moyens, si affreux qu'ils soient. Il ne croit pas non plus au manichéisme de la révolution, qui divise l'humanité en deux camps, dont l'un est composé de sous-hommes à éliminer ; bref, il ne croit pas qu'une transformation de la société soit possible en sacrifiant l'humanisme. La révolte n'est-elle qu'un acte de désespoir ou peut-elle être constructive ? Camus le pense, il pense qu'on peut-être à la fois révolté et lucide, révolté et efficace, que la révolte n'est pas nécessairement impuissante, et que, quand bien même elle échouerait, cet échec vaut mieux qu'une révolution qui écrase les hommes et déshonore ses auteurs. C'est tout le débat entre lui et Sartre, un débat qui garde son actualité aujourd'hui, et qui le conduira à écrire «  L'homme révolté ».

 

5.Position de Camus dans le conflit algérien

L’Homme révolté est une plongée dans le XXIème siècle  : on ne peut pas adhérer à une cause tranquillement mais cela ne mène pas à l’immobilisme.

La révolte, c’est la mesure, la limite, mais rien n’est plus exigeant que la limite.

D’où son conflit avec Sartre qui prend une position extrême dans la guerre d’Algérie puisqu’il ira jusqu’à dire que chaque colonisé devrait tuer un colon !

Camus était conscient des inégalités et des violences produites par la colonisation. Il l’a prouvé à maintes reprises : Manifeste pour le projet Blum Violette en 1936, Articles sur la misère en Kabylie, Article sur les massacres de Sétif en 1945.

Mais parce qu’il est natif de ce pays et sans attaches familiales en France comme la majorité des français d’Algérie de cette époque, il considérait être légitime sur cette terre qu’il aimait avec tous ses sens.

On connait aussi la position de Camus contre la violence et la haine, il ne pouvait admettre les attentats aveugles. Pour lui, en aucun cas la victime ne doit devenir bourreau.

Le radicalisme est plus confortable que la nuance. La violence confortable c’est la justification que la mort était nécessaire ( la fin justifie les moyens).

Donc comme toujours, il reste sur cette ligne de crête et se fait attaquer des deux côtés.

Le 22 janvier 1956, il lance un appel pour « une trêve pour les civils ».

Il ne croit pas à une solution des confits par la violence et le terrorisme. Il croit qu’une position intermédiaire peut exister. Il dit : « j’ai mal à l’Algérie comme d’autres ont mal aux poumons »

Ce discours que prononce Camus sur la place d’Alger est accueilli par les huées des deux clans. À partir de là, Camus va se taire, incompris, profondément malheureux de constater que ces deux peuples frères vont continuer sur le chemin de la violence. Il n’aura pas vu les deux dernières années…

Un an plus tard, à Stockholm, alors qu’il reçoit le prix Nobel, il est interpellé violemment par un jeune algérien qui lui reproche de ne pas reconnaitre les indépendantistes. Et Camus prononce la fameuse phrase qui attisera la polémique : « entre ma mère et la justice, je choisis ma mère » en fait la phrase complète est : «  je me suis tu depuis un an et huit mois, ce qui ne signifie pas que j’ai cessé d’agir. J’ai été et je suis toujours partisan d’une Algérie juste où les deux populations doivent vivre en paix et dans l’égalité…j’ai toujours condamné la terreur. Je dois aussi condamner un terrorisme qui s’exerce aveuglement dans les rues d’Alger par exemple et qui peut un jour frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice »

Quarante ans plus tard Saïd Kessal, le jeune algérien de 1957, qui a lu Camus ira à Lourmarin se recueillir sur sa tombe.

 

6. Le dernier écrit de Camus de son vivant : « La chute », ou le retour de la culpabilité.

De tous les romans de Camus, « La chute » est le moins connu et le moins lu. C'est qu'on n'y reconnaît pas le Camus habituel, et que sa lecture procure un certain malaise. C'est en effet un plaidoyer pour la culpabilité, et donc un retour de la problématique du mal chère aux esprits religieux, problématique totalement étrangère aux autres écrits de Camus et à l'orientation générale de sa pensée . La trame du récit est la suivante : un brillant avocat parisien à qui tout réussit traverse un soir le pont-neuf en rentrant chez lui et croise une femme penchée sur le parapet ; quelques pas plus loin, il entend un bruit : la femme vient de se jeter à l'eau ; il hésite, puis continue son chemin. Commence alors en lui le travail de la culpabilité qui ne va plus le lâcher ; quelques temps plus tard, nous le retrouvons à Amsterdam dans un bar à matelots ; il a abandonné son métier d'avocat et s'est investi dans une fonction qu'il a inventée spécialement pour lui , celle de juge-pénitent ; cela consiste, dans ce bar où il passe désormais toutes ses soirées, à capter l'attention d'un client et à lui confesser ses fautes, à lui dévoiler méthodiquement le triste sire qu'il est derrière les apparences ; puis, dans une seconde étape et après l'avoir bien convaincu de sa propre déchéance, à amener le client à se confesser lui aussi et à avouer sa culpabilité ; et ainsi d'un client après l'autre.

La culpabilité, non de ceci ou de cela, mais comme l'étoffe dont la vie humaine est faite, est la dernière chose qu'on soit disposé à reconnaître ; la religion s'y est employée pendant des siécles, mais qu'elle revienne sous la plume de Camus, cela sonne faux , on ne comprend pas. Pourquoi Camus a-t-il écrit ce livre, c'est une question. On peut penser au remords vis-à-vis de sa femme, qui avait fait une tentative de suicide suite à ses infidélités conjugales ; on peut penser à son échec à réconcilier les algériens lors de la guerre d'Algérie ; il y a de tout cela et sans doute autre chose, dont Camus se serait probablement expliqué s'il avait vécu plus longtemps. Reste que ce retour de la culpabilité ne s'inscrit pas dans la trajectoire de l'oeuvre et en prend le contrepied, ce qui rend difficile son interprétation, et donne à la personnalité de Camus une épaisseur et une ambiguïté qui va au-delà du Camus révolté et inquiet mais solaire et amoureux de la vie des œuvres antérieures.

 

Conclusion :

Camus dépassé ou plus actuel que jamais ?

Camus est un homme de son temps, un temps d'extrême tension, marqué à la fois par l'éclosion d'une culture méditerranéenne originale en Algérie, le déclin des empires coloniaux, le combat des idéologies et la guerre mondiale. Ce temps n'est plus le notre, mais pourrait le redevenir, au moins en ce qui concerne la menace qui pèse sur le destin des hommes, notamment avec la possibilité du retour de la guerre en Europe , mais pas seulement. La position de Camus repose sur la conscience de cette menace et réclame une extrême vigilance : veiller, ne pas se laisser surprendre, ne pas se laisser capter par des leurres, et en ce qui concerne le métier d'écrivain, ne pas tourner autour du pot et aller à l'essentiel, soit au maintien de tout ce qui préserve la qualité d'homme. Dans ses livres, Camus a défini avec précision ce qu'on peut appeler une éthique pour notre temps, qui tient la corde entre déchirement et réconciliation, inquiétude et amour de la vie ; c'est la seule forme de bonheur que notre temps puisse promettre, pour peu qu'on soit tant soit peu exigeant ; et c'est en ce sens que Camus, loin d'être dépassé, est plus actuel que jamais.

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