Penser ou Philosopher ?
- cafephilotrouville
- 31 juil. 2024
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Dernière mise à jour : 11 janv.
20 Juillet 2024 Thierry Fresne
En posant le sujet de cette manière, j’ai conscience de le faire sur un mode potentiellement provocant. Mais, la philosophie se plaisant à avoir question à tout, pourquoi ne pas la mettre en question dans son rapport à la pensée elle-même ? Je vais en tout cas tenter de soutenir la thèse suivante – audacieuse, je le concède, dans le cadre d’un café philo : la pensée est liberté tandis que la philosophie tend à l’enfermement.
Pour m’abriter aussitôt de vos possibles foudres, je mettrai mon propos sous le double paratonnerre de Victor Hugo et, plus près de nous, du brillant historien et polémiste que fut Henri Guillemin.
Que nous dit Hugo ? Dans un volume de réflexions diverses intitulé Océan, il écrit : « La philosophie, ce n’est qu’une vitre, un obstacle transparent, une muraille de cristal plus dure que l’airain qui nous sépare de la vérité ».
Quant à Guillemin, il avoue, dans une interview télévisée de 1976 : « Tout ce qui est conceptuel me paraît limité. Je n’aime pas les explications rationnelles, toute architecture philosophique me paraît mauvaise ».
Ces deux protections tutélaires m’étant à présent acquises, par quoi le thème « Penser ou philosopher ? » m’a-t-il été suggéré ? Par un double constat :
- D’une part, les media ne cessent de présenter comme philosophe le moindre de leurs invités qui réfléchit. Se pose ainsi la question de savoir en quoi on mérite ou non cette appellation de philosophe ;
- D’autre part, on peut remarquer que le mot de penseur a quasiment disparu de notre époque au profit précisément du mot philosophe.
Essayons donc d’y voir un peu clair quant à ces notions.
Penser, c’est concevoir des idées. Mais c’est aussi, conformément à l’étymologie du mot (pensare), les peser, les discriminer, les évaluer. C’est enfin imaginer quelque chose, l’inventer. Cette activité de l’esprit est donc a priori très large, très libre et très ouverte.
La philosophie, elle, si l’on s’en tient à son étymologie (φιλοσοφία) aurait pu se borner à être l’amour de la sagesse, un désir de conduire sa vie en accord avec l’harmonie du cosmos, exigence fondamentale dans la Grèce qui, en Europe, l’a vue naître. La modestie feinte de Socrate déclarant que tout ce qu’il sait c’est qu’il ne sait rien est comme la trace de ce que fut cette humilité philosophique originelle. Mais il se trouve que, la philosophie étant apparue à l’heure où allait se développer dans cette Grèce la démocratie, elle n’a pas tardé à être enrôlée dans une fonction argumentative où l’enjeu n’a plus été seulement de bien conduire sa vie mais de convaincre. Elle a pris ainsi une tonalité agonistique illustrée par la lutte de Socrate contre les sophistes, puis par le combat, d’essence plus politique, de Platon dans sa République, en faveur du philosophe-roi comme seul digne selon lui de conduire les hommes, cela par l’usage du savoir de la vertu et de la raison.
D’amour de la sagesse la philosophie devint ainsi l’étude des principes et des causes, puis bientôt l’inventaire de toutes les choses connaissables, comme en témoigne l’œuvre de nature encyclopédique d’Aristote. Le pli fut alors pris consistant à accorder à la philosophie une sorte d’hégémonie sur la pensée. Ainsi, née dans la liberté des discussions de l’agora, la philosophie n’a guère tardé à s’institutionaliser : dans l’Académie de Platon, le Lycée d’Aristote, le Portique des Stoïciens, le Jardin d’Epicure, etc. Les concernant, on ne parle pas pour rien d’écoles ni de systèmes philosophiques, avec ce qu’ils induisent nécessairement de dogmatisme. Cela a eu, dans la suite des siècles, une influence décisive, tant sur l’Église, avec son enseignement dit précisément scolastique, autrement dit formaliste, que sur l’Université avec son penchant irrésistible pour une pensée académique et pour la glose prétendue savante. Et j’omets là toutes les censures exercées à chaque époque sur des théories déclarées hérétiques. Notre théâtre classique lui-même s’est cru contraint d’obéir à la règle dite des trois unités, conception héritée des prescriptions d’Aristote.
Plus préoccupants que ces raideurs contraires à la liberté comme à la créativité de l’esprit sont les décrets arbitraires selon lesquels est attribué à un auteur le titre de philosophe ou de simple penseur. Ainsi, dans ma jeunesse, Montaigne était-il considéré par l’Université avec un certain dédain comme un aimable dilettante ne méritant pas de faire partie des élus. Quant à Camus, le bien obscur pamphlétaire Jean-Jacques Brochier, proche de Gilles Deleuze, osa l’affubler dans un essai datant de 1970 du qualificatif carrément méprisant de « philosophe pour classe terminale », formule qui, hélas, a longtemps fait florès.
Gilles Deleuze lui-même, du haut de son magistère intellectuel exercé un temps sur les esprits, décréta doctement avec son complice Félix Guattari que philosopher c’est créer des concepts, ne laissant aucune chance à toute hypothèse ou pratique alternative. Depuis lors, les perroquets avides de formules ne cessent de répéter ce dogme à l’envi.
On voit ici se concrétiser la tentation de la philosophie à l’enfermement que j’ai annoncé en commençant. A vouloir tout définir, tout inventorier, tour discriminer, tout classer, elle finit en nomenclaturiste universel, éprouvant notamment un goût quasi pathologique pour les mots en isme : idéalisme, spiritualisme, matéralisme, empirisme, sensualisme, utilitarisme, positivisme, existentialisme, etc.
Au fond, à l’instar des religions, les différentes philosophies tendent irrésistiblement à enfermer les hommes dans leur lecture spécifique du monde. Elles deviennent ainsi des prisons pour l’esprit, dans lesquelles chaque système est une cellule idéologique. Oui, le vice irrépressible de la philosophie est bien de tendre à transformer les idées en idéologies. Mais le plus affligeant est que l’occupant de ces cellules consent à cette claustration avec enthousiasme, flatté qu’il est dans son incoercible penchant grégaire à appartenir. Il y éprouve la dévotion d’un apôtre au service des thèses à défendre. Il y connaît des extases intellectuelles dignes des saints et des bienheureux. Ainsi le Cartésien s’enchante de sa raison, le Kantien se contemple dans sa morale, le Sartrien s’émerveille de sa liberté ; j’irai même jusqu’à dire que le Heideggérien s’enivre de son obscurité même. Et tous prennent plaisir à s’entrecontester jusque dans l’interprétation des textes laissés comme des évangiles par leur idole. C’est ainsi que cette herméneutique sans fin, souvent accompagnée de controverses publiques spectaculaires, crée des Hégéliens de droite / des Hégeliens de gauche, des Nietzschéens de droite / des Nietzschéens de gauche, des existentialistes athées / des existentialistes chrétiens, et même des Marxiens se disant de la tendance non marxiste ! Chacun, dans une douillette autosatisfaction intellectuelle, se félicitant de sa docile affiliation.
Pour m’en référer de nouveau à ma jeunesse, il n’était alors pas de salut sans adhérer à l’un de ces mots en ismes constitués alors principalement par la triade structuralisme-marxisme-freudisme régnant sur la pensée par une sorte de totalitarisme intellectuel. Le phénomène est en fait récurrent à chaque émergence d’un philosophe de taille ou d’une idéologie majeure. Dans leur sillage, prolifèrent immanquablement des thuriféraires et des chapelles. Or les idées à la mode ne sont-elles pas les pires ennemies de la pensée ?
Face à tout cela, vive celui qui se ne voit pas qualifié du statut de philosophe mais seulement de penseur ! Il jouit de toute la liberté que concède une pensée sans dogme ni obédience. A cet égard, je trouve réconfortant que les deux auteurs statistiquement les plus cités par les orateurs à l’appui de leur discours ne soient pas des philosophes mais deux poètes à la personnalité de penseurs : Paul Valéry et Victor Hugo. Selon moi, il ne s’agit pas d’un hasard. Ce n’est pas seulement parce que, à eux deux, ils couvrent par leurs réflexions quasiment tous les sujets, c’est qu’ils proposent une saisie du monde qui n’obéit à aucun carcan fait d’intransigeante rationalité ou d’un stérilisant impératif de non contradiction. Ils vous font percevoir les choses dans une sorte d’intuition de ce qu’elles sont, sans médiation. Peut-être était-ce là le talent de la philosophie en ses débuts ; avec Héraclite par exemple dont la pensée, axée sur le devenir, s’évertuait à concilier les contraires ; ou bien encore avec Démocrite imaginant, 400 ans avant Jésus-Christ, l’existence de particules insécables, par conséquent assimilables à ce que nous savons aujourd’hui de l’atome. Descartes lui-même n’hésitera pas à vanter les mérites de l’imagination dans ses Méditations métaphysiques en écrivant : « On pourrait s’étonner que les pensées profondes se trouvent dans les écrits des poètes plutôt que des philosophes. La raison en est que les poètes écrivent par les moyens de l’enthousiasme et de la force de l’imagination ».
Avec cette notion capitale qu’est l’imagination, j’en viens à la spécificité de ce que je serais tenté d’appeler, en matière de pensée, l’idéation poétique, à savoir précisément un accès au monde sans médiation raisonneuse ni ratiocinante. La caractéristique fascinante de la poésie au sens large me semble être en effet non pas de penser mais de donner à penser, à voir ou à sentir dans une immédiateté fulgurante. Avec un Héraclite ou un Lucrèce écrivant en vers leurs traités respectifs sur la Nature, une certaine philosophie avait d’ailleurs bien compris la fonction à la fois révélatrice et persuasive de la parole poétique. Ce n’est pas non plus pour rien que les philosophes convoquent volontiers mythes, images ou métaphores à l’appui de leurs théories : la caverne chez Platon, le ciel étoilé chez Kant, la chouette de Minerve chez Hegel ou les abeilles chez Mandeville, etc. C’est que seule la poésie nous met en prise directe avec une réalité que la raison peine à traduire. Je ne saurais trouver un exemple plus convaincant que le vers puissamment suggestif de Corneille « Cette obscure clarté qui tombe des étoiles ». Aucun philosophe, écrirait-il tout un traité, ne saurait rivaliser avec la densité absolue de cet oxymore pour décrire une perception que chacun accueille instantanément comme une évidence en dépit de son paradoxe. De même ai-je entendu un astronaute témoigner que, pour traduire la sensation que lui avait procurée la vue de la Terre flottant dans l’infini de l’espace, il ne pouvait mieux dire que Paul Eluard avec son vers là aussi surprenant car paradoxal « La Terre est bleue comme une orange ».
Voilà pourquoi j’oserai avouer que, lisant quelques-unes des pages les plus sensibles de La Recherche de Proust sur la mémoire ou sur temps, je me sens bien plus en prise directe, quasi charnelle, avec ces notions qu’en m’en remettant à ce que m’en dit Bergson. Tout comme, en matière de sociologie, l’imagination d’un Balzac avec sa Comédie humaine ou d’un Zola avec ses Rougon Macquart me semble nous immerger dans une réalité sociale qu’aucun écrit analytique de sociologue ne parviendrait à nous rendre aussi palpable.
Je serai donc tenté, pour conclure, de renverser la hiérarchie formulée par Platon dans sa République, qui place à son sommet le philosophe, pour y mettre le poète, dont le privilège est d’élargir le champ de notre regard, quand le philosophe entend trop souvent le limiter à ses vues. J’ai commencé en citant Victor Hugo, je finirai avec lui, mais en convoquant cette fois à son propos Pierre Larousse qui écrivait, à l’article Contemplations de son Grand dictionnaire universel du XIXème siècle : « Si la philosophie est cette science d’école, abstraite, inintelligible, inutile, absurde, sur laquelle a pâli le front des moines de la fin du moyen-âge et qui égara leur raison (…) nous admettons que Victor Hugo n’est pas un philosophe (…). Au contraire, si la philosophie a pour but d’éclairer les esprits et de les diriger, si son privilège est de fortifier et de consoler, si elle n’est point, en un mot, une science vaine, mais la science même de la vie…notre avis à nous, c’est que Victor Hugo est philosophe depuis la première ligne de ses œuvres jusqu’à la dernière ».
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